Chronique des 2 rives / Littérature engagée : procès et malentendus

Chronique des 2 rives / Littérature engagée : procès et malentendus
Écrit par Abdelmadjid KAOUAH

Au nom d’une conception étriquée de l’engagement de l’écrivain, la littérature a connu par le passé maints procès en sorcellerie. Littérature engagée ? Ecrivain engagé ? Par quels temps, quels contextes ?

Pour quelle cause ? Autant d’interrogations que suscitent les œuvres littéraires et la démarche de leurs auteurs, citoyens par ailleurs dans la vie concrète. Retour sur un « malentendu » édifiant, « La Colline oubliée » de Mouloud Mammeri et ses avatars d’aujourd’hui.

Mouloud Mammeri ne manqua pas de passer sous les fourches caudines de la critique au début des années cinquante. Littérature engagée ? Pour lui «la formule tient lieu de réflexion, à la limite elle en dispense», a-t-il dit dans un entretien emblématique. Mais pour lui aussi, le principe de l’engagement reste «une protestation de l’intelligence contre la violence» qui doit s’affirmer par la médiation de l’art. Mouloud Mammeri fait remarquer que «pour que des milliers d’hommes répètent après lui que la question était d’être ou de ne pas être, il a fallu que l’évènement passe par le cerveau de Shakespeare et en sorte se transfigure».

UN CERTAIN HAMLET

Il y a bien longtemps, j’avais initié dans un hebdomadaire une sorte de feuilleton consacré à la nouvelle. Je m’étais mis à rêver à y publier au-delà de toute étiquette les auteurs algériens contemporains. Parmi les premiers, bien entendu, Mouloud Mammeri. Le regretté Tahar Djaout m’avait remis ses coordonnées. Je crois que ce fut le coup de fil le plus intimidant de ma vie. Il avait lu la recension que j’avais écrite sur son «livre d’entretien avec T. Djaout» (Laphomic, 1987). Ce fut un évènement avec un autre consacré à Kateb Yacine. Les deux grands écrivains, et ce n’est pas peu dire, n’étaient pas en odeur de sainteté auprès des appareils officiels. Il faudrait rendre hommage au travail pionnier de Laphomic et de son équipe de l’époque. «Le livre d’entretien» réalisé par Tahar Djaout comprenait aussi un inédit, «La cité du soleil» de M. Mammeri. L’écrivain y tenait de fortes paroles. La littérature dite engagée. «La formule tient de la réflexion, à la limite elle en dispense. L’engagement ainsi utilisé n’est pas seulement un instrument commode, c’est aussi un bon instrument de terrorisme intellectuel ; il permet de condamner ceux qui pensent différemment». Mais il ne manque pas de nuancer sa sentence en précisant que le principe de l’engagement reste «une protestation de l’intelligence contre la violence. Il en appelle aux pouvoirs de médiation de l’art : «Il a effectivement existé un Hamlet, prince danois, qui a réellement joué la folie pour venger son père assassiné. Mais pour que des milliers d’hommes répètent après lui que la question était d’être ou de ne pas être, il a fallu que l’évènement passe par le cerveau de Shakespeare et en sorte se transfigure». Et à Tahar Djaout qui lui rappelait qu’il avait été qualifié par une certaine critique comme «le plus français des écrivains algériens», il avoua «n’en tirer «ni gloire ni honte», se considérant nourri de culture ancestrale, prédisposé «à l’ouverture la plus large sur les plus divers horizons». Il a accepté alors sur le champ de donner à cette série une nouvelle. Comme je l’ai déjà mentionné par ailleurs, Mammeri a tenu à se déplacer lui-même jusqu’au petit café de la place Emir Abdelkader pour me remettre sa nouvelle, intitulée «Escales», reprise des années plus tard à la Découverte (1992). Ce fut un moment bref mais de ceux qui comptent dans un parcours d’homme. J’ai été frappé par sa modestie et son ouverture d’esprit. Pour mieux comprendre l’analyse que fait Mouloud Mammeri à propos de la littérature dite engagée, il faut remonter à l’accueil de la critique algérienne à son roman «la Colline oubliée» – qui atteste avec «le Fils du pauvre» de Mouloud Feraoun, et «la Grande Maison» de Mohamed Dib – la naissance du roman algérien de langue française.

