Condamné à mort en février 1960 pour appartenance au FLN, Mostefa Boudina a attendu la guillotine pendant 700 nuits avant de bénéficier d’une amnistie le 11 mai 1961. Dans un livre témoignage intitulé « Rescapé de la guillotine », Boudina raconte son procès, les tortures, l’attente de la mort puis la délivrance. Notre confrère Rue 89 lui consacre, sous la signature d’Elodie Font, un long article « Condamné à mort par la France : «Je ne pardonnerai jamais» que nous publions ici avec son aimable autorisation.
Condamné à mort par la France : « Je ne pardonnerai jamais »
Sur son avant-bras, une inscription accroche le regard. Trois mots écrits à l’encre bleue. « Vive le FLN », souvenir de son engagement dans le Front de libération nationale algérien. Un tatouage que Mostefa Boudina, 72 ans, Algérien, ancien condamné à mort, s’est fait lui-même à l’aide de deux aiguilles. C’était il y a plus de cinquante ans, à la prison de Saint-Etienne. Quelques semaines à peine avant sa condamnation à mort.
« Je m’y attendais, mais quand un juge prononce votre nom, suivi de cette sentence, si implacable, c’est un choc terrible. Je ne voulais rien en laisser paraître, ne surtout pas leur procurer ce plaisir. Alors j’ai chanté, très fort, l’hymne algérien. Et crié que je ne reconnaissais pas la justice française. »
Nous sommes en février 1960, au cœur des « évènements d’Algérie. » A l’époque, hors de question de parler de « guerre » entre la France et ce qu’elle considère comme une province – le terme n’est officiellement adopté qu’en 1999.
Devant le tribunal militaire de Lyon, Mostefa Boudina doit répondre d’une quinzaine de chefs d’inculpation. Le jeune homme est perçu, à juste titre, comme le leader d’un groupe armé du FLN qui officie entre Saint-Etienne et Clermont-Ferrand.
« Votre père est un homme très courageux »
Un rôle qu’il a nié pendant plusieurs semaines, malgré la torture. Tout à coup, Mostefa fixe le jus d’orange qu’il avale à petites gorgées, sous le regard tendre de sa femme. Ses mains tremblent légèrement.
« C’est une torture de raconter la torture. Le souvenir est tellement douloureux. »
« Rescapé de la guillotine » de Mostefa Boudina. Un souvenir enfoui jusqu’à la fin des années 2000. Un jour, sur la route des vacances, il s’arrête avec sa femme et ses quatre enfants dans le village d’un ancien compagnon :
« Il a regardé mes enfants, a lâché : « Votre père est un homme très courageux. » Ils ont voulu savoir pourquoi. Je crois qu’ils m’en voulaient un peu d’avoir gardé ce passé pour moi. »
Ils savaient que leur père avait combattu aux côtés du FLN, qu’il avait été condamné à la guillotine. Mais sans en connaître les détails. Précisions aujourd’hui compilées dans un livre, sorti l’an passé : « Rescapé de la guillotine ».
« Je n’ai plus senti mes parties génitales pendant des mois »
Mostefa respire, fort, et se replonge cinquante ans en arrière :
« Pendant plusieurs semaines, mes tortionnaires m’ont frappé. Ils voulaient savoir où j’avais caché nos armes. Il n’y a pas un millimètre de mon corps qui n’a pas souffert. Ils me battaient la plante des pieds de toutes leurs forces, la douleur était atroce.
Et puis cette impression d’exploser, ces longues et puissantes décharges électriques, sur les oreilles et les parties génitales. Je ne les ai plus senties pendant des mois. Vous imaginez, avoir la sensation de perdre sa virilité pour toujours ? »
Mais, a posteriori, ce n’est pas la douleur physique qui a le plus fait souffrir Mostefa Boudina. C’est, et le vieil homme en a les larmes aux yeux rien que de l’évoquer, l’attente de la mort.
