Dans Constantine déglinguée d’aujourd’hui, notre reporter est allé sur les traces d’un fantôme : l’aguellid Massinissa. Funambulisme entre légendes et réalités (*).
Par Arezki Metref
L’avion d’Air Algérie atterrit enfin après une descente par paliers de nuages et moins d’une heure de vol. Contrairement aux prévisions météo, la température n’est pas alarmante. Autour de 13 degrés Celsius, pas de quoi fouetter un chat. Le BMS, bulletin de météo spécial, pour l’est du pays, énoncé avec componction le matin même à la radio, a l’air d’un pétard mouillé. Tant mieux ! Je devais prendre la route, cette satanée alerte m’a fait changer de projet. J’ai laissé Alger sous la pluie. Nous débarquons sur le tarmac de l’aéroport de Constantine dans un beau soleil d’automne doré. Il est 15h sur l’horloge à cristaux liquides de l’aéroport. Un bus trapu nous conduit vers la nouvelle aérogare, un immeuble moderne en acier et verre fumé, inauguré il y a quelques mois. Pincement au cœur ! Au fronton : Mohamed Boudiaf. Absurdité d’un système qui flingue un grand homme puis baptise de son nom un petit aéroport ! «Ne te laisse pas happer par l’actualité, bonhomme», me dis-je en me calant dans l’escalator qui dégringole vers le parking ! Béton, acier, bitume. La modernité étincelle. Elle est faite de soudaineté et de bips. La durée ? L’histoire ? C’est bon pour les vieux, ça. Parfois, ce n’est pas mauvais d’être vieux. Tu viens pour Massinissa ! Personne d’autre. Rien d’autre. Pas de diversion. Un haut-parleur qui annonce l’arrivée d’un vol en provenance de je ne sais où, me tire de ma rêverie. Massinissa ! Où le trouver ? Et d’abord comment reconnaître dans le Constantine d’aujourd’hui, sorte de chaos urbanistique, les signes cachés de sa Cirta, l’originelle, toute entourée de champs de blé qui, «du haut de sa Syrte, émergeait bleuâtre de la lourde toison qui habillait les neuf plaines et vallées. (…) La coulée géante épousait la forme d’une vaste ellipse, jalonnée d’opulentes cités massyles : Milé, Cuicul, Sitifis, Zaraï, la Thubursique numidique, Thagaste, Thibilis, Calama, la populeuse étale sur une pente douce».(1) Mais la diversion que je redoutais refait surface. Déjà, dans l’avion, somnolant sur mon siège, je songeais à Sophonisbe.
Souvenir lointain, flou, de cette peinture de Pompéi conservée au musée de Naples, figurant Sophonisbe tenant une coupe de poison à la main. Je foule le sol de la cité royale des Numidies réunies en songeant à son destin, morte à 18 ans, reine deux fois trahie, tour à tour épouse de Syphax puis de Massinissa, martyre d’une cause puis de son contraire, qui changea de royaume sans changer de palais.
L’image de cet instant où juste après ses noces avec Massinissa, ce dernier lui envoie un esclave porteur d’une coupe de poison et l’ordre de mettre fin à ses jours me poursuit comme si j’en avais été témoin. Eviter qu’elle tombe entre les mains des Romains ! Telle était la raison de ce sacrifice aux yeux de l’aguellid.
Sophonisbe se résigne. Elle dit au messager : «J’accepte ce présent nuptial et avec plaisir, s’il est vrai que mon mari n’a rien pu faire de mieux pour sa femme. Rapporte-lui cependant que je serais morte plus volontiers si je ne m’étais pas mariée à l’instant de mes funérailles.» A la sortie de l’aérogare, j’ai le plaisir d’être accueilli par Mustapha Yalaoui, un rescapé, un survivant, journaliste d’El Moudjahid culturel au milieu des années 1970. Nous évoquons d’entrée les figures de notre proximité de cette époque : El Hadi dit Ancho, évanoui dans l’exil, Kheirredine Ameyar, qui s’est donné la mort, Abdou B., emporté par une crise cardiaque, le jeune Tahar Djaout, mort assassiné, qui faisait ses premiers pas dans le journalisme. Ces quelques noms réunis dans la même évocation composent déjà le monde fracassé auquel nous avons appartenu.
