Commémoration: Pourquoi nous aimons tant Hasni?

Commémoration: Pourquoi nous aimons tant Hasni?

Pour commémorer la mort de Hasni, le HuffPost Algérie remonte le temps et republie ici des extraits d’un reportage-retour sur la mort de Hasni paru dans le Quotidien d’Oran du 28 septembre 2000, soit six ans après la mort du chanteur le plus aimé d’Algérie.

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II vient vers lui, normal. Il l’enlace, attire sa tête contre lui et dans son oreille chuchote : « Hasni kech jdid (quoi de neuf)? ».

Gambetta retentit de deux coups de feu ce jeudi au ciel brouillé. Une femme sort en courant. La rue est vide alors qu’il est midi, comme si les écoles alentour avaient placé des digues pour retenir le flot bruyant des gamins.

Bien avant les coups de feu, les vendeurs de cigarettes avaient déjà levé leurs tables aux coins des rues comme les oiseaux ·qui sentent venir un séisme.

A l’angle de cette rue, où Hasni nage dans son sang sous un poteau électrique et sous les yeux ahuris de Houari, son frère, une vieille femme court jeter sa djellaba sur le corps du chanteur le plus aimé d’Algérie. A Oran, dès que Hasni est évoqué, tout le monde parle de l’assassin qui enlace le chanteur confiant, du «kechjdid», et du vacillement de la foule. Jamais Oran n’a connu un tel deuil, dit-on. La chronique de la mort de Hasni est une toile populaire où chacun a un motif à ajouter, un précieux détail à livrer.

Six ans sont passés. Et quoi de neuf depuis? Hasni est toujours là. Et pas qu’à Oran et pas qu’en Algérie. Hasni est toujours là et ce ne sont pas des mots pour faire une image. Les rues de ce pays sont encore visitées par sa voix, les cafés, les fast-foods, les taxis et les bus. Sans parler des foyers et des coeurs aussi assidument fréquentés par Hasni que lorsqu’il était vivant.

Pourquoi est-il si présent alors qu’il est mort ? Pourquoi se souvient-on de lui particulièrement alors que tant d’autres sont tombés sous les balles et dans l’oubli, et alors que le destin des stars rai est celui des éphémères? Pourquoi séduit-il jusqu’à ceux qui étaient trop jeunes pour se souvenir de son assassinat et que, lorsqu’ils l’évoquent, leur expression prend un air de douce gravité qui n’est pas de leur âge?

La mémoire de Hasni court librement

Gambetta est son quartier, son enfance, son succès. C’est aussi un quartier qui accueille gentiment ceux qui lui rendent visite. Chaud et tranquille, peuplé de petits palmiers, de vieilles maisons coquettes jusque dans la décrépitude et où la douceur orange d’une fin de journée se mêle à une délicieuse odeur de poivrons frits.

La mer n’est pas loin non plus, cachée là-bas derrière une corniche. La maison où Hasni a vu le jour n’est pas vraiment une maison, plutôt une portion au milieu d’une bâtisse. On y accède par un couloir sombre et déglingué.

Ce sont deux petites têtes de Hasni miniature qui vous ouvrent et sourient. Ses neveux. Les enfants de Houari. Houari n’est pas là et ne veut pas être là pour les journalistes. Sans dire pourquoi. Les potes de Hasni, devenus partie intégrante de la légende, comme Zinou, ne veulent pas non plus rencontrer la presse.

Six ans après l’assassinat, l’atmosphère est encore lourde de tension dans le cercle restreint des intimes du chanteurs.

A quelques pas du café préféré du chanteur où pas une photo n’est accrochée, un autre Houari de dix-huit ans, à la peau et aux yeux dorés, retire poliment les écouteurs de son walkman. Dans ses oreilles, s’étirait justement une chanson de Hasni. La coïncidence ne l’étonne pas et c’est avec le sourire qu’il fait le guide du quartier. Les maisons des copains, la placette où Hasni jouait au foot – milieu de terrain – et où se jouent encore des parties sans lui mais avec Bika, son pote, celui qui habitait chez lui alors que sa maison est voisine. Tout Oran le connait, tant “Bika est sa négresse” se taillent la part du lion dans les dédicaces à l’ouverture des chansons de la vedette.

