Commemoration : Setif… au cœur de la mémoire

Commemoration : Setif… au cœur de la mémoire

Les événements qui ont endeuillé, le 8 mai 1945, les populations de Sétif, Kherrata et Guelma sont vécus, à chaque commémoration, comme une douleur qui ne dit pas son nom.

Une douleur vivace qui transperce le corps et l’esprit tant la brutalité a été féroce. Sur les 60 mairies de la wilaya de Sétif, 45 commémorent cet événement. Une stèle commémorative est érigée dans les gorges de Kherrata pour rappeler aux générations montantes combien la barbarie était à son comble. Les corps des victimes étaient balancés de plusieurs mètres du haut des sommets des rochers pour atterrir au fond comme des paquets dont on veut se débarrasser.

Le moudjahid Lahcène Bakhouche, ayant participé à ce défilé de la victoire des alliés sur les nazis, aujourd’hui âgé de 86 ans, fut incarcéré à 16 ans, en 1948. Sans passer par une cour de justice, il a, miraculeusement, échappé à la mort. Il sortira de la prison après le recouvrement de l’indépendance.

Malgré une mémoire défaillante, il se souvient très bien de ces événements qui restent gravés dans son esprit. Les gens venus de Sétif à Kherrata étaient bouleversés par la tournure qu’a prise une simple liesse populaire pour fêter la victoire des alliés. Et à leur tour, les Kherratis voulaient venger leurs concitoyens. Lahcène qui n’avait que 16 ans et avec des copains ont décidé de frapper fort. Le château du Duché – siège actuel de la daïra de Kherrata – aspergé d’essence a fait l’objet d’une explosion. La riposte n’a pas tardé. Le village a été encerclé, environ 150 personnes ont été embarquées à bord de camions à la caserne.

Pour l’enquête, il fallait parler. « Dénudé, jeté à même le sol goudronné, torturé, je ne savais dire que oui sans comprendre les questions car il fallait dire quelque chose », a-t-il raconté. « Alors c’est toi qui a mis le feu ? Oui, C’est toi qui a tué? Oui ». Il fut transporté, enchaîné, avec ses compatriotes aux gorges de Kherrata pour y être jeté. Il est transféré à Sétif pour être entendu. Le tribunal militaire expéditif le condamne à mort avec plusieurs de ses concitoyens. Ils sont transportés vers la prison de Koudiat à 127 km de Sétif. Dans cette prison, l’âge moyen des condamnés à mort était de 20 ans.

Le Dr Bendjelloul, conseiller de Ferhat Abbes, a rendu visite et a promis de commuer leur condamnation à mort à la prison à perpétuité. Depuis, Lahcène a séjourné dans plusieurs prisons : Constantine 45 jours, El-Harrach 15 ans, Tazoult 2 ans. Il fut libéré à la faveur du cessez-le-feu le 19 mars 1962. Pour l’anecdote, Lahcène qu’on surnommait le fou à El-Harrach a frappé avec une gamelle son geôlier qui lui a intimé l’ordre de demander la permission d’aller aux toilettes.

Ne supportant pas cette offense, Lahcène lui assène un coup sur le front. Conséquence : 3 mois de cachot avec comme pitance un morceau de pain sec. Actuellement, M. Bakhouche remercie Dieu de lui avoir prêté vie pour voir l’Algérie indépendante.

LA LOI DU 23 FÉVRIER 2005 EST UN AFFRONT

Le moudjahid Mohamed L’Hadi Chérif (Djennadi, son nom de guerre), 87 ans décrit dans une contribution les moindres détails des événements du 8 mai 45 pour les avoir vécus. Jeune scout, ayant milité au sein du PPA, il a été arrêté le 8 mai 45. Blessé, il est détenu plusieurs mois à la caserne Lesparda d’où il a été libéré à la faveur de l’amnistie décidée par les autorités coloniales.

« A l’intérieur des camps, dira-t-il, il faisait très chaud pour un mois printanier. Ceux qui avaient été interpellés, dans le camp de la citadelle de Sétif, environ 400, étaient parqués dans une écurie aménagée pour une trentaine de mulets. Dans la caserne de Lesparda, ils étaient serrés les uns contre les autres dormant accroupis à même le sol.

