Cynisme pétrolier, Le Monde arabe dans la tourmente

Cynisme pétrolier, Le Monde arabe dans la tourmente

«Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu.» Voltaire

Voilà comment, avec une phrase pareille d’un père fondateur du «siècle des Lumières» on dénie aux peuples toute velléité de participer à leur destin. En l’occurrence, dans les pays des bien-pensants, on commence à trouver que cela commence à faire désordre. Ces révolutions arabes dérangent le consensus occidental. Même Hubert Védrine, d’habitude perspicace, ne donne pas cher de ces révolutions. Il écrit: «Les techniques démocratiques sont une chose, la culture démocratique en est une autre.» En clair, c’est un feu de paille dont le rayon d’action n’est pas important.

Depuis environ deux mois, en effet, les pays occidentaux observent avec anxiété les convulsions de la révolte des jeunes Arabes. On le répète à satiété que l’on n’a rien vu venir de cette lame de fond qui était imprévisible. Bercé par l’illusion que les tyrans arabes en place «tiennent» les foules, que les partis d’opposition d’opérette ont été dimensionnés pour s’agiter sur commande et enfin, que commerce florissant des armes contre le pétrole -il n’est que de voir la vente pour plus de 100 milliards de dollars d’armes aux potentats du Golfe par les Etats-Unis – l’Occident continuait à vaquer à ses affaires avec la certitude que le Monde arabe s’était installé, définitivement, dans les temps morts. En fait, ce qui intéresse les pays occidentaux c’est: est-ce que le pétrole continuera à couler à flots à un prix dérisoire

Nouveau choc pétrolier

«Les évènements en Libye, écrit Pierre Terzian, directeur de «Pétrostratégies» ont, en toute logique, entraîné une forte instabilité des prix du pétrole. L’or noir représente 95% des exportations du pays. Envoyé à 80% vers les pays européens, le pétrole libyen représente aussi un tiers de la consommation italienne. Faut-il craindre d’importantes conséquences de part et d’autre de la Méditerranée? Il est vrai que la situation est sérieuse. Les marchés ont observé une légère accalmie en fin de semaine dernière sur la flambée des prix du pétrole, mais il y a tout de même eu une augmentation de dix dollars en une semaine! Le cours avait presque atteint 120 dollars (prix du baril de Brent à Londres, Ndlr) avant de retomber à 112. Donc, les événements en Libye, qui ont un impact direct sur la production et l’exportation de brut, sont évidemment suivis de très près par les marchés. Il y a les Saoudiens, qui ont dit en substance: «Nous sommes prêts à vendre tout le pétrole en fonction des demandes.» Or on ne connaît pas encore le volume de pétrole qu’ils ont commencé à pomper pour compenser la perte libyenne. Tout dépend évidemment de l’évolution des événements en Libye.

Dans tous les cas, un recours au brut saoudien aura pour conséquence le reflux des prix du brut, en attendant que la transition se fasse. Le marché restera hésitant, les prix pourront varier d’heure en heure. L’Italie est évidemment le grand pays d’Europe le plus exposé. Un tiers de ses besoins sont fournis par la Libye. Quel que soit le pouvoir en place en Libye demain, le retour à une situation normale sur le plan de la production pétrolière sera la priorité absolue.»(1)

On le voit, le spectre d’un nouveau choc pétrolier est sur toutes les lèvres. Dans le journal Le Monde on lit: «Pour les pays consommateurs de pétrole, le risque apocalyptique d’une rupture d’approvisionnement semble pour l’instant écarté. Après la Tunisie, l’Egypte, la Libye…l’effet domino paraît épargner l’Arabie Saoudite, qui concentre le tiers des réserves pétrolières mondiales. Le roi Abdallah d’Arabie Saoudite, en convalescence au Maroc depuis trois mois, est rentré dans son pays mercredi 23 février.