Sur les pas de l’aguellid
Nous reparlons aussi de ce miracle qui faisait qu’en ces temps-là, on pouvait polémiquer autour d’un film, comme ce fut le cas pour Chronique des années de braise de Lakhdar Hamina à la faveur de l’obtention en 1975 (2) de la Palme d’or du Festival de Cannes par ce film. On a du mal à imaginer cela aujourd’hui.
Mustapha s’est replié sur le secteur privé, sans abdiquer l’intérêt qu’il porte à la chose publique, de la politique au sport. Ni à l’écriture. Il vient de publier un premier roman, La manipulation (3), qui est, selon Boubekeur Hamidechi, «un texte majeur» par «sa facture littéraire et son souffle narratif». Mustapha a bourlingué. A 20 ans, il fait du théâtre dans la troupe de Kateb Yacine. Puis, il obtient le diplôme de l’Ecole de journalisme, fourbit ses armes à l’Oncic avant de se lancer dans le journalisme. En octobre 1990, il est à l’origine de la création de Les nouvelles de l’Est, le deuxième journal indépendant du pays, après Le Soir d’Algérie. L’assassinat de Boudiaf, en juin 1992, lui fait jeter l’éponge.
Dans la voiture, nous discutons aussi du match qui allait opposer l’Algérie au Burkina Faso, deux jours plus tard. Je retrouve intactes sa pugnacité et sa gouaille.
La voiture file vers la cité. Le choc. Je n’étais pas revenu à Constantine depuis 1975. L’eau du Rhummel a coulé sous les sept ponts et sous le huitième en construction. D’ores et déjà, il est loisible d’observer les embouteillages et l’aspect déglingué des routes et des bâtiments. Image malheureusement partagée avec toutes les villes d’Algérie. Un changement majeur : le réseau de bretelles routières qui font accéder au centre-ville. Je reconnais à peine la fameuse place de la Brèche. Le théâtre, style opéra italien qui la borde, est en état de dégradation avancé. Du moins, de l’extérieur. Il est le premier grand édifice construit par les conquérants français, entre 1861 et 1883 à la place d’une caserne de janissaires. A l’entrée d’un parking, nous sommes stoppés par un gardien. «C’est pour une réservation ?» interroge-t-il, avant d’actionner une barrière métallique qui nous donne accès au Novotel inauguré avec l’Ibis mitoyen, eux aussi, il y a quelques mois. Tandis que je prends possession d’une chambre, Mustapha m’attend au salon. Il y a donné rendez-vous à Selim-Ismaël Khaznadar, mathématicien et philosophe, professeur à l’université Mentouri de Constantine, et à Mohamed Benseguen, un passionné de l’histoire de Constantine qui a du feu dans la voix quand il en parle.
Nous prenons place autour d’une table, et je leur rappelle l’anecdote. M’étant rendu cet été à Grenade, j’en suis revenu avec un reportage sur l’Alhambra et Abou Abdallah (4). Un lecteur m’avait interpellé : «C’est bien beau d’aller à Grenade interroger les vieilles pierres ! Pourquoi ne pas commencer par Khroubs et le tombeau royal de Massinissa ?» Je décidai d’y aller, à la première occasion. Me voici tenant ma promesse.
Je leur fais part de mon embarras, pour ainsi dire méthodologique. Vais-je me contenter de me pointer au mausolée de la Soumaâ du Khroubs, 14 km au sud-est de Constantine, et décrire l’amas de pierres qui le constitue ? Non. Sur ce terrain sablonneux, où les traces s’effacent au moindre coup de vent, ce qui importe c’est d’aller sur les pas de Massinissa et de tenter de les repérer dans cette ville de Constantine construite à l’exact emplacement de la Cirta massyle. L’imagination fera peut-être le reste.
