À l’occasion du 68e anniversaire des massacres du 8 Mai 1945, l’historien est non seulement revenu sur cette page douloureuse de l’histoire nationale mais surtout sur les difficultés à l’écrire…
Pour l’invité du Forum de Liberté, le 8 Mai 45 n’est pas un événement fortuit. Les prémices et les signes avant-coureurs à son avènement remontent, selon lui, à juillet 1830 avec la colonisation française. De son point de vue, le 8 Mai 45 n’est donc qu’un maillon d’une longue chaîne de résistance.
Il prendra notamment l’exemple de la répression de l’insurrection d’El-Mokrani que le sinistre général Duval voulait “profonde, durable et brutale” qui, d’après lui, laissera de profondes séquelles. “Rien n’est gratuit, ni fortuit en histoire. En l’absence d’étude exhaustive, la mémoire collective transmise entre les générations nous permet de conclure que ce sont ces mêmes lieux et communautés qui seront plus tard les foyers de la résistance nationale, que ce soit en 1945 ou en 1954.” Et de s’interroger : “Y a-t-il un livre ou une cartographie qui fasse le recensement de ces lieux de mémoire ? Pas à ma connaissance !” Pour l’historien, il y a, en la matière, incontestablement “une étude à faire”. Ainsi, il est plus que temps, selon lui, d’interroger les mémoires vives dans ces territoires. “Même en retournant un caillou, on peut apprendre des choses.” Pour ce professeur de rang magistral, le bilan des massacres du 8 Mai 1945, un sujet à controverses s’il en est, est toujours difficile à établir. Pour lui, le chiffre de 45 000 morts est non seulement discuté mais aussi “discutable”. Il en veut pour preuve l’absence d’études spécifiques et fines, comme cela a été fait par Jean-Luc Einaudi sur les évènements du 17 Octobre 1961. “En histoire, il n’y a pas de vérité absolue. Le 8 Mai 45 étant une date symbolique et comme il est interdit en Algérie de toucher aux symboles, on a, peut-être, peur, selon moi, de tomber en deçà des 45 000 morts”, suspecte Daho Djerbal. C’est un peu comme les “1 500 000 martyrs de la Révolution algérienne” qui est devenu un slogan, une évidence qui n’a jamais été vérifiée. “Bien sûr, au-delà des chiffres, il y a aussi la manière dont ils sont morts”, reconnaît néanmoins l’historien. “Ce n’était pas un combat qui visait à réduire des combattants mais une répression sanglante qui voulait écraser les résistances les unes après les autres, un massacre qui n’avait aucune justification morale ni judiciaire.” Bref rappel des faits : alors que l’on fêtait en Europe la fin de la Seconde Guerre mondiale et la victoire des Alliés, des dizaines de milliers d’Algériens étaient “exterminés”. On retient que les Algériens avaient voulu faire rappeler, de manière pacifique, leur contribution à cette libération et réitérer, par la même occasion, leur désir de libération à eux. Les massacres qui s’ensuivront serviront, par la suite, à “catalyser” toutes les forces du mouvement nationaliste et à enclencher également la prise de conscience politique chez de milliers de jeunes Algériens, marqués, du reste, à jamais par la sauvagerie de l’ordre colonial. La nécessité de la lutte armée deviendra dès lors peu à peu inéluctable. Dans tous les cas de figure, le dénombrement des victimes du 8 Mai 1945 revient d’abord, pour Daho Djerbal, à l’Université algérienne qui doit le produire sur la base d’un travail systématique et donner à la fin un chiffre officiel fiable. “Il faut faire un travail d’inventaire et d’enquête historique que seule l’institution universitaire publique peut faire. Hélas l’histoire officielle s’écrit ailleurs que dans l’université…” Mais comment alors les historiens algériens peuvent-ils travailler dans ces conditions ?
