Clement Moore Henry «L’Algérie doit éviter la dépendance technologique»

Clement Moore Henry «L’Algérie doit éviter la dépendance technologique»

Clement Moore Henry était à Alger cette semaine pour animer une conférence au Salon international du livre d’Alger, qui s’est achevé samedi 6 novembre, et pour participer aux Débats d’El Watan.

Ce professeur de sciences politiques à l’université d’Austin au Texas vient de publier aux éditions algériennes Casbah un livre de témoignages sur l’Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugema). Spécialiste du Maghreb et de l’Egypte, Clement Moore Henry, 73 ans, est auteur de plusieurs ouvrages sur les régimes politiques et les systèmes financiers dans ces pays.

Avec Robert Springborg, spécialiste de l’économie politique du Moyen-Orient, il vient de publier une deuxième édition de Globalization and the politics of development in the Middle East.

Il a également écrit un ouvrage avec Samuel Huntington, auteur de la thèse controversée du Choc des civilisations, Authoritarian politics in modern society. Il reste que Clement Moore Henry ne partage en rien la théorie de Huntington.

– Depuis le début des années soixante, vous n’avez pas cessé de faire des allers et retours entre les Etats-Unis et le Maghreb. Pourquoi cet intérêt pour cette région ?

Après ma venue en Algérie, en août 1962, un mois après l’indépendance, je suis revenu en 1965. A l’époque, j’étais enseignant à Berkley au Michigan. J’ai écrit des lettres aux Algériens et aux Marocains pour venir enseigner. Les Marocains m’ont répondu. J’ai alors commencé à assurer des cours aux facultés de droit de Rabat et de Casablanca. Au printemps de la même année, avant le coup d’Etat, je suis venu par route en Algérie. On m’a présenté au directeur de l’Institut des études politiques (IEP). Cet institut était situé à la rue Ben M’hidi, à Alger. J’avais fait la connaissance de Malek Benabi et de M. Cheriet. Je devais, grâce à leur aide, venir enseigner en Algérie pendant quatre mois à partir d’octobre 1965. Mais entre-temps, il y a eu «le redressement»…

– Donc pas d’enseignement en Algérie ?

Oui. Je suis revenu en 1967. Je devais préparer un autre livre de comparaison entre les systèmes politiques maghrébins. Ce livre, Politics in North Africa, a été publié en 1970. J’avais donné le manuscrit à El Baki Hermassi qui faisait une étude de sociologie en Tunisie. Il a beaucoup utilisé mon livre, sans citer la source. Ce n’était pas très honnête de sa part. Plus tard, il s’est excusé, mais ne l’a jamais fait publiquement (El Bak Hermassi a publié en 1975 à Paris, Etat et société au Maghreb, une étude comparative, ndlr).

J’ai partagé l’été 1967 entre la Tunisie, l’Algérie et le Maroc. A cette date, l’Algérie avait rompu ses relations diplomatiques avec les Etats-Unis à cause de la guerre d’Israël. Cela ne me m’a pas empêché, en tant qu’universitaire américain, de venir en Algérie et de contacter les gens. En 1976, grâce à une bourse Fulbright, je suis retourné à l’IEP Alger pour enseigner pendant une année, mais sans faire de recherches. A l’époque, je travaillais sur l’Egypte. Je suis revenu pour une courte visite en 1979 et en 1985.

– A quelle conclusion êtes-vous arrivé après l’écriture de Politics in North Africa ?

L’Algérie avait un système minime. C’était un régime de parti unique, mais sans parti. Il y avait donc des comparaisons à faire avec la Tunisie. La forme est la même, mais la réalité est différente. La Tunisie, c’était l’Etat sans faille de Bourguiba, tandis qu’en Algérie, c’était un mélange de modèles français et autre pour l’Etat. C’était comme un butin qu’on récupérait. Les systèmes n’étaient pas bien articulés avec beaucoup de va-et-vient à l’échelle locale. L’Etat algérien était faible par rapport à la Tunisie et au Maroc. A l’époque, on pensait que la monarchie marocaine était médiévale et qu’elle n’allait pas résister à l’épreuve du temps. Finalement, cette monarchie est restée.

– Après 1985, vous reveniez régulièrement en Algérie…

Je travaillais à plein temps à l’université du Texas et je préparais un livre sur les systèmes bancaires de cinq pays : la Turquie, l’Egypte, la Tunisie, l’Algérie et le Maroc. Cette recherche a duré 7 ans. Le livre est sorti en 1996. Il fallait trouver les rapports des banques, faire des analyses assez difficiles pour l’Algérie, parce que tout était étatique. La BNA annonçait qu’elle accordait 3% de ses crédits au secteur privé, c’était surtout pour les anciens moudjahidine.

En 1986, on parlait de réforme bancaire ; simplement, on ne pouvait pas réformer les banques sans réformer le reste. Mouloud Hamrouche a essayé de faire quelque chose en 1990, mais c’était toujours difficile de réformer le secteur étatique. Le système financier demeure le maillon faible du développement en Algérie. Le secteur a toujours des difficultés à trouver des crédits. Sans les crédits, comment les choses peuvent-elles marcher ?

– A titre de comparaison, quelle est la différence entre les systèmes bancaires turc et maghrébin ?

Les systèmes turc et marocain étaient oligopolistiques, un mélange de banques privées et publiques. Des systèmes qui pouvaient d’une manière souple passer de l’importation des produits à une politique de croissance et d’exportation. La Turquie et le Maroc étaient très endettés.

