Entre tradition prophétique et culture, le jour de Achoura revêt différentes significations. Achoura, dérivé de « achara », qui signifie dix, correspond au dixième jour du mois de Muharram, premier mois de l’année musulmane.
De l’Islam sunnite à l’Islam chiite en passant par l’Algérie, Achoura est vécue différemment. Jeûne, fête ou commémoration, chacun marque à sa façon ce jour, qui en 2010 est fêté le 16 décembre. Cette célébration revêt une signification spirituelle et sociale indéniable. C’est aussi un jour de partage et de charité. Elle rappelle l’obligation de faire l’aumône, de s’acquitter d’une contribution matérielle, la Zakat, destinée à assister les plus démunis.
• En Kabylie : «Taachourt» à Sidi el Bachir d’Illilten dans le Djurdjura
Il existe depuis la nuit des temps une tradition, dans les villages et autres bourgs de Ain El Hammam, attachée à l’évènement religieux de Achoura. Les garçons nés au cours de l’année, seulement les enfants males, font l’objet d’un rite ancestral qui regroupe tout le village. Ainsi , au hameau Ait Adella, Aghilès a eu droit à cette pratique à laquelle il ne faut pas déroger.
Les superstitions sont là pour ne pas faillir à la règle des aïeux. La veille de «Taachourt», les femmes de la famille du petit Aghilès mettent à cuire à la vapeur du blé concassé après un passage chez le meunier. Une grande quantité est commandée du fait que toutes les familles sont invitées à la cérémonie de Taachourt, journée de bénédictions des futurs hommes des hameaux. Une fois cuit, le blé est assaisonné, placé dans des grands plats en bois et agrémenté d’œufs durs. Le jour de Achoura, au matin frileux avant les aurores, le bébé est habillé de neuf, puis enveloppé dans le burnous du père ou du grand-père. La cérémonie doit se dérouler au mausolée de Sidi El Bachir.
Par les chemins qui montent, le petit garçon est porté par son père, suivi des hommes de la famille et des femmes de la parenté. Youyous et parfois salves de baroud sont du cortège. Arrivés au santon, où l’on a étalé tapis et autres couvertures on fait rouler le bébé sur le sol recouvert pour la circonstance. Cet usage veut que le bébé soit béni par le saint gardien alors qu’en même temps on fait une prière de demande à Dieu afin que l’enfant soit protégé. A la fin du rituel, chacun goûte à la préparation de blé concassé.
De retour au foyer on reçoit les invités pour le café, beignets, gâteaux et autres pâtisseries. De midi jusqu’au soir les gens défileront pour partager le repas où l’on servira couscous à la viande, salades, steaks et fritures. Les hôtes apporteront des cadeaux ou donneront de l’argent. Ailleurs, comme au sanctuaire de Jeddi Menguellat ou celui de Cheikh Mohand Ou Hocine dans la même région de Ain El Hammam les festivités sont plus grandioses pour Achoura. Les habitants des environs ont droit à des journées joyeuses et animées où danses et Tbal sont de la partie. Et c’est en cette journée que nombre de fiançailles se concrétisent.
• A Oran : Une occasion pour se retrouver
«Trid», «rougag», deux termes pour désigner un seul et même plat préparé et servi à l’occasion de la fête religieuse de Achoura. Un met typiquement local, voire régional, à base de pate finement découpée puis noyée dans un bouillon de légumes et de viande généralement blanche que les familles oranaises préparent traditionnellement pour fêter le moment. Des traditions qui ont pourtant la particularité de se perdre au fil des années et des vicissitudes de la vie, vidées parfois par l’ignorance même de l’occasion célébrée. Ainsi, et pour nombre de familles, Achoura n’est que le prétexte à préparer un plat traditionnel autour duquel se réuniront ses membres, pour d’autres, ce n’est qu’un jour chômé et payé idéal pour la grasse matinée et les sorties à l’air libre. Mais ce qui révolte le plus les adeptes de la célébration, c’est l’opportunisme de la mercuriale qui s’envole à chaque approche des fêtes. « Regardez le prix du poulet, il était à 200 DA le kilo et son prix ne fait qu’augmenter à l’approche de Achoura », s’indigne une mère de famille qui, vaille que vaille, ne veut à aucun prix rater son fameux plat de circonstance. «Depuis toujours on a fêté Achoura et ce n’est pas demain que je vais y renoncer à cause de commerçants malhonnêtes qui ne reculent devant rien pour quelques dinars de plus». Le même constat est fait pour les légumes qui connaissent eux aussi une légère hausse sur les marchés locaux.
