De la signification culturelle du kitsch architectural dans l’Algérie d’aujourd’hui

De la signification culturelle du kitsch architectural dans l’Algérie d’aujourd’hui

L’attribution du Premier prix d’architecture et d’urbanisme du président de la république pour 2016 au bâtiment « arabo-mauresque » de l’Ecole de la sécurité sociale à Ben Aknoun pose de nombreuses questions aux architectes et aux urbanistes algériens. Une de ces questions est celle d’une appropriation kitsch des patrimoines architecturaux algérois qui n’y voit que des formes et les détache des conditions spatiales dans lesquelles ils ont été produits.

Le premier Prix d’architecture et d’urbanisme du président de la république pour 2016 vient d’être attribué à une banalité architecturale et une anomalie urbaine voire un non-sens territorial. C’est un bâtiment destiné à l’école supérieur de la sécurité sociale, situé sur les hauteurs d’Alger, à Ben Aknoun, pas loin du Complexe olympique du 5 juillet. C’est un bâtiment seul, qui ne sert à rien du point de vue des exigences de l’urbain et du territoire. Pourtant, il est dans une ville qui grandit, qui s’urbanise à grande vitesse et, de surcroît, se veut à « la hauteur de la grande ville et métropole dans le monde », si l’on croit les ambitions affichées par les autorités de la ville[1].

Ce projet ne génère ni ville ni tissu urbain ni espace public. Il est seul. Tellement seul qu’il s’oblige à s’isoler encore davantage de son espace de pertinence par un mur de clôture. Les impératifs de sa situation territoriale, dira-t-on, ont imposé ce comportement. Situé sur une route à grande vitesse, accessible exclusivement par voiture, il se doit de se protéger !!! Le choix de son implantation est donc problématique. Il n’est pas susceptible de produire un quelconque espace urbain de qualité ou un quelconque développement territorial harmonieux digne d’une grande métropole ! Est-ce donc son architecture intrinsèque qui lui octroie valeur d’œuvre d’art ? Qu’est qu’il y a d’exceptionnel dans ce bâtiment relevant, de notre point de vue, d’une identité architecturale « kitsch », qui justifie la proclamation de son architecture par l’autorité suprême de l’Etat comme étant représentative de l’art et de l’esthétique nationale en ce 21° siècle ?

Pour répondre à cette question, et afin d’échapper à tout jugement de valeur sur le beau, nous allons essayer de construire un jugement critique opératoire, c’est-à-dire « une analyse de l’architecture (ou des arts en général), qui aurait pour objet non un relevé abstrait mais la  » projetation  » d’une direction poétique précise, anticipée dans ses structures et que révèlent des analyses historiques programmées et déformées[2] ». Cette critique représente donc le point de rencontre entre l’histoire et le projet, l’histoire de la forme architecturale et urbaine qu’on limitera à la ville d’Alger.

Le kitsch : une esthétique sans règles

Mais, d’abord, qu’est-ce que le « kitsch »? Le terme est d’origine allemande. Introduit en 1860, il serait issu du verbe allemand Verkicshen qui signifie « brader », « vendre quelque chose à la place de ce qui est demandé »[3]. Selon la définition du dictionnaire, il est une représentation du mauvais goût, celui-ci provenant de la juxtaposition d’objets hétéroclites, d’assemblages éclectiques dans une surenchère formelle.

Pour l’historienne de l’art Valérie Arrault[4], le kitsch fait l’apologie de l’esthétique sans règles. Il ressasse des formes stéréotypées du passé au motif qu’il faut plaire à tout prix et au plus grand nombre. Il autorise une soumission de l’homme aux objets prélevés dans l’histoire passée, devenu indépendants de leur sens originale et originel. C’est le même constat que fait, dans L’insoutenable légèreté de l’être, l’écrivain Milan Kundera pour qui le kitsch est la traduction de la bêtise des idées reçues dans le langage de la beauté et de l’émotion.

Nous proposons, pour ce qui nous concerne, une interprétation des objets architecturaux dans leur structure complexe et non dans leur pure apparence visuelle. Pour cela, seul un regard sur le territoire et son histoire offre à la production architecturale et urbaine un horizon de stabilité et de valeurs.

Histoire et territoire : valeur et signification de l’architecture à Alger

La valeur architecturale d’un bâtiment et sa signification se mesurent par sa sémantique et sa syntaxe, c’est-à-dire par le sens qu’il développe à l’intérieur d’une structure urbaine et territoriale. Ces notions, empruntées à la linguistique[5] et applicables à l’architecture[6], ne sont pas des données a priori et invariables. Elles sont le produit d’une construction mentale et intellectuelle, donc variables, liées aux conditions sociales et culturelles des différents moments de l’histoire.

