Le refus des services consulaires du gouvernement du Canada d’accorder un visa à un ressortissant Algérien au motif que celui-ci a fait partie du FLN durant la période 1955-1961 est non seulement une bourde susceptible de détériorer sensiblement les relations algéro-canadiennes mais un précédant grave devant relancer un débat sur l’amnésie lourde et délibérée entourant ce terrible conflit que fut la guerre d’Algérie. A quelques mois du cinquantenaire de l’indépendance algérienne, ce débat est plus que jamais vital.
Cependant, cette petite évocation de l’histoire tumultueuse du passé colonial d’une nation nord-africaine par le pays d’érable ne doit pas inciter certains à verser dans un populisme stérile, mais bel et bien à affronter de face cette histoire occultée. D’abord par la France officielle, pour laquelle ces massacres sont un sujet tabou; puis par l’Algérie, laquelle, au gré des ans et des gouvernements du moment, a souvent hésité à commémorer ces tristes évènements au profit d’autres épisodes de la guerre de libération.
Commençant de prime abord par l’essentiel. Un Algérien s’est vu refuser un visa par une chancellerie étrangère. Quoi de plus banal. Cependant, au lieu de lui faire signifier une fin de non recevoir non motivé, les services consulaires de l’ambassade du Canada à Paris lui font parvenir un courrier au contenu pour le moins subversif et au ton dévastateur. Le refus de la demande de visa est motivé par le fait que le ressortissant Algérien a été un responsable dans l’organisation du Front de Libération Nationale au royaume du Maroc ; que le FLN est impliqué dans des massacres, nommément ceux de Philippeville (aujourd’hui Skikda) du 20 août 1955 susceptibles d’être qualifiés de crimes de guerre et crimes contre l’humanité; et que par conséquent, ce vieux monsieur, de par ses fonctions à l’époque, ne pouvait ignorer de tels fait.
Pour se faire une idée de la gravité de cette affaire, il suffirait d’imaginer le refus de visa par un pays de la région à un homme d’affaires canadien au motif que ce dernier est le ressortissant d’un pays dont l’armée ( et les firmes contractantes accompagnant ses opérations) est fortement soupçonnée de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et actes de torture en Afghanistan et en Libye.
Logique tourbillonnaire, erreur d’appréciation ou acte de provocation délibéré. Toujours est-il que c’est au chargé d’affaires canadien à Alger qu’incomba la tâche fort délicate et non moins ingrate de rattraper l’immense bourde commise par l’un de ses collègues à Paris. Mission toujours difficile, a fortiori lorsqu’on est confronté dans de tels cas à un autisme institutionnel. Quoi qu’il en soit, presque cinquante ans après la fin de ce conflit meurtrier, le Canada s’y est invité. Assez mal apparemment. Bien qu’étant un des membres de l’Alliance Atlantique (OTAN), ce pays était indirectement impliqué dans les opérations militaires de l’armée française en Algérie de 1954 à 1962, alors territoire français. De là à accuser le Canada d’avoir contribué par une aide logistique aux interminables bombardements au napalm des zones montagneuses algériennes, il n’y a qu’un pas. Les raccourcis sont toujours aisés.
Quelle mouche prit donc ce fonctionnaire canadien en poste à Paris pour mettre en péril des relations assez stables, des intérêts économiques (notamment ceux du groupe Lavalin) et désormais des liens générés par la présence d’une communauté algérienne au Québec ? A-t-il été induit en erreur par une tierce partie ? Ou bien a-t-il agi de son propre chef en interprétant d’une manière erronée certaines dispositions de lois canadiennes sur les violations du droit humanitaire international ? Dans ce dernier cas, pourquoi le Canada n’a jamais refusé l’accès sur son territoire de dignitaires de pays violant sans cesse le droit international, le droit humanitaire, les lois de la guerre et la légalité internationale et l’allusion est claire. Toujours est-il que dans ce cas précis mettant en cause un retraité Algérien sollicitant l’accès en territoire canadien, l’on ne saura jamais les motivations réelles d’une telle initiative.
Beaucoup moins connus que les massacres de Sétif et de Guelma du 08 mai 1945, Les massacres de Philippeville sont pourtant un évènement majeur et décisif de la guerre d’indépendance de l’Algérie. Conflit extrêmement complexe, violent et meurtrier. Les massacres du 20 août 1955 sont surtout l’évènement le plus connu en Amérique du Nord et plus particulièrement aux États-Unis d’Amérique quand il s’agit d’évoquer la guerre d’Algérie. En France, ces massacres sont le tabou des tabous. A tel point que l’évènement est totalement occulté, voire officiellement ignoré. Néanmoins, cet épisode dramatique de la guerre est une étape charnière de la guerre d’Algérie tant au niveau interne que sur le plan externe. Enfin, c’est suite à la répression brutale qui s’en suivit qui consacrera la rupture entre les communautés d’Algérie et feront connaître la cause algérienne dans les arènes internationales.