Les mémoires de Bentobbal mises sous séquestre
À ce sujet, l’invité du forum de Liberté fera un état des lieux plutôt désespérant : “Concernant les difficultés d’écrire l’histoire en Algérie, j’en ai des histoires à écrire mais je ne peux le faire maintenant…”, dévoile-t-il, pour sa part. Plus explicite encore, il révélera que les historiens algériens ne peuvent plus se suffire du seul “regard étranger”. “On ne peut écrire, à l’heure actuelle, l’histoire du 8 Mai 1945 qu’à travers les écrits et les rapports des administrateurs civils ou des commandants des unités militaires français. Ce serait faire alors comme les peintres orientalistes qui prétendaient rendre compte de notre esthétique…”. Mais quid des ressources archivistiques nationales ? Daho Djerbal passera, ainsi, en revue les conditions draconiennes pour l’accès aux archives nationales. “Essayez vous-mêmes en tant que journalistes d’avoir accès à un quelconque document et vous serez édifiés !” a-t-il mis au défi son auditoire. L’enseignant universitaire racontera alors le parcours de ces jeunes chercheurs qui viennent parfois de l’intérieur du pays pour consulter les archives dites “nationales”. Il révélera que ces derniers doivent se prémunir au préalable d’une autorisation personnelle du directeur. Ce qui ne les exonère pas d’être perçus par la suite comme de véritables “intrus”, sinon comme des “individus malfaisants”. “Généralement, ils repartent ruinés financièrement et moralement”, regrette-t-il.
Pourtant, d’après lui, partout dans le monde, un simple citoyen a droit à l’accès aux archives. Pour illustrer son propos, l’historien citera l’exemple du réalisateur de la Télévision algérienne, Saïd Oulmi, qui a pu s’introduire dans le cœur même des archives françaises en se rendant notamment en Nouvelle-Calédonie, à Aix-en-Provence, ou encore à Vincennes pour produire ses documentaires sur l’histoire.
À l’entendre, l’écriture de l’histoire de l’Algérie pâtit surtout, chez nous, d’un grave “blocage politique” alors que le rôle de l’historien consiste à poser des questions et à émettre des hypothèses. “Et pourtant, les archives nationales, qui ne sont pas une propriété privée de l’État, relèvent bien du domaine public”, s’indigne-t-il. Daho Djerbal déclinera, en outre, à titre “anecdotique” quelques cas de ces nombreuses “réticences” : “Actuellement, par exemple, je n’ai pas le droit de présenter à l’université mon dernier livre sur la Fédération de France et notamment sur ce fait historique, unique dans les annales, lorsque pour la première fois de l’histoire, des colonisés ont réussi à porter la guerre sur le sol même du colonisateur.” Une censure qui ne dit pas son nom. Interrogé, par ailleurs, sur “l’énigme” des mémoires de Lakhdar Bentobbal qui tardent à voir le jour et pour lesquelles Daho Djerbal a été partie prenante, il révélera que ce document a été “mis sous séquestre”. Par qui ? “Je ne sais pas”, a-t-il répondu en précisant qu’il avait un contrat moral avec le défunt qui, vers la fin de sa vie n’était plus en mesure de “décider” à cause d’une maladie handicapante et dégénérescente. “Vingt ans après sa mort, son fils aîné, qui est son héritier légataire, s’est présenté à moi pour me demander de renoncer aux droits d’auteur. Chose que j’ai accepté car de mon point de vue, j’ai obtenu beaucoup mieux que n’importe quelle rémunération. Cela fait maintenant trois ans qu’il ne m’a plus donné de ses nouvelles.” Pourtant, pour Daho Djerbal, “l’histoire n’est pas un tribunal”. Il racontera à ce sujet une anecdote symptomatique de cette “peur” de la vérité : “Lorsque le directeur de la Sned de l’époque nous avait opposé une condition, à savoir mettre des initiales au lieu des noms, feu Bentobbal lui a alors rétorqué que l’histoire ne s’écrit pas à coups de gommes. Il faut mettre des noms sur les acteurs quels qu’ils soient !” Il faut dire qu’en matière de censure, Daho Djerbal en connaît un bout… Sa revue Naqd, spécialisée dans la “critique sociale”, est quasiment interdite dans les universités et bibliothèques algériennes alors que les plus prestigieuses universités dans le monde, à l’image de Harvard ou encore Oxford, y sont régulièrement abonnées. Son but est, selon son directeur, de “déconstruire les logiques de pouvoir, les logiques de prédation, les logiques du savoir officiel et enfin mettre en garde les dangers qui guettent actuellement ce qui reste de la souveraineté nationale”.
M C L
Bio-express
Né le 6 janvier 1946 à Oran, Daho Djerbal est titulaire d’un DES en histoire contemporaine et d’un doctorat obtenu à l’Université de Paris VII-Jussieu. Maître de conférences à l’Université d’Alger et professeur-invité dans plusieurs universités européennes et américaines, Daho Djerbal a reçu son habilitation à la direction de recherche en 2006. Il est, depuis 1991, directeur de la revue Naqd.