Par Sid Lakhdar Boumédiene.
Naguib Mahfouz fut, en 1988, le premier écrivain du monde arabe à être couronné par le prix Nobel de littérature. C’est donc tardivement que le romancier accéda à la notoriété internationale après que son œuvre eût pourtant épousé le siècle.
Elle se confondit très étroitement à son pays, l’Égypte, et plus particulièrement à sa ville natale, le Caire, jusqu’à en restituer l’âme que nulle autre expression artistique n’a su égaler. L’œuvre est importante puisqu’elle totalise en romans et recueils de nouvelles une quarantaine d’ouvrages.
Né d’une famille de la petite bourgeoisie du Caire, Naguib Mahfouz fera immédiatement transparaître dans ses écrits son enracinement à cette ville. Ce sera particulièrement le cas dans sa célèbre trilogie qui raconta la saga d’une famille de la petite bourgeoisie cairote à travers trois décennies, de 1917 à 1945, «Impasse des deux palais», «Le palais du désir» et «Le jardin du passé».
Mon choix d’aujourd’hui veut vous guider vers deux autres recueils de nouvelles, très faciles à lire mais qui ont cette particularité d’être mes favoris, «Matin de roses» et « Récits de mon quartier». Ce n’est absolument pas un gage de votre adhésion mais, comme pour le choix précédent du «Premier homme» d’Albert Camus, nous retrouvons dans ces deux recueils une condensation de toute l’œuvre de Naguib Mahfouz.
Au début du premier volume, Matin de roses, «C’est une calamité que d’avoir une mémoire» dit le narrateur qui nous propose de l’accompagner dans les plus profonds souvenirs d’un quartier, d’une famille, d’une époque. Puis par une succession de brèves nouvelles, le lecteur fait connaissance avec une galerie impressionnante et émouvante de personnages.
C’est ainsi qu’il rencontre l’inoubliable Oum Ahmed, devenue une célébrité locale car «elle était à la fois la marieuse, la coiffeuse, la spécialiste des soins de beauté et du bonheur familial. Elle avait ses entrées dans tous les palais et les maisons bourgeoises du quartier. Elle assumait la fonction de journaliste de presse et de radio, d’agent de renseignements…».
Vous comprenez ainsi pourquoi j’ai un plaisir immense à vous proposer ces deux recueils de nouvelles car quiconque a vécu ma génération ne pouvait ressentir l’Algérie sans avoir, au moins une fois dans sa vie, rencontré une Oum Ahmed. Un temps qui doit être bien révolu aujourd’hui pour nos jeunes lecteurs mais ils en trouveront d’autant plus de délectation à le découvrir par la lecture d’un passé tant évoqué par leurs aînés.
La démarche est identique dans «Récits de notre quartier» mais on sent que Naguib Mahfouz veut aller beaucoup plus loin, dans une quête spirituelle sans pourtant alourdir le plaisir simple de la lecture. On est saisi notamment par la très belle approche de l’auteur sur la question divine. La parabole du Grand Cheikh qui débute et termine le recueil de nouvelles est l’une des plus réussies que l’on ait à lire.
Dans cette parabole, un enfant se promenant devant le monastère crut apercevoir un homme qui ne ressemblait pas aux habituels derviches. Ainsi naît sa quête de vérité envers celui qu’on appelle le Grand Cheikh et qu’on ne voit jamais.
N’en prenez que le plaisir d’une lecture par la magie du conte. C’est en les multipliant que vous accéderez à la plénitude de votre esprit libre et critique. La littérature n’est ni un manifeste politique ni un catéchisme de pratiques sociales et morales. La lecture possède ce fantastique pouvoir de vous éduquer, sans «prise de tête», comme disent les jeunes générations. Le simple plaisir amène l’adhésion à certains débats intellectuels qui seront confrontés à d’autres sources éducatives pour forger votre opinion libre et éclairée. Mais la littérature, en elle-même, reste neutre dans son intention première.
D’ailleurs, la conclusion de Naguib Mahfouz n’est absolument pas la mienne, ce qui prouve la nécessité des confrontations des points de vues. La sienne reprend à son compte cette célèbre réflexion de Voltaire avec cette phrase «Jusqu’à ce jour, je n’ai pas trouvé le courage nécessaire pour outrepasser la loi, mais en même temps je ne peux imaginer un monastère sans Grand Cheikh».
Au final, avec Mahfouz Naguib, particulièrement dans ces deux recueils de nouvelles, c’est la société du Caire de son époque qui vous envahira les narines par les odeurs, les oreilles par ses sons et les yeux par l’incessant tumulte des rues. Les nouvelles de l’écrivain ne sont pas des pages d’écriture mais des images et sons de cinéma qui vous prendront dans un saisissement magnifique d’emportement. Et lorsque les écrivains atteignent cette performance, c’est qu’ils ont atteint les sommets de la littérature.
A propos d’images, je dois mettre en garde les jeunes Algériens sur un point, le talent de Naguib Mahfouz ne peut en aucun cas s’identifier aux adaptations sirupeuses et faussement hollywoodiennes des scénaristes égyptiens de l’époque. Hélas l’adaptation cinématographique de l’auteur lui-même reste largement entachée de cette critique personnelle. Raison pour laquelle il faut absolument la contrebalancer par ses merveilleux écrits, d’une dimension bien plus forte en qualité.
J’ai tellement rédigé d’articles fustigeant la catastrophique tentative d’arabisation de ma génération dans les années soixante-dix qu’il m’est autant agréable de conseiller un grand auteur de cette langue. J’en ai été bouleversé de plaisir de lecture et aimerais tant le faire partager aux jeunes Algériens.
Me voilà donc partiellement réconcilié avec ces nouvelles générations qui veulent aller de l’avant et qui partageront ce moment extraordinaire des êtres humains qui s’appelle «la lecture».