Ils avaient subi beaucoup de pressions du FMI. A Ankara, Turgut Ozal (Premier ministre puis président de la Turquie entre 1987 et 1993, ndlr) a engagé des réformes qui ont réussi. Moins de succès au Maroc, mais ce pays était un élève modèle de la Banque mondiale. L’exemple tunisien est intéressant avec les réformes de 1986, qui coïncidaient avec les derniers jours de Habib Bourguiba, et que Ben Ali a continué à appliquer. En Egypte, l’Etat était aussi fort présent dans le secteur bancaire. El Infitah restait aussi trop étatique jusqu’à ces jours-ci.

En Egypte et en Tunisie, les banques étatiques continuaient à occuper des positions-clés et accordent des faveurs aux responsables politiques. Il reste que ces deux pays ont un secteur privé qui se développe. Le régime du pouvoir personnel en Tunisie a favorisé la corruption au sommet du pouvoir. Jusqu’à un certain point, la Tunisie a réussi sur le plan économique, mais le développement n’a pas suivi…

– Finalement, le développement économique est lié aux libertés politiques ?

Oui. Le drame dans le monde arabe est qu’on arrive à développer les technologies pour monter sur l’échelle de valeurs et exporter de plus en plus des produits industriels de haute technologie. Pour faire cela, il faut une certaine liberté dans les relations entre les acteurs économiques publics ou privés et l’université. Il y a beaucoup de matière grise qui n’est pas utilisée, même si les régimes sont différents dans le monde arabe. Au Maroc, il y a l’apparence d’un peu plus de souplesse. En Tunisie, il y a l’apparence du pluralisme, mais le régime est trop policier pour que l’université puisse fonctionner.

– Après le travail sur les banques, avez-vous engagé d’autres projets sur la région ?

J’ai écrit un livre avec un collègue, Robert Springborg, (ancien directeur de The American Research Center au Caire, ndlr). Je l’ai connu en tant qu’étudiant en Egypte. Le livre sur la globalisation et la politique de développement a été publié en 2001 au Cambridge University Press.

Début septembre 2010, nous avons sorti une deuxième édition. Nous y avons introduit beaucoup de changements. Nous faisons des comparaisons avec les régimes politiques et les systèmes bancaires. Les banques sont le commandement de l’économie. On constate que les oligopoles sont concurrencés en Egypte et en Tunisie.

Après la faillite d’El Khalifa Bank en Algérie, les banques demeurent toujours contrôlées par l’Etat. Le roi contrôle plusieurs banques au Maroc, malgré la présence d’un secteur financier privé comme dans les monarchies du Golfe. Dans ces pays, le secteur privé est plus développé.

– Pourquoi, selon vous, l’Union du Maghreb ne réussit pas ?

Pour avoir une union, il faudrait travailler sur le plan économique. Les entreprises et les organisations professionnelles doivent mettre en place un tissu d’intérêts croisés à travers les Etats. Pour faire cela, il faut des accords. On ne peut s’amuser à fermer des frontières. Au Maghreb, la rationalité politique prime sur la rationalité économique. Cette tendance doit être renversée. Il y a beaucoup de complémentarités entre l’économie algérienne et l’économie marocaine. Il faut que les rapports s’améliorent pour qu’on puisse parler du Maghreb.

– En décembre, Alger abritera une rencontre sur le partenariat entre les Etats-Unis et le Maghreb. Pourquoi Washington reprend-il l’idée de traiter avec le Maghreb, en tant qu’ensemble, la fameuse initiative Eisenstat ?

Ce plan Eisenstat a plus de quinze ans. La logique est simple : si on veut attirer le plus grand nombre d’entreprises américaines, il faut un marché plus large. Le Maroc et l’Algérie constituent un marché de 70 millions de consommateurs. Si on ajoute la Tunisie et l’Egypte, cela créera un marché intéressant, même si certains disent qu’il faut éviter l’impérialisme économique. On peut utiliser les investissements étrangers si l’on travaille réellement sur un pied d’égalité et si on l’apprend les systèmes d’organisation managériale aussi bien que les technologies. Par le passé, l’Algérie a eu des politiques économiques ambitieuses avec Belaïd Abdesselam, mais cela a amené à une dépendance technologique du pays. On peut importer et faire tout soi-même, mais il faut que ça marche.

Les choses ne peuvent pas marcher si l’on n’apprend pas et si nous n’assimilons pas les nouvelles méthodes. Si on peut faire cela, on peut avancer sur la chaîne de valeurs de la production de haute technologie. Une technologie qu’on maîtrise. J’ai écrit un livre sur les ingénieurs à la recherche de l’industrie en Egypte et j’ai participé à un débat dans le cadre des conférences sur ce thème organisées par le Centre américain des études maghrébines présent en Tunisie, en Algérie et au Maroc.

Je me rappelle d’une intervention du sociologue Mustapha Madi sur l’utilisation de la langue arabe et qui a dit que les arabisants devraient apprendre le français pour travailler à l’usine.

– En Algérie, on demande aux Européens et aux Américains de transférer la technologie et on lie cela à l’investissement dans le pays. Faudra-t-il compter sur ce «transfert» ?

Cela exige beaucoup de créativité de la part des Algériens et de la souplesse de la part de l’entreprise étrangère. L’apport étranger est important pour hausser le niveau.

Il ne s’agit pas d’argent puisque l’Algérie n’en a pas besoin, mais c’est surtout le savoir-faire. L’Algérie peut essayer de retenir les leçons du passé, et éviter la dépendance technologique venue avec la politique d’industrialisation.

Fayçal Métaoui