SUSPICION, CONTRESENS ET TRANSFIGURATION

Au lendemain de la parution de «la Colline oubliée», Mohammed Chérif Sahli, connu comme l’un des premiers historiens algériens, écrit notamment dans «la Colline du reniement» (in Le Jeune musulman, 2 janvier 1953 – n° 12) : «Nous avons constaté la confusion jetée dans les esprits et les erreurs accréditées par une propagande au sujet d’une œuvre […]. Lorsqu’à peine sorti des presses et encore inconnu à Paris, ce roman est répandu aux quatre coins de l’Algérie, lorsque les journaux colonialistes, habitués à étouffer par le silence les écrits patriotiques, lui tressent des couronnes en de longs articles dithyrambiques, nous sommes fondés à trouver l’affaire suspecte.» On croirait ces lignes écrite aujourd’hui. On a lu de semblables à propos du «Fleuve détourné» de Rachid Mimouni. Et, récemment encore, des plus incisifs, au sujet de certains romans et romanciers algériens qui connaissent une consécration médiatique remarquable, attestée par l’obtention de prix prestigieux. Dans les usages littéraires, on prend souvent le soin de séparer l’homme de son œuvre. C’est du moins, la faveur dont a bénéficiée L.-F. Céline en dépit de son antisémitisme échevelé. Kateb Yacine ne manquait pas de faire état de son admiration pour l’art romanesque de Faulkner, dont il ne doutait pas, par ailleurs, de son racisme –lequel participait paradoxalement de la justesse de son écriture. Mais souvent ni l’homme ni ses écrits ne laissent des souvenirs impérissables. Mohammed Chérif Sahli écrivait ses critiques du temps de la colonisation, avec une ferveur nationaliste certes, expéditive, qui participait d’une mythologie patriotique. On sait moins de quelle manière lui avait répliqué sans ambages Mouloud d Mammeri : «…M. Sahli ne nous dit-il pas […] ce qu’il a lu, ce qu’il a vu dans mon roman ? Est-il si enfant qu’il lui faille pour juger d’une œuvre les yeux des autres ? Pourquoi la seule fois qu’il me cite est-ce à contresens et à travers un article d’«Arts» ? On sait maintenant que le roman «la Colline oubliée» s’est retrouvé otage des turbulences qui ont habité le nationalisme algérien au sein du MTLD. Ce dernier avait opté pour une culture nationale rattachée à la geste arabo-islamique». Mostéfa Lacheraf n’épargna pas non plus l’écrivain en s’attaquant aux «particularismes étriqués», retournant, ironiquement, des réflexions développées des années plus tôt par Mouloud Mammeri lui-même… Autre reproche servi toujours en lieu et place d’une critique circonstanciée de l’œuvre en présence : pourquoi ne pas l’avoir écrite dans la langue du peuple. Dans ces conditions «la Colline oubliée», vite classée dans la catégorie ethnographique, pouvait-elle être lue, reçue à sa juste dimension ? Querelle des Anciens et des Modernes, comme on l’a laissé entendre, au point que ce que nomme Nabile Farès «la critique directrice» transforme terme à terme le contenu d’une œuvre. «De même que le réalisme critique prend les mots pour des choses, de même la critique directrice prend les livres, les travaux «romanesques» pour des intentions d’auteur. Dans un autre contexte historique, dans le feu de la lutte anticolonialiste, Mohamed Dib affirmait : «Toutes les forces de création de nos écrivains et artistes, mises au service de leurs frères opprimés, feront de la culture et des œuvres qu’ils produiront autant d’armes de combat. Armes qui serviront à conquérir la liberté». L’objectif est clair : il s’agit de mettre au service d’un combat politique pour la liberté, la littérature. Il ne peut s’agir que d’un art engagé. Pour l’heure, une telle définition du rôle de la littérature est en adéquation avec l’air du temps et les exigences de la réalité algérienne. Les nuances sur la vocation de la littérature ne sont pas de mise à ce moment de l’histoire. Plus tard, cette définition par trop empirique montrera ses limites et Mohamed Dib sera parmi les premiers à déclarer qu’une telle conception n’était plus à l’ordre du jour au lendemain de l’Indépendance. Vieux débat qui s’était en grande partie essoufflé au soleil des indépendances ? On ne peut nier que les œuvres qui ont marqué notre histoire ont brillé à la fois par leur esthétique et leur engagement. Faut-il rappeler, par exemple, «Nedjma» de Kateb Yacine et la «Trilogie Algérie» de Mohammed Dib ?