Le hasard faisant bien les choses, dans ma besace, trois livres : Massinissa, le maître des cités (5), un livre rare et peu connu de Roland Elissa-Rhais, Massinissa, le grand Africain (6), un ouvrage nouvellement paru de Houaria Kadra-Hadjadji et Le camp des oliviers (7) de William Sportisse, ce militant communiste qui est né, grandi et beaucoup milité à Constantine.
D’une plume onctueuse, chaleureuse et érudite, Roland Elissa-Rhais nous conte le roman de Massinissa et de Cirta, sa capitale. Houaria Kadra-Hadjadji nous mène, elle, sur le sentier de la deuxième guerre punique pour y rencontrer Massinissa, le grand Africain. Quant à William Sportisse, il nous fait voyager dans la Constantine laborieuse et militante, souvent clandestine des années 1930-1940-1950. Il nous y décrit la fraternité dans les luttes pour l’indépendance, puis pour le progrès dans les différentes communautés urbaines. Un vrai régal !
Refaire le monde
Retour à cette table de salon. Discussion à bâtons rompus sur l’histoire de la ville. Je sors un Samsung, l’un de ces appareils téléphoniques à tout faire, pour enregistrer nos échanges. Mon geste met mal à l’aise Mohamed qui, incommodé par l’objet, stoppe net sa parole. J’ai dû lui expliquer que c’était juste une façon de prendre des notes. Il poursuit sa pensée le regard immanquablement attiré par l’objet qui a toujours le pouvoir de le bloquer. Il a fallu du temps pour qu’il l’apprivoise. «Cirta a été la capitale du grand roi Massinissa qui a construit un empire allant de l’Atlantique au golfe de Syrte», dit-il non sans fierté.
On évoque pêle-mêle les traces numides laissées sur le rocher, les différentes strates anthropologiques qui constituent la ville, pour en arriver à la Constantine actuelle avec ses 100 000 étudiants, répartis sur trois sites universitaires, et ses 2 millions d’habitants, faubourgs inclus. Environ 400 000 personnes y transitent chaque jour donnant à la ville escarpée et aux ruelles étroites cet aspect surpeuplé.
Dans le salon, atmosphère feutrée. Un homme d’affaires européen se connecte sur Skype. Un autre n’apprécie pas le service et le fait savoir. Une douce musique, type Monoprix, vaporeuse, ajoute à l’atmosphère sirupeuse confinée dans une lumière clair-obscur. Les baies vitrées donnent sur les quartiers populaires de Constantine. Comme sur un grand écran, on voit au pied du rocher des maisons érodées par les ans d’Aouinet El-Foul, dans une décrépitude qui ne manque pas de susciter une certaine nostalgie. Mohamed m’apprend que c’est le quartier natal de notre ami Badr Eddine Mili. Il tente de me localiser les différents ponts qui relient les deux parties du rocher fracturé par cette fascinante faille géologique. Dans un beau texte (8) consacré à sa ville natale, Nourredine Saâdi remarque que Constantine est la seule ville au monde où l’on peut entrevoir le dos des vautours volant au-dessus de l’abîme.
Kamel Ghimouz, le responsable du bureau du Soir d’Algérie à Constantine, nous rejoint. Il me fait part des difficultés classiques d’un correspondant de presse local. Ce bref échange entraîne dans la foulée une discussion sur l’histoire de la presse à Constantine. On évoque An Nasr et les figures de Malek Haddad et son fameux texte sur Constantine, Kateb Yacine dont la description de la ville dans Nedjma est inégalable, Ahmed Azzegagh. Puis, à la faveur de la circulaire Hamrouche, la création des Nouvelles de l’Est, dirigée par mon voisin de table, Mustapha Yalaoui, qui avait pour directeur de la rédaction notre confrère Boubekeur Hamidechi.