Les plus jeunes et les plus souples prenaient place sur les mangeoires lesquels n’étaient que les tombes d’enfants taillés dans la pierre par les Romains et que les archéologues avaient trouvées lors des fouilles ». C’est dans ce camp, indique L’Hadi, que « le journaliste et écrivain Kateb Yacine fit l’apprentissage de l’internement, il avait entre 16 et 17 ans, interne au collège de Sétif. Une perquisition a permis de trouver dans son casier des poèmes révolutionnaires écrits en français ».

«Dans ce camp, les gendarmes menaient l’enquête avec les militaires et le colonel Bourdila. Les interrogatoires étaient dignes de ceux de la gestapo allemande ». Aussi, certains internés du camp subissant ces interrogatoires décédaient sur place ou à l’hôpital. Il relatera que les jours, les semaines et les mois qui suivirent le 8 mai 45, un véritable génocide se produisit.

« Les miliciens allaient à la chasse de l’Arabe comme ils l’auraient fait pour le gibier ; ils avaient d’ailleurs affublé l’Algérien de surnoms méprisants, le rabaissant au rang d’oiseaux ou d’animaux sauvages. Au retour de leurs virées macabres, ils se vantaient pompeusement devant un verre de pastis, d’avoir descendu tant de merles ou de sangliers ».

De son côté, l’armée, surtout la légion étrangère et les miliciens s’en donnaient à cœur joie. « C’était le hallali que l’on entendait, après les claquements secs et terrifiants des balles faucheuses de tout ce qui vit et respire, l’homme et les animaux. Le colon donnait libre cours à la cruauté et la bestialité qui dormaient en lui, à la haine et la stupide intolérance qui l’habitait ». Il affirmera que Sétif, Guelma et Kherrata et les régions avoisinantes avaient été mises à feu et à sang. Il conclura qu’avant la date historique du 8 mai 45, les intolérables brimades infligées aux populations algériennes, les mesures discriminatoires dont elles faisaient l’objet, n’avaient fait qu’exacerber le sentiment de révolte déjà latent.

A propos de la loi du 23 février 2005, ce moudjahid soutient que tout ce qui a été fait par la France en Algérie était dans le but de satisfaire le bien-être et les commodités des Français (routes, voies ferrées, hôpitaux …etc.), ou pour des buts militaires mais jamais pour les autochtones car dans certains villages il n’y a même pas de route.

Il dira également que tout ce qui a été érigé en Algérie a été fait avec la sueur des Algériens. Dans le domaine culturel, l’Algérien de 14 ans est exclu de l’école. Ils ont appliqué le casus numerus (pas plus de 2%) qui est un pourcentage appliqué aux Algériens et Juifs (sous le règne de Pétain) pour empêcher les Algériens de s’instruire. Les plus chanceux sont les fils de bachaghas, caïds et notables. Les Algériens pouvaient devenir instituteurs, avocats mais jamais ingénieurs sauf ceux qui ont opté pour la nationalité française. Par ailleurs, les Algériens faisaient l’objet d’entraves « invisibles » comme le prêt bancaire pour construire ou créer une entreprise par exemple.

LE 8 MAI 45, PRÉLUDE AU 1ER NOVEMBRE 54

La transition est vite trouvée pour Saed Saâdna, qui a participé au défilé du 8 mai 45 et a continué son militantisme jusqu’au recouvrement de l’indépendance. Avec Rabah Harbouche, Saïd Boukhraissa, mort en 1957 les armes à la main et Mansouri El-Kheïr mort dans la wilaya III en 1958 sont considérés comme les artisans du déclenchement de la lutte armée à Sétif ville. A 84 ans, il se rappelle de la célébration de la fête des travailleurs du 1er mai 1945. Il raconte, comme partout à Sétif, qu’il fallait préparer la victoire des alliés sur les fascistes en sortant dans la rue. Une consigne a été donnée de manifester dans la paix et de laisser dans la mosquée Abou Dhir El Ghifari tous les couteaux et objets contondants. Mais une fois le convoi ou le rassemblement a pris l’avenue officielle, actuellement boulevard du 1er-Novembre, scouts et peuple, enthousiasmés et mêlés pensaient à l’indépendance.