Le jeune nationaliste restera plus de deux ans à craindre que sa tête tombe, dans les couloirs de la prison lyonnaise de Fort Montluc. Plus de 700 nuits où il ne ferme pas un œil, paniqué par l’arrivée du lendemain. Il égrène les heures en parcourant d’interminables allers-retours à travers sa minuscule cellule – murs dans lesquels avait été enfermé avant lui l’ancien président tunisien Habib Bourguiba.
« Chacun se disait “Aujourd’hui, c’est mon tour” »
« Dès l’aube, nous étions debout, derrière nos portes, à attendre l’arrivée de nos bourreaux. Quand on entendait la clé grincer, chacun d’entre nous se disait : “Aujourd’hui, c’est mon tour.” Ce moment, crucial, est resté ancré dans nos esprits. »
L’angoisse de l’aube ne l’a jamais vraiment quitté. En cinquante ans, il n’a pas réussi à dormir une nuit complète.
« C’était d’autant plus effrayant que nous étions seuls. Le jour, au moins, nous étions entassés à cinq ou six dans une même cellule, cela nous rassurait assez pour nous permettre de nous assoupir. »
Une solitude qui nourrit toutes les hallucinations
« Parfois, on avait l’impression que les murs bougent, que le plafond descendait, souvent à la suite de provocations psychologiques. Par exemple, nous devions laisser nos tenues pénales sur le palier, toutes les nuits. Le gardien qui voulait nous torturer emportait notre tenue, comme si nous n’allions plus jamais en avoir besoin. Ça m’est arrivé, j’ai fumé sept paquets en une nuit. Je me suis évanoui tellement ma cellule était enfumée. »
Davantage peur de la guillotine que de la mort
L’attente, la solitude, et la tristesse. Un matin, les gardiens s’arrêtent devant la porte d’à côté. Celle devant laquelle attend son meilleur ami, un jeune homme, fou amoureux d’une Française. Mostefa, habile en français aussi bien à l’écrit qu’à l’oral, écrivait pour lui des lettres d’amour enflammées. Il se souvient parfaitement du départ de son ami vers la guillotine. Son impuissance. Les chants révolutionnaires de tous les détenus pour accompagner celui qui partait vers l’échafaud :
« Nous avions davantage peur de la guillotine que de la mort. Je suis très croyant, et l’idée que ma tête pouvait être séparée de mon corps était une souffrance terrible. »
Surtout qu’une rumeur court alors : les soldats français enterreraient exprès la tête loin du reste du corps :
« Ce qui me rendait fou de rage, c’était que nous ne soyons pas considérés comme des prisonniers de guerre, puisque le terme de guerre n’était pas reconnu. Si cela avait été le cas, nous aurions été fusillés. »
« La procédure a tellement traîné qu’au final, j’ai été épargné »
11 mai 1962. L’amnistie, soudain, pour tous les condamnés à mort. Il se souvient s’être agenouillé, en pleurs, pendant de longues minutes.
« Ce qui m’a sauvé, c’est la longueur de l’instruction. Il y a eu plusieurs procès, j’ai d’ailleurs été condamné à mort deux fois ! Mais la procédure a tellement traîné qu’au final, j’ai été épargné. »
Avoir survécu a guidé sa vie toute entière. A 72 ans, il est aujourd’hui sénateur et président de l’association des anciens condamnés à mort algériens – environ 1 200 sont encore en vie. Il l’assure, il ne pourra « jamais pardonner » à ses tortionnaires.
En octobre dernier, pour la première fois, Mostefa est retourné à la prison de Fort Montluc, devenue depuis un musée :
« Là encore il y a une injustice. C’est un musée principalement dédié à la mémoire des résistants français emprisonnés pendant la Seconde Guerre mondiale, comme Jean Moulin. Et nous ? »
Mostefa Boudina continue de se battre. Cette fois, pour qu’une stèle soit installée en plein cœur du musée, en mémoire de ses 22 compagnons dont les têtes sont tombées sur le sol français.