Mohamed Benseguen y tenait la rubrique consacrée à l’histoire de Constantine. On parle aussi de foot, bien sûr. Du Mouloudia olympique de Constantine (MOC), fondé par Ben Badis en 1939. Du Club sportif du Constantinois (CSC), existant, lui, depuis 1898. Les deux clubs emblématiques de la ville représentent chacun une composante sociale. Le MOC, plutôt en déclin, est le club des citadins (ouled bled), tandis que le CSC, triomphant aujourd’hui, rassemble des supporteurs à la provenance plus étendue. Lorsque les deux clubs se rencontrent pour un match de derby, c’est comme si une autre faille se superposait à la faille géologique, la ville est coupée en deux. Je demande à Kamel Ghimouz, journaliste en exercice, si, à sa connaissance, le prénom Massinissa, en vogue chez les Kabyles depuis le Printemps berbère d’avril 1980 et la résurrection amazighe, est courant dans l’état civil. La question me semblait logique, Constantine étant la continuation de Cirta, la capitale du grand roi numide. Il me répond que oui, sans doute, du fait d’une importante présence kabyle dans cette ville. Ainsi, ce ne sont pas les Constantinois de souche, probables descendants directs de Massinissa qui perpétuent le nom de leur ancêtre, mais des Kabyles, descendants eux aussi. Tout le malaise identitaire est condensé dans ce paradoxe.
On évoque, en passant, la manifestation officielle prévue pour 2015, «Constantine, capitale de la culture arabe». Là encore, comment ne pas déplorer que la ville soit estropiée de son histoire originelle, celle de capitale d’un empire, celui de Massinissa. C’est une forme de «hold-up» sur l’histoire, pour emprunter l’expression à l’historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo (9).
On revient sur les raisons qui ont conduit à l’abandon de Constantine. Abandon dont le résultat désastreux s’étale sous nos yeux. Chacun autour de la table avance ses explications. Tout le monde est d’accord pour convenir que la capitale de Massinissa méritait mieux. J’aventure l’hypothèse qu’il en est ainsi parce que Constantine n’est la ville natale d’aucun de ces hommes de pouvoir qui font la pluie et le beau temps depuis l’indépendance. On sait que ça ne tient qu’à ça, pas besoin de se voiler la face. Sur l’écran de la baie vitrée, les lumières scintillent maintenant comme autant de lucioles parsemant la part d’ombre de la ville. La nuit vient de tomber, enveloppant le rocher et l’abîme. De la fenêtre de la chambre, je contemple une partie de la ville qui se love dans une anfractuosité du rocher. Dans l’obscurité trouée de petites lumières qui dansent comme des feux follets dans la masse indistincte des bâtiments et du rocher, j’essaye de deviner comment on y vivait vers 238 avant J.C, année présumée de la naissance de Massinissa. Le palais ? Et qui étaient tous ces personnages de qui nous descendons qui, tus par l’histoire, grondent en nous, un peu comme le ferait le Rhummel en son lit tortueux et crevassé ? Dans le tumulte qu’ils font, je comprends pourquoi Kateb Yacine, qui a interrogé les silences du calcaire, entendit ce cri : «Les ancêtres redoublent de férocité.»
On connaît le nom du père de Massinissa : Gaïa, aguellid des Massyles, lui-même fils du suffète Zilalsan. Mais sa mère ? Qui était sa mère ? On sait seulement que la reine révélait l’avenir. Ce don de prophétesse lui valut un prestige noté par les écrivains qui étaient à l’époque les pourvoyeurs de l’historiographie. Silius Italacus (v.26-101 après J.C) relate dans La guerre punique que la mère de Massinissa avait accompagné son fils qui guerroyait auprès des Carthaginois lors de la conquête de l’Espagne. Après une bataille qu’il avait remportée, Massinissa s’affalait, terrassé de fatigue lorsque des flammes, telles une couronne, lui ceignirent la tête. Le prodige fut interprété par sa mère comme la promesse d’un «royaume plus vaste que celui de ses aïeux» (Houaria Kadra). Mais cela devait passer par une alliance avec les Romains. Zonaras, auteur byzantin, lui, rapporte qu’un complot contre Massinissa, mené par des mercenaires espagnols au service de Scipion, fut déjoué grâce aux augures lus par sa mère dans les chants des oiseaux.