Pour Kader, 41 ans, enseignant dans le palier secondaire, «Achoura est une occasion pour des retrouvailles familiales au-delà de son aspect religieux. Nous cotisons ensemble mes frères et moi et le soir on se retrouve chez les parents autour d’un plat de trid». Pour les plus nantis, le sacrifice d’un mouton s’impose avec la distribution de la viande aux plus démunis. Mais ceux qui se frottent les mains à pareille occasion, ce sont les faux mendiants qui investissent les rues, squattent les alentours des banques et mosquées pour rentabiliser au maximum cette journée.
A.E.M.
• A Constantine : «Heddi dar sidna koul’ aam edzidna»
«Heddi dar sidna koul’ aam edzidna» chantaient, autrefois, les enfants de Constantine à l’occasion de Achoura, tout en faisant du porte-à-porte en quête de friandises. Constantine s’apprête à fêter Achoura de 1432 de l’Hégire. Ce qu’il faut dire c’est que cette fête religieuse est considérée comme l’une des plus importantes de l’année dans la cité des Ponts. Les Constantinois la célèbrent depuis des siècles. Certaines traditions ont disparu d’autres ont fait leur apparition, mais ce qui est sûr c’est qu’on y tient toujours parce que comme l’Aïd ou le Mawlid, Achoura est surtout une occasion pour réunir toute la famille autour d’un repas. Si awal Mouharem (le nouvel an hégirien) passe presque inaperçu, la célébration de Achoura se prépare des jours à l’avance particulièrement dans les marchés de la ville, où la fameuse Kachkacha rayonne dans les étals. Une coutume qui est toutefois menacée, car depuis quelques années, certains, au nom de la religion, n’hésitent pas à renier et condamner ces rites.
Des préjugés qui se sont vite ancrés dans l’esprit de bon nombre de citoyens sans tenir compte de l’histoire et la signification de cette fête. «Mais pour qui se prennent-ils, ils veulent interdire cette fête prétendant qu’elle ferait partie de rites chiites et juifs, c’est du n’importe quoi. Savent-ils qu’à Constantine, on fête Achoura depuis des siècles.
J’ai grandi dans la vielle ville et quand j’étais enfant, nous allions moi et mes voisins de maison en maison en chantant, les gens nous offraient des bonbons, des dattes et des noix, aujourd’hui ça a disparu et on veut encore que tout disparaisse et priver nos enfants de cette fête», regrette Mohammed. Du haut de ses 70 ans, il se souvient encore de la célébration de Achoura dans les quartiers populaires de Constantine. Cependant, certaines traditions résistent au temps comme les habitudes culinaires, car Achoura dans la ville du vieux Rocher c’est aussi la chakhchoukha partagée par toute la famille. Le thé et la Kechkcha sont servis ensuite dans la soirée.
De toute évidence Achoura c’est également une affaire juteuse pour les commerçants, car la Kachkcha (sachet rempli d’amandes, de pistaches, de noix, d’arachides, de dattes, de bombons etc.) n’est pas à la portée de tout le monde. Ainsi, cette année encore les prix des fruits secs et des dattes ont mystérieusement augmenté depuis quelques jours, à l’approche de l’Achoura : des noix non décortiquées à 400 dinars le kilo des dattes dont le prix varient selon la qualité, de 150 à 300 dinars le kilo, des figues sèches à 280 dinars, des pistaches à 700 et 750 dinars, il y a de quoi décourager les derniers adeptes de la célébration avec faste de Achoura Mais étant donné que c’est avant tout pour faire plaisir aux enfants, les parents sont donc prêts à faire des sacrifices. Au marché des frères Bettou du boulevard Belouizdad par exemple un commerçant explique cette hausse par la rareté des produits ces derniers jours : «Hormis les dattes, tout le reste provient des pays africains et asiatiques, nous les achetons chers au prix de gros».