La fin de la visite guidée est un monument hideux, érigé il y a trois ans: une main géante en bronze portant un flambeau défigure la sortir de Gambetta. “Quand ils ont commencé à construire ce truc, tout le monde pensait que ce serait la statue de Hasni, peut-être qu’ils ont changé d’avis en cours de route”, dit-on en ricanant à Gambetta.

A Oran, ville natale du chanteur, il n’existe pas de fan club, ni d’association, ni de fondation, encore moins de stèle. Les attributs de la mort n’encadrent pas encore sa mémoire. La mémoire de Hasni n’a pas encore été “administrée” ni par les autorités ni par ses admirateurs. Elle continue à courir librement – comme ses cassettes toujours bien vendues, toujours goulument piratées – nourrie de petites polémiques locales, à propos par exemple de la couleur et de la marque de sa voiture, qui fait se disputer avec passion, au journal, le chauffeur, le photographe et le gardien.

Le souvenir de Hasni est aussi silencieusement nourri des circonstances de sa mort, dont nombreux ici contestent les conclusions de l’enquête officielle. On dit: “Trop de choses bizarres ce jour-là…les rues subitement vides un jeudi à midi, c’est du domaine de l’extraordinaire, les copains ensuite harcelés par la police…l’assassin retrouvé et tué immédiatement sans procès… et puis Hasni ne se sentait pas menacé, jamais il n’a reçu d’avertissement, il était en confiance et s’il avait senti qu’il encourait un danger, il ne serait pas resté, il était peureux Hasni…”

En dehors des cercles d’intellectuels, personne ne veut croire que “Hasni a été tué par des terroristes islamistes”. Le pourquoi est une autre affaire. Pas très claire. Le seul argument sont les circonstances de la liquidation de son présumé assassin, dont tout Gambetta connait le nom: Abdessamad, tué dans les douches publiques, quelques mois après l’attentat.

Ce qui est sûr est que le besoin de justice est resté insatisfait à Gambetta et aucune blessure n’a cicatrisé.

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Les autres chanteurs s’exilent, Hasni reste

Hasni Chekroun est né le 1er février 1968. Fils d’un mécano, originaire de Tighenif dans la wilaya de Mascara, il était le dernier garçon d’une famille qui aurait pu en contenir 13. Sa mère dit que si tous ses enfants étaient encore vivants, elle serait à la tête d’une “caserna”. Seuls trois sont encore en vie. L’école n’aimait pas Hasni et c’était réciproque. Arrivé au CEM, il est radié, “barra” dit Bika en rigolant, “comme nous tous ici”.

Ici, ils ont tous été mis à la porte de l’école adolescents, ils sont tous chômeurs, ils aiment le foot, le billard et les plus jeunes comblent leurs journées vides de poids et haltères. Des malabars qui concentrent leur attention sur leur élégance.

Hasni anime les mariages et écume les cabarets en cachette, bien évidemment, de ses parents. En 1987, il sort son premier album, une reprise du tube “El barraka” (La baraque) en duo avec Zahouania qui rend furieux ses parents, vieux et pieux.

S’ouvre la décennie 90 et il est le chanteur rai le plus écouté. Khaled et Mami sont trop loin, exilés pour tous ici, pas que géographiquement. Hasni est là, dans son quartier, préférant les Afras aux Marlboro, aimant les falaises et l’alcool avec les copains, les filles aussi, Hasni l’amoureux transi est un mythe, dit son intime Bika.

“Depuis son succès, Hasni n’est plus jamais tombé amoureux, trop de filles l’entouraient et il savait que c’était une affaire de succès”. Le Casino de Canastel, où il se produisait le plus souvent est “dans le coma” caricaturent les ados de Gambetta, mais son cabaret préféré, Fort Lamoune, s’est véritablement transformé en caserne militaire, il y a trois ans.