Il y a trois grandes étapes historiques à travers lesquelles chaque forme architecturale algéroise trouve sa signification.

1. Il y a d’abord l’héritage médiéval qu’on retrouve encore dans la Casbah. La maison à patio, type architectural avec des variantes, entretient, au niveau syntaxique, un rapport très étroit à son territoire immédiat : la parcelle et son tissu. Il y a un rapport dialectique et organique entre la délimitation territoriale et le bâti[7]. La régularité systématique de l’espace central creux, qui entraîne des déformations et des irrégularités absorbées par les salles périphériques et les limites de sa parcelle, est un facteur de l’organicité. C’est ici que cette architecture trouve sa valeur et signification et nulle part ailleurs.

L’intervention dans la structure de la Casbah dans la première moitié du 19° siècle bouleverse et modifie les significations en conférant à l’espace urbain une nouvelle valeur d’ordre rationnel. Il perd dans l’organicité. La maison Dar Aziza, située à la place des Martyres, est le témoin le plus tangible de cette organicité perdue. Destinée à la destruction suite aux travaux d’aménagement de cette partie de la ville puis maintenue, elle est devenue orpheline de son tissu qui l’a vu naître. Elle a perdu toute sa valeur syntaxique. Elle garde, cependant, toute sa valeur sémantique. Les deux bâtiments qui lui font face, la mosquée Ketchaoua et Dar Mustapha Bacha, s’adaptent avec plus de réussite à la nouvelle structure du 19° siècle en s’alignant sur le nouvel espace public et en prenant des façades néoclassiques et symétriques, avec un grain d’orientalisme. L’espace dégagé qui devrait servir de place selon la syntaxe urbaine du 19° siècle annonce le nouvel espace, un nouveau paradigme et de nouvelles significations urbaines et architecturales.

2. La deuxième étape dans l’histoire urbaine algéroise émerge en cette moitié du 19° siècle, introduite dans les conditions de colonisation que l’on connaît avec leur lot de violence et de destruction. La nouvelle signification est dans la forme que prend la structure de la ville où la délimitation du territoire (la parcelle) l’emporte sur le bâti. La ville s’organise désormais selon les lois de la perspective[8]. Elle est soumise à la domination de la façade qui détermine les lignes de la perspective et la fuite des parallèles, c’est à dire les rues. Le front de mer de la ville d’Alger (les rues Zighout Youssef et Che Guevara) en donne la mesure. Cette rigueur syntaxique est, cependant, accompagnée d’un éclectisme sémantique. Elle absorbe différentes architectures et différents styles sans perturber la durabilité de la structure. C’est le cas de la Wilaya d’Alger, néo-mauresque, qui côtoie l’art-déco du siège de l’APN en s’intégrant parfaitement dans la rigueur néo-classique du boulevard. C’est le cas aussi de la rue Ben M’hidi qui s’achève à la Grande Poste. Celle-ci donne toute sa plénitude à la ville du 19° siècle dans l’articulation qu’elle réalise entre la rue Ben M’hidi, le boulevard Khemisti et la rue Didouche Mourad ! Même avec l’actuel changement de fonction (musée), cet édifice garde toute sa signification urbaine et architecturale.

C’est une syntaxe urbaine qui accepte aussi de nouveaux projets, avec de nouvelles sémantiques, tels que le bâtiment appelé « L’Historial » de l’architecte Larbi Marhoum, au 18, rue Ben M’hidi, ou encore, le bâtiment « moderne » qui abrite le siège des Impôts de la ville d’Alger sis au 19, boulevard Zighout Youssef, entre le siège de la wilaya et le siège de l’APN. Sa double exposition de façades sans hiérarchie, ses lignes épurées, l’absence d’une entrée principale, sa dissymétrie et la lâcheté de son rapport à la rue, notamment le boulevard du front de mer : autant d’éléments qui expriment les nouvelles significations portées par l’architecture « moderne » du 20° siècle dans une autre syntaxe.

3. Le paradoxe qu’entretient ce dernier exemple avec la structure du 19° siècle exprime toute l’ampleur de ambiguïté qu’introduit l’architecture du 20° siècle dans le territoire algérois. C’est l’architecture dite « moderne ». C’est l’espace où les lignes d’horizon et la vue en profondeur perspective disparaissent. Ce phénomène est introduit sur le plan artistique par le cubisme de Picasso et la peinture d’Issiakhem ou dans celle de Mondrian (que l’architecte Larbi Marhoum nous rappelle, avec une certaine fantaisie, dans sa bibliothèque de Télemly).