L’officier Olivari a tiré sur le premier chahid Saâl Bouzid. S’ensuit une panique générale. L’administrateur français à Sétif fut assassiné à son tour en représailles. S’installe la répression. Du côté des activités militaires, les adhérents au PPA ont continué leur entraînement avec les mêmes méthodes de la DST.

C’était Larbi Ben M’Hidi qui dispensait la formation masquée pour ne pas se faire connaître et qui a laissé un message très fort : « L’Algérie ne sera pas libéré par Paul et Pierre, elle le sera par la grâce de Dieu et votre détermination ».

En 1951, l’Organisation Secrète (OS) est découverte et Larbi ben M’Hidi est emprisonné, dénoncé par un traître qui a fui en France.

A la même époque, la réunion des 22 a eu lieu à Alger et il a été décidé de la Révolution armée. Du groupe des 22, un comité de six personnes a été dégagé pour mettre les dernières retouches à l’éclatement de la Révolution du 1er Novembre 1954.

Saed Saâdna est emprisonné à cause d’un bouclage de la zone où il activait le 5 septembre 1957. Il a fui d’une fenêtre du deuxième étage. Malgré les deux pieds fracturés, il rejoint le maquis durant trois ans. En 1960, il est tombé dans une autre embuscade et emprisonné une deuxième fois. Il est jugé et condamné à 5 ans de prison. Emmené à Lambèse, il y restera jusqu’au 19 mars 62, date du cessez-le-feu.

FONDATION DU 8 MAI 45 : LA MÉMOIRE CONTRE L’OUBLI

La milice qui a coordonné toutes les actions criminelles a basculé dans la folie meurtrière ce jour du 8 mai 1945. L’armée, l’administration coloniale et la gendarmerie n’ont épargné personne. C’était la chasse à l’arabe sans distinction. Ces représailles se sont soldées par 9000 interpellations dont 4600 ont été incarcérés. Des personnes emprisonnées, il y eut 280 qui ont été condamnées à mort dont 80 ont été jugées d’une manière expéditive. Selon les rapports établis par le général Duval et la police, le jugement des personnes a duré du mois de mai à septembre. 23.000 ont été assassinés dans les régions de Sétif et Kherrata.

Les grandes actions de la répression ont concerné les régions des Aftis et Bouandas. Même si les archives françaises ont été expurgées de ces massacres, il n’empêche que la France reconnaît qu’il y a des chiffres et reconnaît les bombardements des mains de Bourdila. Abdelhamid Salakdji, président local de la Fondation du 8 mai 45 à Sétif, a relaté que ce criminel ciblait, quotidiennement, les tuiles rouges à l’aide de jumelles et frappait avec le canon sans distinction. L’aviation qui venait de Melbou dirigée par les généraux Duval et Martin venait jusqu’aux Aftis pour bombarder les populations civiles. Ensuite la répression s’est élargie à Kherrata, Aïn Kebira, Aïn Abassa. 22.000 personnes ont été tuées dans les fours à chaux.

A Guelma, 23.000 personnes ont été massacrées. « Même s’il y a polémique sur la comptabilité macabre, le crime contre l’humanité est établi », a indiqué Abdelhamid Salakdji. « Pour les auteurs, ils sont de la police, de l’armée et de la gendarmerie », poursuit M. Abdelhamid. Pour la Fondation, ces crimes ne doivent pas demeurer impunis. Le président local de la Fondation souhaite que les deux chambres du parlement promulguent une loi criminalisant les massacres commis par la France. Pour l’histoire, le Dr Rabah Hanouz a été assassiné avec ses enfants et jetés dans le ravin des gorges de Kherrata alors que son frère Lounès Hanouz fut à la tête des bataillons qui ont libéré trois villes en France entre 1939 et 1945 alors qu’il ignorait le sort réservé à sa famille. D’autres personnes ont été torturées en 1945 comme le moudjahid Ferhat Youcef.

Entre 1960 et 1961, son fils Mihoub raconte qu’il a été ligoté et frappé sous les yeux de son épouse et ses enfants. La riposte fut inimaginable et inconcevable pour les petits enfants.

« Des chiens ont été lâchés pour les lyncher ». Conséquence : les marques sont visibles sur le corps de Mihoub et qui traîne jusqu’à présent des séquelles d’ordre psychologique.

De notre envoyée spéciale à Sétif : Rabéa Ferguene