Les stars s’exilent et Hasni est là, imitant les comédiens du Clandestin dans les rondes nocturnes des fous rires de Gambetta, alors que l’Algérie plonge dans la folie. “Ce que très peu de gens savent, c’est qu’il était très drôle, avec lui c’était les fous rires garantis”, dit Bika.

Sentimental, Hasni même lorsqu’il se plaint du “visa” refusé c’est pour cause de rendez-vous amoureux annulé.

A Alger, les jeunes ne disent plus “celui-là est amoureux”, ils disent: “il écoute Hasni”.

“Quand un cheb parvenait à faire un gros succès rai, il suffisait que Hasni sorte une nouvelle chanson pour qu’il coule, il les éteignait tous..”, il est l’orgueil de ses jeunes voisins qui font remarquer qu’il n’a toujours pas été remplacé.

Et si vous leur demandez combien de cassettes Hasni a faites en tout, ils s’esclaffent: “C’est une question grave”. Ils l’appellent “Hasni l’horizon” parce qu’il n’arrêtait pas de balancer nouveauté sur nouveauté, et les blagues de son vivant étaient qu’il ne fallait jamais demander à un disquaire “la dernière de Hasni”, la réponse étant inévitablement “celle de ce matin ou celle de l’après-midi?”.

Les rires se taisent, les histoires, les anecdotes aussi, puis un grief: “tu as remué nos souvenirs… depuis que Hasni est mort, Gambetta tfat (s’est éteint).”

Et à chacun machinalement revient en tête le lieu où il a reçu la nouvelle de la mort de Hasni.

La mère de Hasni parle de la presse comme d’un ennemi qui guette sa proie

Elle n’a pas de prénom, tout le monde l’appelle la mère de Hasni. Elle habite l’appartement qu’elle occupait avec lui lorsqu’il décida de libérer l’espace des trois-pièces de Gambetta pour son frère marié et d’aller s’installer dans un quatre-pièces au milieu d’une cité hideuse quoique peinte en vert.

Au milieu du blindage de la porte, une fenêtre grillagée par laquelle nous annonce une jeune femme. La mère de Hasni ouvre comme une tempête et s’emporte: “Que voulez-vous encore écrire sur Hasni? Que n’avez-vous pas déjà écrit sur lui et tout ce qu’on vous dit, vous en faites ce que vous voulez, vous venez me tourmenter, ouvrir ma blessure, je vous parle de mon petit, je vous raconte, vous me faites pleurer et puis vous vous en allez écrire n’importe quoi…”

C’est la surprise totale, même ici les années n’ont rien changé, six années après, la mère de Hasni est écorchée vive. Son fils assassiné lui a légué des bataillons de journalistes de la presse a sensation qui viennent agiter ses souvenirs et la blesser.

Elle dit: “Ce sont les journalistes avec leurs ragots qui ont tué son père… Un jour, ils disent qu’il est encore vivant, l’autre ils disent qu’on s’entre-déchire pour l’héritage…”. Sa colère finit par se calmer dans un étonnant sentiment de culpabilité. Elle a honte des quelques mots tout à fait justifiés. Elle offre le café pour s’excuser. Elle parle de la presse comme d’un ennemi qui guette une proie. Et raconte comment le journal Panorama les a invités, elle est son défunt mari, à Alger pour leur offrir une omra. “Ils nous ont emmenés à une réception, nous ont fait photographier, ils ont annoncé à tout le monde que nous partions a La Mecque”.

Et puis les parents Chekroun sont rentrés à Oran, ils ont attendu, attendu la omra fictive de Panorama qui n’est jamais venue.

Mais cet appartement de l’USTO fait l’objet d’un autre genre de pèlerinage. La porte est le téléphone sont squattés par les fans.