Mais que c’est-il passé Le 20 août 1955 ? Quelques mois après l’éclatement de l’insurrection du 01er novembre 1954 marquant le début de la guerre d’indépendance algérienne, conflit s’inscrivant dans le cadre des guerres anticoloniales, les premiers maquis des massifs des Aurès, dans le Sud-Constantinois sont entièrement encerclés par les renforts militaires français. Cette situation conduit quelques chefs historiques de l’ALN à lancer une offensive de diversion dans le Nord Constantinois en adoptant une méthode assez controversée au sein même du FLN : un soulèvement populaire armé évoluant à découvert, face à face. Méthode allant à l’encontre des principes de guérilla, plus idoine pour la révolution algérienne. Qui plus est, L’armée de libération nationale (ALN) manque d’effectifs, est très mal équipée, voire pas du tout et assez mal structurée ; ces carences seront palliées un an plus tard à l’issue du congrès de la Soummam. Toutefois en ce mois d’août torride, Le déclenchement d’une attaque générale d’éléments de l’ALN dans le Nord-Constantinois, en mobilisant des centaines de paysans et de chômeurs sans armes tourne très mal. Plus particulièrement l’attaque d’un petit village d’ouvriers miniers à El-Alia, situé à quelques kilomètres de la ville de Philippeville, au cours de laquelle des familles d’ouvriers sont malheureusement massacrées. Des femmes et des enfants figurent parmi les victimes. Cela donne lieu à l’une des plus lourdes répressions jamais entreprises par une armée européenne à l’encontre de populations civiles.
L’émotion fut très vive. L’enterrement de trente quatre victimes européennes au cimetière de la ville, se transforma vite en un délire hystérique au cours duquel le maire, Paul Dominique Benquet-Crevau laissa fouler au pied les insignes de la république française et refusa fermement les condoléances du Gouverneur général, générant ainsi un climat propice à la violence aveugle. Les fossoyeurs musulmans du cimetière furent les premiers à en faire les frais car ils furent abattus en pleins funérailles. Les forces spéciales, notamment le 1ER Régiment de parachutistes de l’armée coloniale française, mais également des éléments de la Légion étrangère, des bérets rouges ainsi que des miliciens armés (ce qui était illégal au regard de la loi) investissent le centre de Philippeville et tirent sur tout ce qui bouge. Au gré du hasard. En cette chaleur de mois d’août, l’hystérie meurtrière se répand comme une épidémie parmi les troupes. Tous les occupants d’un café maure bondée sis en plein centre ville sont mitraillés ; des petits vendeurs ambulants sont abattus ; les militaires ne font plus de distinction entre un prolétaire musulman ou européen car il y eut nombre de méprises. Les ruelles sont jonchées de cadavres qu’il faut enjamber pour rentrer chez soi. Un peu plus loin, des hameaux tel que celui des Béni Malek sont pilonnés à l’artillerie et rasés de la carte. Un bâtiment de guerre, le croiseur « Montcalm » se dirige vers le littoral et pilonnera quelques jours plus tard les côtes entre Philippeville et la presque-île de Collo.
Le renseignement militaire local, dirigé à l’époque par un certain capitaine Paul Aussaresse, averti de longue date de cette offensive par des informateurs locaux, gère assez mal la « pacification » et c’est lui qui ordonne les exécutions sommaires de prisonniers et leurs enterrements dans des fosses communes sur lesquelles de la chaux vive sera jetée. Dans une ville portuaire où les communautés vivaient assez tranquillement jusque là, la rafle des hommes âgés entre 14 et 70 ans, et leur exécution à l’intérieur du stade municipal laissa un souvenir terrible. Les dépouilles de centaines, voire un milliers de victimes sont enterrés dans des fosses communes à coup de bulldozer. Des centaines d’autres disparaissent à tout jamais. La répression dure une dizaine de jours et s’abat plus particulièrement sur le monde rural. Personne ne sait ce qui se passe. Paradoxalement, la peur rapproche d’abord les communautés avant que la répression ne les éloigne l’une de l’autre. A ce jour, nous n’avons aucun bilan précis de ces massacres du côté des « indigènes ».