Ce nouvel espace urbain est caractérisé par le fait que l’architecture devient un objet isolé, dans un espace homogène qui permet de tourner autour, visible de toute part. L’immeuble tour, dont l’architecte allemand du Bauhaus, Mies van der Rohe, a dessiné le prototype, la barre de Le Corbusier que traduit l’ostentatoire Aéro-habitat de Télemly, sont situés dans un espace où l’on peut tourner autour. C’est un objet qui n’a plus de face privilégiée, plus de façade, et sans façade, pas de rue. La rue est renvoyé à l’intérieur du bâtiment dans « l’Aéro-habitat »; elle sillonne les bâtiments à l’intérieur de la cité La Concorde de Birmandreis.

Ces architectures modernes ont cultivé l’abstraction de la forme en cherchant des significations dans un rapport exceptionnel au territoire. Ce sont les bâtiments perpendiculaires aux courbes de niveaux, marque de fabrique d’une certaine modernité algéroise. De leur côté, les architectes G. Haning et P. Dalloz ont poussé cette abstraction jusqu’à inventer ce qu’ils appellent « la trame d’Alger », croyant trouver dans l’image stéréotypée de la baie d’Alger en forme de croissant un sens géométrique sous la forme d’une équerre de prés de dix kilomètres sur cinq kilomètres. Cette idée de rapport possible entre la géométrie et le site devait déboucher sur une méthode de composition urbaine dont le quartier des Annassers, sur les hauteurs de Kouba, allait constituer le premier test[9].

L’architecture contemporaine ou l’identité kitsch

Ne possédant pas la clé de lecture pour une interprétation juste et dialectique de toute cette charge « périlleuse » transmise à la culture du 21° siècle par l’histoire de l’architecture et du territoire de la ville d’Alger, la production culturelle et urbaine « postmoderne[10] » pèche par la recherche de formes hybrides où se mêlent des styles, des mots et des vocabulaires avec absence de règles communes et de codes significatifs.

Si l’absence de codes significatifs au niveau esthétique peut être interprétée comme l’expression d’une attitude incertaine de la société vis-à-vis de l’histoire, il faudrait, cependant, remarquer qu’en architecture, l’efficacité d’une œuvre et sa signification se mesurent, en dernière instance, dans le rapport qu’elle entretient avec son territoire immédiat et sa capacité à générer des espaces urbains de qualité environnementale et fonctionnels.

Or sur ce plan, la principale production de ces dernières années souffre d’absence de clairvoyance. Ni la Faculté de droit de Saïd Hamdine, ni ka Faculté de médecine de Châteauneuf, à El Biar, ni le ministère des Affaires étrangères sur le plateau des Anassers, et encore moins la nouvelle Mosquée d’Alger ou l’Opéra d’Ouled Fayet, tous considérés comme « projets structurants », n’ont généré de nouvelles centralités ou des urbanités dont la ville d’Alger a tant besoin.

Mais au même moment, et paradoxalement, on assiste à l’émergence de nouvelle centralités d’une manière spontanée, à la limite du bricolage, à Draria et à Sidi Yahia, sans projets structurants. On assiste aussi à l’éruption d’architectures d’envergure se juxtaposant arbitrairement sans urbanité à Bab Ezzouar. Ce vide syntaxique est comblé par une juxtaposition d’objets hétéroclites, d’assemblages éclectiques dans une surenchère formelle à l’échelle du bâtiment, un « bric-et-broc » architectonique kitsch où s’enchevêtrent des baies vitrées et des arcs « mauresques »!

Est-ce que le projet primé par la Présidence émerge par une quelconque grandiloquence architecturale qui comblerait ce vide sémantique et syntaxique ? Il reprend, dans sa forme et son organisation, une géométrie du 19° siècle sans la syntaxe qui lui donnerait une signification. Il se veut « arabo-mauresque » sans la sémantique « mauresque » qu’on a vue à la Casbah. Il s’isole sans l’abstraction des modernes ! Il est kitsch.

En conclusion…

La tentative d’aborder cette problématique architecturale sous le signe de la linguistique trouve son explication dans la situation historique actuelle de la société algérienne. On recherche ce que l’on a perdu à travers des formes portées par les langages tels que la langue mais aussi l’architecture ou encore l’art culinaire voire vestimentaire.

De ce point de vue, la production architecturale a besoin d’instruments de lecture, au même titre que la production linguistique, littéraire, etc., clés à même de révéler ce qui se cache derrière les conventions et les poétiques figuratives. C’est ce qui conditionne inconsciemment l’activité des architectes et qui constitue aujourd’hui la tâche objective de l’architecture et de l’urbanisme. Sans cela, la production urbaine et architecturale sera, dans les meilleurs des cas, porteuse de messages inutiles, simplement rhétoriques ou décoratifs.