Débat édifiant sur Canal Algérie La bureaucratie judiciaire et les justiciables ennemis

Débat édifiant sur Canal Algérie La bureaucratie judiciaire et les justiciables ennemis
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Un constat implacable sur la justice algérienne établi par deux avocats, Me Brahimi et Me Boudiaf, dans la bonne émission «Question d’Actu» animée par Lahri sur Canal Algérie. La parole est d’abord donnée aux citoyens par un VTR – ils adorent ce mot, à la télé.

Quasi unanimité, tout le monde ou presque se plaint de notre justice. Crise de confiance ? Phénomène de rejet ? Les deux invités confirment le constat : les Algériens n’aiment bel et bien pas leur justice. Brahimi rappelle qu’en pénal, contrairement au civil, le justiciable est confronté à l’Etat. C’est donc l’Etat qu’il n’aime pas. Boudiaf situe le problème dans la formation et l’état d’esprit des magistrats.

La culture de l’indépendance y est absente. Selon lui, la justice était meilleure dans les années soixante-dix, sous Boumediene. Depuis lors, elle n’a fait que se dégrader. En 50 ans d’indépendance, il n’existe encore aucun recueil de jurisprudence qui aurait permis d’évoluer et de s’adapter à la modernité.

Brahimi réfute l’idée d’un âge d’or de la justice : les choses empirent mais n’ont jamais été bonnes. Le corps des avocats eux-mêmes n’est pas épargné. Si le justiciable n’aime pas sa justice, celle-ci le lui rend bien. Elle le perçoit comme son ennemi, c’est tout le drame et l’absurdité. Mais qu’en est-il des délais et des moyens ? relance l’animateur.

Les délais ne sont pas respectés parce que les dossiers donnés aux juges ne sont pas suffisamment instruits et donc pas prêts à être jugés. Alors, ils s’accumulent, d’autant que le magistrat ne dispose pas suffisamment d’assistance pour les maîtriser et les juger. Il en résulte une pratique abusive de la détention préventive qui aggrave la défiance du justiciable, présumé innocent, et tend à faire de lui effectivement un ennemi.

En outre, les appels et autres pourvois en cassation sont automatiques, même (et c’est le comble) lorsque le verdict rendu correspond aux souhaits du ministère public. Il suffit au magistrat, qui a peur de sa hiérarchie, de remplir un petit formulaire et le signer. De sorte que les cours d’appel sont saturées de dossiers qui traînent en longueur.

Ce sont là des maux dont souffre la justice algérienne. Brahimi explique que le mal réside en fait dans ce qu’il appelle «la bureaucratie judiciaire», dépositaire de l’innocence, qui éprouve un «sentiment d’appauvrissement» (selon le mot de Vergès) en laissant libre le justiciable considéré comme présumé coupable. Elle préfère le voir emprisonné.

Boudiaf nuance les propos en rappelant les difficultés pratiques auxquelles se heurte le magistrat : il doit statuer immédiatement sur des affaires qu’il n’a ni le temps ni les moyens d’étudier. Parfois, plus d’une centaine d’affaires lui sont ainsi soumises. Brahimi rétorque que dans la majorité des cas ces affaires sont simples et concernent des gens ordinaires. C’est bien la preuve qu’ils sont considérés comme des ennemis.

Abordant le «volet économique» de la justice, l’animateur nous apprend que le patronat n’a pu convaincre aucun chef d’entreprise à venir participer aux débats sur la justice. Par peur sans doute. Ce qui n’étonne aucun des deux invités du plateau. Boudiaf cite le cas d’une affaire en cours où son client, un chef d’entreprise, n’a pu obtenir gain de cause malgré la clarté de son dossier.

Son entreprise, qui risque la faillite, est ainsi pénalisée par le juge qui estime que les dettes dont il réclame le paiement ne sont pas suffisamment prouvées alors que la partie adverse en reconnaît le bien-fondé ! Brahimi considère qu’il faut absolument dépénaliser l’acte de gestion.

Le président Bouteflika a annoncé solennellement la décision de dépénalisation, mais la bureaucratie judiciaire en a paralysé l’application. C’est comme les recommandations de la commission Issâad (dont les deux avocats ont fait partie) qui n’ont jamais été appliquées.

On ne peut confier à un juge pénal la mission de contrôler les entreprises, estime Boudiaf. Celles-ci disposent de leurs propres instruments de contrôle, comme les commissaires aux comptes, par exemple. Un brin philosophe, Brahimi ajoute que la justice s’autorise le droit à l’erreur, puisqu’il est prévu des pourvois et des appels, mais elle le dénie à l’entreprise.

Il ne lui appartient pas de contrôler l’économie. Pour Boudiaf, la cause fondamentale de la mauvaise qualité de notre justice réside dans le code de procédure civil, pierre angulaire de la législation, et qui n’est qu’un rafistolage d’anciens textes obsolètes alors que le monde, et l’Algérie avec, a changé. Alors, faut-il surveiller les juges ?

Il existe l’inspection générale chargée de cela, mais elle est incapable de faire son travail, ne daignant se manifester que sur les dossiers «sensibles». En conclusion, la justice est dans le même état de faillite que les autres institutions. Si elle ne rend pas la justice, est-ce que le Parlement, par exemple, élabore des lois ?

Constat amer rendu par deux avocats réputés sur un plateau de télévision où le ministère n’a même pas jugé bon de répondre à l’invitation ou de s’en excuser. Un ministère qui boude une télévision d’Etat. C’est tout dire du mépris dans lequel les fonctionnaires de cette bureaucratie judiciaire tiennent ces justiciables ennemis que représente à leurs yeux l’ensemble des téléspectateurs.

Brahim Djalil