Si officiellement, il y eut 123 victimes européennes (dont une soixantaine à El-Alia) et un peu plus de 1200 victimes musulmanes, nul ne pourra donner avec exactitude le chiffre réel des victimes de la répression, qui dépassent de très loin le chiffre officiel. Le nombre de disparus à tout jamais signalés par leurs proches s’élève à lui seul à plus de 15 000. En 1965 et 1966, on les considéra officiellement comme morts avec statut de martyr et les services d’État-civil des communes de résidence des familles des victimes furent instruits de leur délivrer un extrait d’acte de décès. Ce chiffre approche de celui fourni par certains experts concernant ces massacres (9000 à 12 000 morts pour les plus objectifs, voire 20 000 morts selon des associations des familles des victimes)
Indubitablement, ces massacres de populations civiles (puisqu’il y eut relativement peu de pertes du côté des combattants) peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Mais il y a un obstacle. Et de taille. Tous les évènements de la guerre antérieurs au 19 mars 1962, date officielle du cessez le feu, sont frappés du sceau de prescription. Y compris les innombrables crimes de guerre, crimes contre l’humanité, actes de torture et exécutions sommaires commis par les militaires de l’armée française. On devrait inviter ce fonctionnaire canadiens à visiter le bulldozer, érigé jusqu’à ce jour en monument au dessus des charniers du stade municipal de la ville de Skikda, ex-Philippeville, pour appréhender quelques notions de crimes contre l’humanité.
Ce fut un drame épouvantable de l’histoire contemporaine algérienne. Malheureusement, d’autres évènements tragiques, d’autres drames affectant l’ensemble des communautés d’Algérie se succéderont jusqu’en 1962 et au-delà, mais aucun ne sera aussi meurtrier que ne le furent les massacres de Philippeville-Skikda du 20 août 1955.
Et c’est cet évènement Algéro-algérien (car qu’on le veuille ou pas, l’ensemble des communautés ayant vécu ou vivant sous le soleil d’Algérie sont algériennes) qu’évoqua la lettre du service des visas de l’ambassade du Canada pour justifier un refus de visa à un ressortissant algérien. Par ce fait, le Canada se retrouve traîné dans les sables toujours mouvants d’une guerre d’Algérie dont les conséquences sont aujourd’hui très lourdes des deux côtés de la Méditerranée. Et c’est en plein milieu d’une période troublée en Afrique du Nord et en Méditerranée, qu’un obscur fonctionnaire canadien a choisi de jeter un gros pavé dans la mare des relations historiques entre l’Algérie et la France, soulevant un nombre infini d’interrogations d’ordre géostratégique impliquant d’autres puissances dans l’espace régional. Depuis quelques années, en effet, le Canada est utilisé par d’autres puissances comme proxy dans des approches spécifiques envers des pays de la région MENA. Un mouvement traduisant des intentions assez ambigües.
Dans tous les cas, c’est une grande maladresse diplomatique à l’égard d’Alger que d’évoquer des drames inhérents à une terrible guerre de libération dans des affaires de gestion courante. A fortiori lorsque les blessures encore béantes de ce conflit tardent à se cicatriser.
Cette situation est due en partie au refus obstiné du travail de mémoire ; à l’occultation de l’histoire et l’amnésie collective et officielle ayant frappé cette guerre terrible à tous les égards. Car si le travail historique a été fait, ce fonctionnaire n’aurait jamais évoqué ces faits hors d’un contexte historique précis dans un pays où les conséquences dramatique de la guerre se font encore sentir profondément dans les structures mentales et socioculturelles des populations algériennes. Il est grand temps qu’en Algérie ou en France, le travail de mémoire, non encore accompli, devrait préparer celui d’une repentance toujours refusée et d’une réconciliation inévitable de part et d’autre. Le Lobby pied-noir est important en France ; celui de la Famille révolutionnaire déterminant en Algérie. D’où les sollicitations intéressées du politique à leur égard dans les deux pays.
Hormis un long martyrologue, une sempiternelle complainte d’un côté, et, une profonde haine revancharde de l’autre, le travail de deuil ne s’est pas fait. Une chose doit être tenue pour certaine : la France officielle ne présentera jamais d’excuses pour son histoire coloniale ni à l’Algérie ni à n’importe quel autre de ses anciennes colonies, protectorats ou territoires.
Plus particulièrement en ces temps troubles où le clan au pouvoir à Paris s’est vu confier un nouveau rôle sur la scène internationale. Rôle allant envers tout ce qu’a pu représenter un Gaullisme aujourd’hui bel est bien défunt. Qu’à cela ne tienne, en 2011, on devrait pouvoir se dire les choses directement et en face dans un climat serein et apaisé.
La période 1954-1962 est un épisode révolu. La page doit être tournée loin de toute politique politicarde ou de sentimentalité revancharde, malgré les fixations des ultras. Qu’il y ait eu de très nombreuses erreurs de part et d’autres, cela est un fait aujourd’hui reconnu par tous. Sachons au moins ne pas les perpétuer ad vitam aeternam. L’histoire doit être écrite. Les protagonistes encore vivants ont l’obligation morale et le devoir de témoigner. C’est désormais une nécessité.
Wissem Chekkat