Retour à Venise pour le défilé de la maison de la rue Cambon, sur les traces de Coco et de Visconti.
Imaginons. Jeudi soir dernier, 19 heures. Lumière poudrée sur une plage grise. Le Lido à Venise. Les cabines de bain sont occupées par la presse internationale que Chanel a fait venir du monde entier pour assister au défilé croisière 2009-2010. L’ancien top-modèle Tatiana Patiz s’avance, en robe longue blanche et marine, escortée d’un mannequin incarnant le jeune Tazio et de deux adolescentes de 14 ans. On est chez Visconti, dans un plan de Mort à Venise. En 1910. Période fétiche pour Karl Lagerfeld.
« J’aime le cinéma italien entre 1910 et 1919. À l’époque, les stars du muet, telle Francesca Bertini, crevaient l’écran. C’est l’idée de Venise qui me plaît, pas sa réalité touristique. » Virginie Viard, directrice du studio, ajoute : « La collection évoque les excentriques qui ont marqué la ville… La marquise Casati ou Peggy Guggenheim. » Lorsque Karl parle de « Tiepolo de plage », il désigne des capes en éponge noire – « en taffetas, on aurait dit du Balenciaga années 50 ». Devant les mannequins Lara Stone et Magdalena qui défilent en maillot et collants noirs sous trench de soie, Virginie Viard enchaîne : « On a joué un côté Helmut
Newton. »
Un cliché sans lieux communs
Plage du Lido, au pied de l’hôtel Excelsior donc. Le duo de violon et violoncelle appuie les notes remixées par Michel Gaubert pendant que Karl commente en voix off : « Pour moi Venise, c’est la musique baroque. » C’est aussi de la maille caressée d’or comme la mosaïque de Saint-Marc, plissée façon Fortuny – « du Fortuny qui n’aurait jamais connu Fortuny », lâche le maestro. On l’aura compris, Lagerfeld visite tous les clichés sur Venise sans jamais tomber dans la caricature. Les filles portent devant leurs yeux des loups-lunettes noires « comme au mariage de François-Henri Pinault et de Salma Hayek », ajoute KL.
Cafe-Society d’aujourd’hui. Chanel à Venise, c’est aussi le fameux rouge garance que Coco découvrit au cours de l’été 1920 en compagnie de ses amis, le couple Misia et José-Maria Sert. Depuis leur yacht, où elle essaie d’oublier la mort de Boy Capel, la grande Mademoiselle part à l’assaut des musées, du Tintoret, d’Ucello, Carpaccio, Tiepolo, le baroque, une certaine beauté décadente, l’inspiration byzantine qui deviendra un thème récurrent dans ses bijoux fantaisie. « José-Maria Sert pouvait disserter des heures sur l’emploi de la laque de garance chez Tintoret », se souviendra-t-elle.
Sur les planches de la plage du Lido, Karl fait défiler des tricornes, des pyjamas de satin (so Coco années 30 !) décorés de voilette et de dentelle noire, des teintes empruntées au Titien, des motifs tirés du futurisme transalpin… Le tout, léger comme un Bellini. Une sorte de brume fait se rejoindre la mer et le ciel, dans les tonalités de gris, comme si on ne percevait que le reflet du réel à travers un miroir de Murano. La magie de Lagerfeld et de son studio est de créer de l’élégance avec tout ce que Venise, bien ancré dans l’inconscient collectif, peut véhiculer comme pittoresque. Et pourtant, il contourne les lieux communs. Et puis, on est tout simplement bluffé par ce déploiement de moyens au moment où tout le monde crie au loup.
Bruno Pavlovsky, président des activités mode, l’affirme : « Chanel va bien. Malgré tout, nous restons prudents et humbles. Pour nous, la collection été s’est aussi bien vendue que l’an dernier et les sacs et les chaussures connaissent toujours une croissance à deux chiffres. » On se dit que la machine est insubmersible. Pourtant… « Karl tient compte de la situation. La collection comprend moins de pièces très chères. Le prix moyen est légèrement plus bas. Chanel est une valeur refuge, mais il ne suffit pas de coller un CC sur un produit pour que ça marche. Nous demeurons concentrés sur la création. » Coco affirmait que le luxe n’est pas démocratique. En tout cas, à Venise, il est sérénissime.