J’allume la télé. Sur une chaîne non identifiée, je note qu’en Russie, les Chœurs de l’Armée rouge se lâchent. Ils reprennent le tube planétaire du groupe Daft Punk : Get lucky. Zapping sur une autre chaîne : l’aide internationale au profit des Philippines ravagées par le typhon Hayane s’organise. J’éteins.
Déambulations matinales
Le lendemain, Mohamed vient me chercher pour me faire visiter une partie de la ville comme cela avait été convenu la veille. A 9 heures tapantes, il est là, fringant. Nous avons deux heures devant nous. A 11 heures, nous devons retrouver le reste de la bande pour filer à Khroubs et au mausolée royal, but de mon voyage. Mohamed regrette de ne pouvoir me faire visiter que la vieille ville, compte tenu du temps congru dont nous disposons.
Place de la Brèche, je m’arrête chez un kiosquier pour prendre les journaux. Matinal, Mohamed qui les a déjà lus me les commente. On ne parle que du match du lendemain contre le Burkina Faso. L’Algérie est bloquée dans un stade de foot. Nous nous frayons un chemin dans la cohue permanente. Dans le jour déjà entamé, nimbé d’une douce lueur perle, sur cette place, nœud principal de la ville autour duquel tout pivote, on mesure le surpeuplement de Constantine. Et sa clochardisation, à l’instar de toutes les villes d’Algérie.
C’est à croire que, dans le reflux d’un instinct d’autodestruction, nous n’avons libéré l’Algérie du colonialisme que pour ne pas laisser à ce dernier le privilège de la détruire. C’est à nous qu’il appartient de le faire. Après tout, nous en avons le droit. C’est notre pays. Peut-être est-ce là une forme pervertie de patriotisme.
Des dizaines d’hommes stationnent là, qui proposant quelque chose à vendre, qui attendant Godot. Comme dans toutes les villes d’Algérie, la foule masque les lieux de sa compacité. On ne voit rien d’autre que ces grappes humaines, figées ou mobiles, occultant l’architecture, les rues, jusqu’à la beauté naturelle du site. Chômage, commerce informel, tout cela fixe la multitude sur le pavé.
Mohamed m’explique que la place de la Brèche est cet endroit où l’armée de conquête coloniale, commandée par le colonel Lamoricière, a rompu le mur de défense des résistants autochtones. Par la Brèche, ils ont arraché la ville à Ahmed Bey. Pont Sidi Rached, qui a bouclé en 2012 son siècle. Déconseillé aux sujets souffrant du vertige. A 450 mètres au-dessus de l’abîme, on contemple, agrippée à un flanc du rocher, la Souika, la vieille ville de l’époque ottomane, qui fiche le camp. Maisons en ruines, d’autres péniblement debout, à croire que la vieille ville a subi un bombardement provoquant un sauve-qui-peut caractéristique des situations de chaos. Lorsqu’on réalise à quel point, en d’autres lieux – Grenade par exemple —, on sauvegarde méticuleusement la moindre pierre qui témoigne du passé, on a honte de regarder la ville originelle de Constantine laissée à une coupable déshérence. La vieille ville, qui offre un spectacle consternant, n’a cessé de subir des dégradations depuis l’indépendance, certains dégâts étant irréparables. Le sort de la Souika est régulièrement l’objet de controverses. Comme l’est d’ailleurs celui de La Casbah d’Alger. On dit qu’il faudrait rien moins qu’un plan Marshall pour sauver le vieux Constantine.