Il avait les bras chargés de cadeaux: une hausse de salaire de 15% pour les fonctionnaires, des grâces pour les emprisonnés pour dette, plus des aides aux étudiants et aux chômeurs. Soit 135 milliards de rials (26,1 milliards d’euros) de dépenses supplémentaires. Un plan de modernisation de 300 milliards d’euros – pour une population de 26,2 millions d’habitants – est prévu d’ici à 2014 pour améliorer l’éducation, la santé, les infrastructures…La révolte chiite qui gronde à Bahrein, aux portes de l’Arabie Saoudite, depuis le 14 février peut réveiller les tensions entre certains courants durs du sunnisme et la minorité chiite saoudienne. Celle-ci représente entre 10% et 15% de la population totale, et elle est concentrée à plus de 75% dans les zones pétrolières du pays. «Le problème de l’emploi des jeunes diplômés est un défi majeur pour le Monde arabe.

D’autant que c’est à 25 ans que l’on fait la révolution», analyse Denis Bauchard, conseiller spécial à l’Institut français des relations internationales (Ifri). Le prince milliardaire, Talal Bin Abdul Aziz, dans un entretien accordé le 17 février à la BBC en arabe, estimait qu’ «à moins que les problèmes auxquels l’Arabie Saoudite est confrontée soient résolus, ce qui arrive et continue d’arriver dans certains pays arabes, y compris Bahreïn, peut s’étendre en Arabie Saoudite et de manière pire encore».

Le journaliste du Monde énumère ensuite les chocs pétroliers qu’a subis ce malheureux Occident de par la faute des Arabes. «Après la crise de Suez de 1956-1957, la guerre du Kippour de 1973-1974, la révolution iranienne de 1978-1979, la guerre Iran-Irak démarrée en 1980, la première guerre du Golfe en 1990-1991, et l’envolée de 2007-2008, voici venir – pour peu que les troubles se maintiennent et que les transitions dans le Monde arabe soient longues à se mettre en place – le septième choc pétrolier lié à la révolte de la rue arabe. Sous le coup de la crise en Libye, le prix du baril de Brent flirtait avec les 120 dollars (87,20 euros).

Mais si la situation se prolonge, les pays de l’Union européenne aux prises avec une croissance anémique courent un risque de récession. «Une hausse du prix de 80 à 150 dollars réduirait le produit intérieur brut (PIB) français d’un ou deux points», estimait le Conseil d’analyse économique (CAE) dans une étude intitulée «Effet d’un prix du pétrole élevé et volatil» publiée en 2010.

Ce qui signifie que la croissance plongerait sous zéro. Aux Etats-Unis, la Réserve fédérale (Fed) vient de calculer qu’une hausse de 10 dollars par baril réduira le PIB d’un cinquième de point. L’économiste américain Nouriel Roubini rappelait le 23 février que les chocs pétroliers ont été à l’origine de trois grandes récessions dans les pays développés».

Les prix des aliments ont triplé

Nous remarquerons au passage qu’en Occident on ne parle pas de contre-chocs pétroliers. A titre d’exemple, quand le prix du pétrole a chuté à moins de 10$ en 1986, cela a valu à l’Algérie les émeutes de 1988.

On le voit, les pays occidentaux ne veulent surtout pas diminuer leur addiction au pétrole. Faut-il le rappeler, les Américains c’est 8 tonnes de pétrole par habitant et par an (tep). En Europe c’est 4 tep, en Chine c’est 1 tep, et en Afrique (Sahel) 0,15 tep. Un Sahélien consomme en une année, ce que consomme un Américain en une semaine! Où est la morale? L’addiction au pétrole n’est pas près de s’estomper, changement climatique ou pas, déclin inexorable du pétrole, le peak oil aurait été dépassé en 2006 d’après l’AIE, rien n’y fait, les pays industrialsiés tiennent et leur confort même si leur taux de dépendance au pétrole devient de plus en plus important. D’après Eurostat, le taux de dépendance énergétique de l’Union européenne est passé de 45% en 1997 à 55% en 2008! On pense que le Japon est plus vulnérable et dans tous les cas de figure à 2030, ce sera pire, la dépendance occidentale dépassera les 75%. Fidel Castro, avec sa perspicacité coutumière, écrit à propos du cynisme occidental: «Alors que la Libye est en proie à la guerre civile, les puissances occidentales et leurs médias dénoncent les violences et se préparent à une «intervention humanitaire».

