Cuba : la fin annoncée

Cuba : la fin annoncée

Un consensus s’est peu à peu formé à Washington pour lever quarante-sept ans de sanctions commerciales contre le régime castriste.

Reliquat du passé et de la guerre froide, l’embargo américain contre Cuba, instauré en février 1962 par un ordre exécutif du président Kennedy, n’en a plus pour très longtemps. Fustigé par l’Église catholique, condamné à l’assemblée générale des Nations unies par l’ensemble des pays du monde (à l’exception des États-Unis et d’Israël), le blocus commercial contre cette île de 11 millions d’habitants misérables est de plus en plus critiqué au sein même des cercles du pouvoir à Washington. «Il y a des lustres que sa pertinence diplomatique a disparu. Mais même sa raison d’être en politique intérieure américaine n’existe plus vraiment aujourd’hui», explique un ancien conseiller spécial du président Clinton pour l’Amérique latine.

Lorsque Barack Obama se rendit en tournée électorale en Floride, où vivent plus d’un million et demi de Cubano-Américains anticastristes, il promit qu’il assouplirait le régime de sanctions s’appliquant à Cuba et affirma qu’il serait prêt à rencontrer Raul Castro sans conditions préalables. La Floride, où la jeunesse cubano-américaine a compris que la politique de l’embargo avait plus renforcé qu’affaibli le régime castriste, vota pour Obama à plus de 52 %.

Lundi, le porte-parole de la Maison-Blanche a annoncé la levée des restrictions de voyage et d’envoi de mandats aux familles restées sur l’île qui étaient jusqu’à présent imposées aux Cubano-Américains, et que le président Bush avait renforcées par rapport à l’ère Clinton. La Floride et le New Jersey, les deux États où la plupart des réfugiés cubains se sont installés dans les années 1960, constituaient le principal obstacle de politique intérieure à une normalisation des relations entre les États-Unis et Cuba. Cet obstacle est aujourd’hui pratiquement levé, en raison du changement des mentalités au sein même de la communauté cubano-américaine. Une étude menée en 2007 par l’Université internationale de Floride a montré que plus de 60 % des Cubano-Américains étaient favorables à cette mesure ainsi qu’à l’ouverture d’un dialogue politique avec Raul Castro.

Premier fournisseur de produits agricoles

La conceptualisation d’un embargo contre Cuba remonte aux derniers mois de l’Administration Eisenhower : ce sont donc, à ce jour, les sanctions commerciales les plus longues de l’histoire contemporaine.

Le gouvernement des États-Unis ne s’est initialement pas opposé à la révolution cubaine. Il reconnaît le nouveau gouvernement de Fidel Castro le 7 janvier 1959, après la fuite de Batista le 1er janvier. Cependant, les relations entre les deux États se détériorent très rapidement après le refus des banques nord-américaines de restituer 424 millions de dollars retirés de la Banque centrale cubaine par l’entourage de Batista juste avant sa fuite. En mai 1959, Castro nationalise sans compensation plus d’un million d’hectares appartenant à des citoyens ou des sociétés nord-américaines. Indigné par l’étendue et le maximalisme de cette réforme agraire, Washington menace de ne plus honorer ses contrats d’achat de sucre cubain. On entre dans un cercle vicieux de sanctions-représailles, que l’Union soviétique va exploiter à son avantage.

En février 1960, Khrouchtchev signe un accord commercial avec Cuba. En mai 1960, deux raffineries américaines refusent de traiter le pétrole importé d’Union soviétique. Castro les fait saisir.

Lester D. Mallory, sous-secrétaire d’État adjoint aux Affaires interaméricaines, constatant que «la majorité des Cubains soutient Castro» et qu’il «n’existe pas une opposition politique efficace», affirme alors : «Le seul moyen prévisible de réduire le soutien interne à Castro passe par un désenchantement de la population, provoqué par l’insatisfaction et les difficultés économiques. Tout moyen pour affaiblir la vie économique de Cuba doit être utilisé : refuser de faire crédit et d’approvisionner l’île, afin de diminuer les salaires réels, dans le but de provoquer la faim, le désespoir et le renversement du gouvernement.» Tout est dit.

Le fiasco de la baie des Cochons en avril 1961 (débarquement raté de 1 500 mercenaires cubains organisé par la CIA), puis l’affaire des missiles que Khrouchtchev tente en vain de déployer sur le sol cubain, enveniment encore plus les relations américano-cubaines. L’embargo est là pour durer.

Au début des années 1970, le secrétaire d’État Henry Kissinger entame des contacts secrets avec Cuba, comme il le fait avec la Chine de Mao. Cette tentative de rapprochement entre les deux pays s’arrêtera brutalement en 1975, en raison de l’envoi par Castro de soldats en Angola.