Si, par cette érosion des colères que procure le temps en nous familiarisant avec l’impensable, les Constantinois ne s’offusquent plus qu’un pays possédant 200 milliards de dollars de réserves de change est incapable de sauver son patrimoine culturel et architectural, ce n’est pas mon cas. A quoi bon me direz-vous manifester son effroi ? Si cela ne sert à rien, ça soulage.
Notre confrère Boubekeur Hamidechi, qui tire la sonnette d’alarme depuis longtemps, ne croit pas que le fric alloué à l’occasion de cette manifestation suffise à redorer le blason culturel d’une cité dont les «autochtones, engourdis dans leurs vieilles racines, (ils) ont définitivement mis au placard cette fierté identitaire, passée déjà de mode». Andalousie-sur-Rhummel ? Faudra sans doute repasser. «N’a-t-on pas entendu, dissèque-t-il, la ministre de la Culture ne s’expliquer, sur le déficit que celle-ci accuse, qu’en mettant en avant la manne financière dont elle sera dotée d’ici à 2015. Comme s’il était possible d’exhumer un prétendu “âge d’or” d’une cité par la seule magie de l’argent !»(10)
Ponts et passerelles
Mohamed m’indique en contrebas le mausolée de Sidi Rached, le saint patron de Constantine. Modeste et humble bâtisse accrochée au vide. Il me montre aussi le nouveau pont en construction, le huitième, réalisé par une société brésilienne dont l’expertise est mondialement reconnue. Une enfance à Constantine, c’est aussi l’apprentissage d’un défi avec le vide, la familiarisation avec le pont, et cette idée qu’est la passerelle. Mohamed m’avoue qu’enfant, la traversée du pont du Diable provoquait chez lui une peur panique. Nourredine Saâdi éprouvait le même sentiment. Ouvrage construit par les Turcs à l’usage des piétons uniquement, le pont du Diable n’est pas très haut : 66 mètres. Il est à l’aplomb du pont du Sidi Rached. L’évocation du diable viendrait du bruit infernal provoqué par le tumulte des eaux à cet endroit où elles franchissent les gorges. Sur l’une des berges de l’abîme, une immense dlala. On voit du pont de Sidi Rached des centaines d’hommes affairés à vendre et acheter toutes sortes de produits à même le sol. Prégnance du commerce informel, qui finit par devenir une fin en soi de l’activité économique.
On ne songe plus à produire. Il suffit d’un morceau de carton et de n’importe quoi à vendre pour faire tourner l’économie nationale. Sur cette réflexion que peut inspirer n’importe quelle ville du pays, Mohamed s’enquiert de l’heure. Il nous reste à présent moins d’une heure pour parcourir la Souika. Compte tenu du peu de temps, mon guide tient à me montrer l’essentiel. Partout où nous passons, il est salué.
Nous parcourons l’une des rues de la Médina animée par une multitude hétéroclite de vendeurs.
C’est un peu comme un bazar où se succèdent artisans, marchands des 4 saisons, etc. Comme ce fut sans doute le cas dans le passé, la Souika se suffirait aujourd’hui à elle-même. Foisonnement. Couleurs, bruits, odeurs, l’énergie qui y circule est palpable. Cette vie contraste avec la décrépitude des bâtiments portant le poids des ans et celui de la négligence. Ce qui est frappant, mais au fond pas davantage que dans toute autre ville d’Algérie, c’est le nombre de femmes voilées. Ce n’est plus le voile noir constantinois d’autrefois porté, dit-on, en signe de deuil de la mort de Salah Bey. Non, c’est plutôt le voile des nouvelles modes islamiques. En croisant l’une d’entre elles, je me suis surpris à chercher sous la contrainte du hidjab la chevelure déployée de la punique Sophonisbe.