Bien sûr, observe Fidel Castro, cette intervention n’aurait d’humanitaire que le prétexte, les puissances impérialistes s’apprêtent simplement à utiliser une situation qui leur échappe et à protéger leur mode d’exploitation de la région. La politique de pillage imposée par les États-Unis et leurs alliés de l’Otan au Proche-Orient est entrée en crise. Et cette crise est due, forcément, à la hausse des cours des céréales dont les retombées ont été plus fortes dans les pays arabes où la rareté de l’eau, les zones désertiques et la pauvreté du peuple généralisée contrastent avec les revenus très élevés des secteurs privilégiés liés aux énormes ressources pétrolières.

Alors que les prix des aliments ont triplé, les fortunes immobilières et les trésors de la minorité aristocratique se chiffrent à des billions de dollars. Le Monde arabe, de culture et de religion majoritairement musulmanes, s’est en plus senti humilié par la mise en place, à feu et à sang, d’un État qui n’a respecté aucune des obligations élémentaires ayant présidé à sa création dans le cadre de l’ordre colonial.

(…) Le complexe militaro-industriel étatsunien a livré des dizaines de milliards de dollars tous les ans à Israël et même aux États arabes que celui-ci soumettait et humiliait. Le génie s’est échappé de la bouteille, et l’Otan ne sait pas comment le contrôler. Il va s’efforcer de tirer le plus gros profit des regrettables événements libyens. Nul n’est capable de savoir actuellement ce qu’il se passe dans ce pays. L’Empire a fait publier par ses médias toutes sortes de chiffres et de versions, jusqu’aux plus saugrenus, afin de semer le chaos et la désinformation.»

«De toute évidence, une guerre civile se déroule en Libye. Pourquoi et comment a-t-elle éclaté? Qui en paiera les conséquences? L’agence Reuters, se faisant l’écho d’une banque japonaise bien connue, la Nomura, a signalé que les cours du pétrole pourraient battre tous les records: ««Si la Libye et l’Algérie arrêtaient leur production pétrolière, les cours pourraient dépasser 220 dollars le baril, et l’Opep verrait réduite sa capacité inutilisée à 2,1 millions de barils par jour, similaire aux niveaux de la guerre du Golfe et au record de 147 dollars le baril établi en 2008», a affirmé la banque dans une note.»

«Les principaux leaders de l’Otan jubilent. Le Premier ministre britannique, David Cameron – selon Ansa – «…a admis dans un discours au Koweït que les pays occidentaux avaient fait erreur d’avoir soutenu des gouvernements non démocratiques dans le Monde arabe.» Félicitons-le du moins pour sa franchise. Selon Hillary Clinton, le «bain de sang» est «absolument inacceptable» et «doit cesser». Pour Ban Ki-moon, «le recours à la violence dans ce pays est absolument inacceptable…le Conseil de sécurité agira en accord avec les décisions de la communauté internationale…nous envisageons une série de variantes.»