Il faudra attendre 1992 et l’arrivée aux affaires de Bill Clinton pour que les choses évoluent à nouveau. Le président démocrate encourage les rencontres informelles entre personnalités issues des sociétés civiles des deux pays. C’est la Track 2 Policy, alternative à la Track 1 (dialogue d’État à État). Ce dégel est brusquement interrompu lorsque la DCA cubaine abat, en 1996, un avion de l’ONG cubaine de Miami Hermanos al Rescate (Frères à la rescousse), dont le seul crime était de larguer sur l’île des tracts appelant à la démocratisation du régime cubain. Furieux, le Congrès s’empare du dossier et vote la loi Helms-Burton, qui renforce l’embargo en criminalisant le commerce avec Cuba réalisé par toute société américaine ou étrangère. En pleine campagne de réélection, Clinton n’a pas d’autre choix que de promulguer le texte. L’UE refuse immédiatement de se sentir liée par une telle disposition fédérale américaine. Mais, dès 1998, Clinton déclare que «Cuba ne représente plus une menace pour les États-Unis ». En 2000, sous la pression des lobbies agricoles, le Congrès adopte une nouvelle loi autorisant, pour des «motifs humanitaires», la vente de médicaments et de produits agricoles à Cuba. Si bien que les États-Unis sont redevenus aujourd’hui le premier fournisseur de produits agricoles à Cuba.

Sous l’Administration Bush, très influencée par le lobby républicain cubano-américain de Floride, le dossier régresse. Les Cubano-Américains ne sont plus autorisés à voyager sur l’île qu’une fois tous les trois ans (contre un voyage annuel autorisé sous Clinton). Le voyage des citoyens américains est dissuadé, sous peine de forte amende. En 2003, le musicien nord-américain Ry Cooder est condamné pour sa collaboration à l’album de musique cubaine Buena Vista Social Club à 100 000 dollars d’amende, pour avoir enfreint l’America’s Trading With The Enemy Act (loi américaine sur le commerce avec l’ennemi)… Toutes les tentatives faites par des élus du Congrès pour assouplir le régime de sanctions avortent, car l’on sait que le président Bush opposera son veto à toute loi de ce type.

Le récent assouplissement décidé par le président Obama – qui n’a pas envie de voir le prochain Sommet des Amériques se polariser sur la question cubaine – fut précédé par une offensive bipartite au Sénat. Le 27 mars dernier, quatre sénateurs (deux républicains et deux démocrates) écrivent à leurs collègues pour les inviter à adopter une loi abolissant l’interdiction de voyage à Cuba faite aux citoyens américains. «Cette interdiction n’a rien fait pour promouvoir la réforme à Cuba ni pour affaiblir le régime castriste», affirment-ils. Dans une conversation avec Le Figaro, le sénateur Dodd va même plus loin : «Cela fait vingt ans que la guerre froide est terminée. La politique américaine d’isolement de Cuba n’a fait que perpétuer la dictature communiste. Ce que les régimes dictatoriaux détestent le plus, c’est la lumière. Multiplier les échanges entre le monde libre et Cuba, voilà la solution !»

Un mouvement sophistiqué en trois temps

Le Congrès n’est pas encore prêt, pour autant, à abolir purement et simplement la loi Helms-Burton, préalable indispensable à une fin de l’embargo. Les frères Mario et Lincoln Diaz-Balart, héritiers d’une vieille famille politique cubaine et aujourd’hui représentants républicains de la Floride au Congrès, ont qualifié la décision du président Obama de «grave erreur», dans la mesure où les États-Unis n’ont rien obtenu en échange du régime castriste.

Mais le lobby des républicains cubano-américains hostiles à toute ouverture envers le régime castriste trouve, face à lui, des lobbies encore plus puissants, comme la très influente chambre de commerce américaine. Son président s’est déplacé au Sénat pour affirmer que «cet embargo contre-productif vieux de 47 ans fait perdre aux entreprises américaines plus de deux milliards de dollars par an en exportations potentielles». L’association des fermiers américains est également vent debout contre l’embargo. Un récent sondage réalisé par CNN montre par ailleurs que trois quarts des citoyens américains sont favorables à une normalisation des relations avec Cuba.

Dans un éditorial publié mardi sur le Web, Fidel Castro, sentant qu’il avait le vent en poupe, est sorti de sa «retraite» pour demander aux États-Unis la fin pure et simple de l’embargo. La stratégie d’Obama n’est pas aussi maximaliste. C’est un mouvement sophistiqué en trois temps. Premier temps : on fait un geste unilatéral à l’égard de Cuba, afin de mettre la balle dans son camp. Deuxième temps : on attend la réaction du régime castriste, pour voir s’il accepte la main tendue et s’il est prêt à l’ouverture d’un dialogue politique. Car la récente éviction du pouvoir de l’ancien réformateur Carlos Lage incite à la prudence. C’est seulement dans un troisième temps – et à la condition d’une amélioration de la situation des droits de l’homme à Cuba – que Barack Obama pourra promouvoir l’abrogation de l’embargo décidé par un président démocrate aussi charismatique que lui, John Fitzgerald Kennedy.