A ma demande, Mohamed me désigne du doigt une impasse qui s’achève dans l’abîme. On y trouvait autrefois les fameux fondouks si magnifiquement 0décris par Kateb Yacine dans Nedjma, qui en fait des lieux de légende. A l’origine, il s’agissait de caravansérails où les marchands prenaient leurs quartiers pour la nuit. Par la suite, l’évolution les a transformés en maisons fréquentés par les hommes en quête de transgression des interdits. On y jouait de la musique, le malouf, genre racé importé d’Al Andalus. On s’y évadait aussi en fumant du haschisch. On y croisait des courtisanes. On y buvait de l’alcool. Cette immoralité avait quelque chose de transcendant puisqu’elle tournait le dos à la ville chaste et s’envolait au-dessus du canyon.
En haut de la rue, la medersa qui formait l’élite des théologiens. Elle a eu la lourde tâche lors de sa construction d’être le point de jonction entre la vieille ville pluriséculaire et la ville européenne tout juste jaillie de terre. Mohamed tient à me montrer en particulier la rue qui condensa dans les années coloniales «l’intelligence constantinoise. Je crois même que Malek Bennabi, descendant d’une vielle famille de Constantine, la qualifiait ainsi dans ses Mémoires d’un enfant du siècle. Voici le café fréquenté jadis par la jeunesse intellectuelle nationaliste et les artistes. Je crois qu’il s’appelait d’ailleurs Nedjma mais il était connu sous le nom d’El Goufla. Le jeune Kateb Yacine et ses copains y ont passé des heures et des heures.
Plus haut, dans cette rue qui monte, on peut voir encore l’imprimerie où les Oulémas produisaient leurs différents écrits, ainsi que le premier local de l’association présidée par Ben Badis.
Il est bientôt 11 heures. Nous pressons le pas pour rejoindre Mustapha et les autres. Ils nous attendent déjà à l’entrée de l’hôtel. La même équipe que la veille : Mustapha Yalaoui, le meneur du groupe, Kamel, mon confrère du Soir d’Algérie, Selim — Ismaël Khaznadar, la rationalité faite homme. Et bien sûr, Mohamed Benseguen et votre serviteur.
Nous sommes très vite entravés par les bouchons. Pare-choc contre pare-choc, nous tentons de quitter la ville par le pont Sidi Rached mais un monstrueux embouteillage nous maintient dans ses boyaux. La chenille que forment les voitures collées les unes aux autres finit par s’ébranler, mais ça ne roule pas du tonnerre. Mustapha, qui fait la route tous les jours, trouve le bouchon particulièrement dense aujourd’hui.
Il actionne son lecteur de musique de bord. Les notes de la Traviata emplissent l’habitacle et c’est un peu comme si la musique nous confinait dans un monde séparé du reste par une frontière de lumière. Dehors, c’est le chaos, ici, la musique donne au monde l’harmonie qui lui manque. Massinissa se réveille. Il tend l’oreille. Les voitures sont à présent bloquées par un barrage de police.
Les spécialistes du slalom qui vous doublent sur la droite sans vergogne rentrent benoîtement dans les rangs. Les notes de Verdi s’éparpillent, aériennes, s’immisçant dans les esprits. Je les entends retentir comme une musique de film accompagnant un péplum.