Certains viennent d’Alger juste pour demander un verre d’eau de la main de celle qui a enfanté Hasni. Il y a une semaine, deux jeunes filles sont arrivées de Annaba, elles ont imploré de pénétrer l’appartement, et lorsqu’elles y sont entrées, sous le regard étonné de la gardienne du petit temple, elles se sont mises a embrasser les murs et le miroir géant placé à l’entrée du salon.

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Lorsqu’elle et son mari ont écouté pour la première fois la cassette d’”El barraka”, le père est entré dans une rage indescriptible et elle s’est dit: “quelle horreur”. Elle l’a supplié de choisir autre chose, d’ouvrir une boutique ou d’être peintre par exemple. Elle ne pensait pas sincèrement qu’il était doué pour ça. Mais Hasni a persisté en promettant à son père qu’il lui offrirait le pèlerinage à La Mecque. “Son père répondait: ton pèlerinage est hram, ton argent est hram. Et après sa mort, il a tellement regretté”.

Hasni, un coeur d’artichaut

Mais qu’a fait donc ce chanteur pour résister de manière aussi diffuse, presque discrète, mais tellement tenace à la mort et surtout au temps de la banalisation? Son assassinat a certes semé dans le coeur de tous les Algériens, qu’ils coutent et aiment le rai, qu’ils détestent ce genre ou qu’ils y soient royalement indifférents, une sorte de zizanie irrationnelle.

Mais son assassinat n’explique pas tout, d’autres chanteurs l’ont été dans des conditions aussi affreuses. Matoub a légué à la Kabylie un véritable culte, mais seulement à la Kabylie, alors que Hasni est écouté sans surprise aussi bien dans les marchés de Djanet et Tamanrasset que dans les cafés des douars du fin fond de l’Aurès et de la Kabylie.

Hasni n’était pas vraiment beau, les yeux souvent mis-clos, les paupières lourdes, le corps balourd, le sourire béat.

Il n’était pas non plus très élégant. Sa musique n’a rien de bien exceptionnel. C’est lui qui la “fabriquait”, une fois les paroles d’une chanson en main “il venait se mettre debout contre le synthétiseur, sa feuille de paroles en main”, se souvient l’un de ceux qui travaillait constamment à ses cotes,“il fredonnait les paroles à la recherche d’une mélodie et il n’hésitait pas à prendre celles des autres, surtout les chanteurs orientaux qu’il écoutait beaucoup”. Il prenait tout, Hasni, “normal”, sans complexe ni hésitation.

Il faisait de l’industrie sentimentale. Ce qui lui a souvent été reproché de son vivant par les “intellos” du rai et de la musique algérienne en général. Mais sa voix est étrangement reconnaissable, elle est une sorte d’archétype de la complainte des gens simples: nombreuses ses chansons qui ne sont qu’un long, lent et durable sanglot.

Ce que disent de lui ceux qui l’aiment pour tenter une explication, c’est qu’il est un chanteur “hnine”, un tendre. Ils aiment rappeler qu’il lui arrivait de pleurer pour de bon en studio. Ils disent que la différence entre lui et celui qui défraie actuellement la chronique rai, cheb Bilal, c’est que Hasni, lui, ne chante pas la redjla. “Quand tu écoutes Bilal, même si tu aimes ce qu’il raconte, tu deviens nerveux (twasswess), tu as envie de réagir, Hasni c’est tout le contraire, tu es en toi et tu pleures”.

Le portrait du Hasni brossé par ses copains, ses admirateurs, sa mère et son quartier n’a rien de bien renversant, de colossal. Un simple fêtard, pas frimeur, généreux, peureux et sensible. Un coeur d’artichaut, Hasni.

Et si les Algériens s’identifient tellement à cet homme, assassiné pour cause d’hyperhnana, si sa mémoire a résisté aux hommages embrigadants, préférant se balader en nous sereinement, si sa mémoire a résisté à tous les renoncements ambiants, c’est peut-être qu’ils ne sont pas aussi sauvages et cruels que cela les Algériens. Hasni est le miroir qu’ils ont choisi contre la guerre et pour une parcelle d’éternité.