IMPASSE ET CONCEPTS EN VOGUE

Il y a quelques années, dans les colonnes du quotidien «Le Soir d’Algérie» (20/02/2012), une «contribution» de l’universitaire Abdellali Merdaci entendait apporter «une nécessaire clarification» sur «Les impasses du champ littéraire en Algérie». Ce texte critique, qui n’est pas passé inaperçu, évoquait «la dénationalisation» des littératures du Sud dans les discours théoriques occidentaux. Cette dénationalisation, selon le contributeur, se conforte par l’adhésion consciente des écrivains originaires du Sud qui valident les concepts en vogue, tels que «écriture migrante», «migritude», voire «littérature-monde»… Autant d’interrogations dérangeantes mais intéressantes et à même d’ouvrir le débat, n’était une trop rapide conclusion renvoyant ces écrivains à une «faille identitaire» à «une identité fictive» (empruntée à Barthes) et finalement au reniement de soi. Cette critique s’accompagne par un procès de la globalisation et d’une mondialisation à sens unique -qui n’est pas sans pertinence- et la défense du nationalisme selon Abdellali Merdaci «couvert d’opprobre» sur la rive Sud de la Méditerranée, alors que le «nationalisme culturel» reste un cheval de bataille en Europe et en Amérique du Nord (on ne peut plus tonitruant depuis l’arrivée à la Maison-Blanche de M. Trump). Faut-il penser que derrière ce texte se réactive une lecture critique normative de la création littéraire, dont l’essence reste le rapport au politique ? Au détriment de la singularité du fait littéraire et qui nous ramènerait dans ces conditions aux dérives d’une approche restrictive n’ayant plus prise ni sur la réalité ni sur l’imaginaire qui l’accompagne ? Cette approche a posé les jalons d’un débat qui prend de l’ampleur au fur et à mesure que s’élargit le panorama littéraire algérien dans ses différentes expressions linguistiques.

AU-DELA DU TEXTE

Ainsi la leçon de «la Colline oubliée» n’a pas fini de nous instruire. Mohammed Dib, dans une postface à «La Nuit sauvage» (1995), a posé les termes de la problématique à laquelle devait faire face un écrivain du Sud, qu’il vive au pays natal ou en exil. «A quelle interrogation plus grave que celle de sa responsabilité, un écrivain pourrait-il être confronté ? C’est mal poser la question, elle doit être retournée ; nous dirions mieux en nous demandant : cela a-t-il un sens qu’on se répande en écrits et n’ait pas en répondre ? Pour les avoir écrits et tout bonnement pour avoir écrit. L’Occident aujourd’hui paraît s’être libéré de cette préoccupation, avoir disjoint les deux choses : écriture (romanesque) et responsabilité (morale) Doit-on, et peut-on, partager partout une telle position ?», s’interrogeait Mohammed Dib. Pour sa part, Mouloud Mammeri fut incontestablement un écrivain d’une grande rectitude morale, hautement responsable de ses écrits comme de sa conduite. C’était aussi un homme de longue patience, convaincu que l’histoire rendrait justice à ses convictions et ses choix solidaires, souvent en solitaire. En poésie, la filiation de l’engagement remontait à une époque plus lointaine. Après la conquête coloniale, quand lettrés et notables observèrent le silence, la parade est venue des poètes populaires qui, dans les dialectes arabes et berbères, se firent les porte-parole du petit peuple. Leurs poésies ont constitué un long chapelet de lamentations et d’exhortations au fur et à mesure de la progression de la colonisation à l’intérieur du pays et participé à susciter les foyers de rébellion et de sédition sporadiques durant tout le XIXe siècle et le début du XXe. Ainsi, Si Mohand ou Mohand imaginait «des larmes de granit à cause de ce siècle sans pudeur». Dans sa traduction des «Poèmes kabyles anciens» (Maspéro, 1980), Mouloud Mammeri écrit à propos de la culture orale : «Le vers dit par un homme à des hommes, en des circonstances données, souvent au cours d’un rite où la faveur de l’attente, orchestre et multiplie les réussites de la réalisation, dépasse de partout les limites formelles d’un texte».