J’imagine Massinissa arborant sa cuirasse campanienne, ornée d’une tête de Gorgone, s’avançant au milieu de sa garde prétorienne, altier, triomphant. Pourquoi, lui qui a régné plus de 50 ans dans la paix, l’histoire n’en retient-elle que l’image du guerrier, tantôt ennemi tantôt allié de Rome, toujours doté d’une conscience aiguë des intérêts de son empire et de son trône dans la complexe géopolitique de l’époque ? On ne peut le réduire à cette image de la vassalité à Rome. Ce serait opposer implicitement un déni à l’existence de cet empire berbère que Massinissa a porté à des dimensions que jamais plus il n’atteindra dans l’histoire. «Pendant cinquante ans, il fut un roi-client de Rome, sans sacrifier sa dignité à cette alliance», écrit Houaria Kadra. Nous entrons enfin dans Khroubs. Tout le monde, dans la voiture, s’accorde à dire que le petit village qu’il était s’est dilué dans une forêt d’immeubles rampant sur les flancs des mamelons qui ceignent la ville. Petit village ? Oui, mais aussi le plus grand marché agricole de l’Est algérien. Les nouveaux quartiers ont pris le nom de Massinissa. Rien n’indique la direction du mausolée de la Soumaâ de Khroubs. Nous demandons notre chemin. Regard étonné d’un petit jeune qui nous répond que Massinissa, c’est le nom du quartier. A la troisième tentative, nous comprenons qu’il fallait arabiser la question, et demander la Soumaâ plutôt que le tombeau. Un vieux monsieur nous indique une route déjà passablement défoncée qui grimpe en lacets en surplomb des immeubles pour rallier l’éminence sur laquelle est juché le mausolée. Humour. A un certain moment, ne le trouvant pas, quelqu’un avança l’hypothèse qu’on avait dû le raser pour construire un immeuble. Heureusement, non !
Nous nous garons dans un parking aménagé, à l’instar de la route elle-même et du portique, à la faveur de la visite du président Bouteflika en 2006. Il fallait bien préparer le site à la visite officielle et, comme de coutume, l’abandonner sitôt après.
Les lampadaires du parking sont éventrés, laissant les fils électriques à nu parmi les détritus. Les cadavres de canettes de bière attestent de ce que le mausolée est devenu un fondouk sauvage. Il n’est pas sûr que le mur d’enceinte, construit pour protéger le site, soit d’une quelconque efficacité.
Nous sommes à 570 mètres d’altitude sur les terres de Cirta. Voici donc le mausolée qui serait le tombeau de Massinissa. Au sommet d’une petite colline, il est de forme carrée et daterait du IIe siècle avant J.C. On ne sait rien de la façon dont les fouilles ont été menées par les autorités coloniales. On sait seulement qu’en 1915-1916, le caveau funéraire fut en partie démoli puis profané par les services des monuments historiques de l’Algérie. (Stéphane Gsell, Histoire de l’Afrique du Nord). Massinissa meurt dans son palais de Cirta en 148 avant J.C. Il avait 90 ans, et une cinquantaine d’enfants. Deux ans avant sa mort, il guerroyait encore. Plutarque rapporte qu’on le vit se nourrir d’un simple quignon de pain. Divinisé de son vivant, Massinissa le sera davantage après sa disparition. Comme souvent dans les histoires berbères, les héritiers vont dilapider l’héritage.
Le mausolée de la Soumaâ de Khroubs est à présent livré à lui-même. Des jeunes désœuvrés l’escaladent pour faire du hittisme en altitude. Sur les blocs de pierre, des mains vandales ont tagué des inscriptions à la peinture. Aucune plaque explicative ne mentionne la nature du lieu. Ce serait presque un non-lieu. Cette forme de profanation de notre histoire n’empêche pas Massinissa de se conforter dans l’immortalité. Nous quittons Khroubs troublés par l’état piteux du mausolée de la Soumaâ et, paradoxalement, soulagés de savoir que Massinissa a laissé son nom à une montagne.
Le voyage du retour nous ramène dans les dédales de Constantine. Selim et Kamel sont les premiers à descendre, place de la Brèche. Puis nous laissons Mohamed quelques rues plus loin. Mustapha Yalaoui me dépose à l’aéroport. Dans l’avion pour Alger, je suis assis à côté d’un sexagénaire qui tient contre lui un sac de sport.
A la façon fébrile dont il le serre, je comprends que le sac renferme quelque chose de précieux.
Il répond à mon sourire interrogateur : «Je reviens du mausolée de Massinissa. J’habite Alger et ça fait quarante ans que je projetais ce pèlerinage.» Je lorgne vers son sac. Il sourit à son tour et me dit : «J’emporte un morceau de son royaume.»
Je lui réponds : « Moi, je suis venu avec son fantôme et je repars avec son fantôme. » Match nul.
A. M.