En fait, ce qu’attend Ban Ki-moon, c’est qu’Obama dise le dernier mot. Les médias de l’Empire ont préparé le terrain en vue d’une action. Une intervention militaire en Libye n’aurait rien de surprenant, ce qui garantirait par ailleurs à l’Europe les presque deux millions de barils par jour de pétrole léger qu’elle importe, si des événements qui mettraient fin au leadership ou à la vie d’El Gueddafi n’intervenaient pas avant. (…) Comment réagira le Monde arabe et musulman si une telle équipée faisait couler à flots le sang libyen? La vague révolutionnaire déclenchée en Égypte freinera-t-elle une intervention de l’Otan en Libye? L’invasion de l’Iraq déclenchée par Bush sous de faux prétexte – mission remplie! s’était-il exclamé – a coûté la vie à plus d’un million d’Arabes innocents. Nul dans le monde n’acceptera jamais la mort de civils innocents, en Libye ou ailleurs. Je me demande: les États-Unis et l’Otan appliqueront-ils un jour ce même principe aux civils désarmés que leurs drones et leurs soldats tuent tous les jours en Afghanistan et au Pakistan? C’est vraiment la danse macabre du cynisme!»

Transition ordonnée et pacifique

A examiner de plus près le panorama des tensions dans les pays pétroliers. On s’aperçoit que le Monde arabe n’est pas la seule région du monde instable. D’autres zones, elles aussi productrices de pétrole, connaissent des tensions qui sont à des degrés divers entretenues. Manlio Dinucci nous informe des luttes sourdes pour l’accaparement du pétrole et note que la Chine risque d’être perdante. Ecoutons-le: «(…)Pékin s’est dit extrêmement préoccupée par les développements en Libye et a «souhaité un rapide retour à la stabilité et à la normalité». La raison en est claire: le commerce sino-libyen est en forte croissance (d’environ 30% rien qu’en 2010), mais à présent la Chine voit mise en jeu toute l’assise de ses rapports économiques avec la Libye, de qui elle importe des quantités croissantes de pétrole. Position analogue à Moscou. Et de signe diamétralement opposé, par contre, celle de Washington: le président Obama, qui, face à la crise égyptienne, avait minimisé la répression déchaînée par Moubarak et fait pression pour une «transition ordonnée et pacifique», condamne sans moyens termes le gouvernement libyen. Le message est clair: la possibilité existe d’une intervention militaire USA/Otan en Libye, formellement pour arrêter le bain de sang. Tout aussi claires les raisons réelles: El Gueddafi renversé, les Etats-Unis pourraient renverser tout le cadre des rapports économiques de la Libye, en ouvrant la voie à leurs multinationales, jusqu’ici exclues de l’exploitation des réserves énergétiques libyennes. Les Etats-Unis pourraient ainsi contrôler le robinet énergétique, dont dépend une grande partie de l’Europe et où s’approvisionne aussi la Chine. Ceci advient dans le grand jeu de la répartition des ressources africaines, qui voit s’amplifier le bras de fer surtout entre Chine et Etats-Unis.

Les Etats-Unis, qui ne sont pas compétitifs sur ce plan, s’appuient sur les forces armées des principaux pays africains, qu’ils entraînent à travers le Commandement Africa (AfriCom), leur principal instrument de pénétration dans le continent. Maintenant, entre en jeu aussi l’Otan qui est sur le point de conclure un traité de partenariat militaire avec l’Union africaine, dont sont membres 53 pays. Le quartier général du partenariat Otan-Union africaine est déjà en construction à Addis Abéba: une structure très moderne, financée avec 27 millions d’euros par l’Allemagne, et baptisée «Edifice de la paix et de la sécurité».(4)

Pour nous, le Monde arabe ne réagira pas, car ces révoltes populaires ne sont pas coordonnées, et il est faux de parler de Monde arabe, car la boîte de Pandore ouverte risque de déboucher plutôt sur la partition des pays dits arabes. Nous l’avons vu avec la démocratie aéroportée en Irak, la partition du Soudan lors d’un référendum imposé à El Bechir. On parle déjà de Cyrénaïque rebelle, de particularisme amazigh dans tout le Maghreb jusqu’au Djebel Nefouça en Libye et à Siwaa en Egypte. Avec un rare cynisme, dans les pays occidentaux, on regrette le temps des colonies. Ce qui intéresse l’Occident, ce n’est certainement pas le bonheur des masses arabes mais le pétrole et là, tous les coups sont permis. Ainsi va le Monde.