Kais Benachour.
• A Tipasa : Une pensée pour les démunis
Pour célébrer Achoura, les familles de la commune montagneuse de Menaceur (ex-Marceau), wilaya de Tipasa, se promettent, si l’on peut dire, mutuellement et fièrement, d’observer scrupuleusement des traditions héritées de génération en génération. Seulement et en apparence, fêter Achoura, ici à Menaceur, n’a rien de si caractéristique qui la différencie des autres localités de la wilaya. En revanche, la particularité réside dans l’enthousiasme collectif qui y règne. Ce sentiment, en effet, génère un environnement propice au renforcement de l’esprit de fraternité au sein de la population locale, une vertu qui se fait de plus en plus rare par les temps qui courent. «Au-delà de sa dimension purement cultuelle, où nombre de fidèles ici observent le jeûne, Achoura est aussi une occasion formidable pour que les familles de Menaceur serrent davantage les liens entre elles. En une certaine manière , cette fête religieuse est un rendez-vous de plus pour se ressourcer, partant, se conformer à un mode de vie qui a fait, des siècles durant, la force de la communauté locale.
Autrement dit, réapprendre à vivre au sein d’une grande et heureuse famille qu’est tout simplement Menaceur», confie Bilal, un jeune trentenaire. Pour son ami, c’est ce sentiment d’appartenance à une seule famille qui a, lors de la guerre de Libération, rendu Menaceur, telle une forte citadelle ayant résisté vaillamment aux assauts meurtriers de l’armée coloniale.
Les préparatifs de la célébration de Achoura commencent pour les mères de familles de l’ex-Marceau, dès l’Aid ElAdha. «Après avoir sacrifié le mouton, on réserve une partie de la viande pour l’Achoura. Les femmes recouvrent celle-ci de sel en vue de la conserver pour l’évènement. Car ce quartier de viande séchée constitue l’ingrédient principal dans la préparation du festin de la fête qui est généralement à la base de Berkoukess (gros grains de couscous), de légumes en sauce agrémentés avec des parts de poulet qu’on égorge souvent le jour même», révèle Abdellah un quinquagénaire de la commune. A en croire ce dernier, la préparation du repas de Achoura prend souvent les allures d’un concours qui met aux prises les mères de famille. Celles-ci donc, attendent le soir pour qu’on prononce le verdict. «En effet, chacune d’elles partage généreusement le repas qu’elle a soigneusement préparé avec les voisins. Même si le fond de cette tradition est de permettre à tout le monde, pauvre ou riche, de savourer un bon plat, il n’en demeure pas moins que les compliments que reçoivent en retour les «cordons bleus» ne les laissent pas indifférentes. Cela dit, c’est difficile de les départager au final, car tous les plats sont savoureux», remarque à ce propos Bilal, le premier interlocuteur.
L’autre tradition qui revient à chaque Achoura ici, comme ailleurs aussi, est d’«offrir» sa première coupe de cheveux aux enfants. «Un nombre non négligeable de parents, si ce n’est pas tous, attend toujours la fête de Achoura afin de couper, pour la première fois, les cheveux de leurs enfants cadets. Ceci confère à l’événement une touche de joie, dans la mesure où l’enfant devient le centre d’intérêt de tout le voisinage», renseigne un autre habitant.
Ce qu’il faut aussi savoir, est que le déroulement de la joyeuse fête s’effectue sur fond de pratique religieuse. Ainsi, l’école coranique de la commune, un véritable joyau architectural de type arabo-musulman, abrite, après la prière d’El Ichaa, une «Hadra» , où les tolba psalmodient à l’unisson des versets du Saint Coran.
«L’Achoura est aussi une occasion pour nous acquitter du devoir de la Zakat. Chacun de nous remet aux nécessiteux de la commune une somme d’argent dans la discrétion la plus absolue, car ici la dignité de chacun doit être préservée, et c’est de ce genre de comportement humaniste qu’on tire notre fierté et notre esprit de fraternité», conclut Bilal.
Amirouche Lebbal.