Chronique des 2 rives / Lettres Syriennes : Entre désenchantement et résistance

Chronique des 2 rives / Lettres Syriennes : Entre désenchantement  et résistance

Abdelmadjid Kaouah

« Oh ! Mon pays, ils ont fait de toi un feuilleton d’horreur / Dont nous suivons les épisodes chaque soir / Comment te verrions-nous s’ils nous coupent le courant ? » On croirait ces vers de Nizar Qâbani écrits au cœur de la tourmente tragique de la Syrie. Rien de plus significatif à cet égard que la littérature syrienne, surtout celle née au tournant de

l’an 2000. Davantage que les discours et les représentations idéologiques, la littérature syrienne livre des clés et des décryptages éloquents sur le naufrage d’un pays. D’où cette traversée réactualisée dans les lettres syriennes.

Sentiment d’effroi et d’impuissance face au drame vécu par le peuple syrien, qui interpelle puissamment à travers le monde les consciences. Dans le drame syrien, les réelles motivations qui ont amené à l’éclatement de « la révolution » en 2011 ont été englouties par le trop-plein de « joueurs » sur le terrain…

VIE ET MORT DES ARABES

Les révoltes populaires de ces dernières décennies peuvent se présenter comme le décryptage, une réplique des cris solitaires des poètes et des écrivains. Dès octobre 2011, Farouk Mardam-Bey, qui dirige la collection Sindbad à Actes Sud, évoquait une « littérature de résistance », tout en précisant : « Comme partout dans le Monde arabe, on assiste à l’irruption de l’individu dans la réalité et dans la fiction, et les écrivains, hommes et femmes, osent défier les tabous religieux et sexuels. Je suis certain que la révolte en cours aura des conséquences extrêmement positives sur le plan littéraire. Les Syriens n’imaginaient pas, eux-mêmes, qu’ils étaient aussi assoiffés de liberté… »

Jusqu’à une date récente, quand on évoquait la littérature syrienne, on avait en tête les poètes Adonis et Nizar Qâbani. Leurs œuvres n’ont pas manqué de soulever à des degrés divers des polémiques et des mises à l’index. La parole poétique d’Adonis étant d’une vertigineuse hauteur au point qu’elle peut sembler impénétrable pour le commun des mortels. Le second, Nizar Qabani -mort en exil en 1998- est l’auteur d’une œuvre poétique dédiée à la femme et en même temps ancrée dans les drames politiques du monde arabe. Sa qasida, « Quand annoncera-t-on la mort des Arabes » eut force résonnance dans le monde arabe. Muhammad al-Mâghût, qui fut le premier à adopter le vers libre dans les années cinquante, s’immergeait dans le quotidien du petit peuple.

Dans son recueil La joie n’est pas mon boulot, (1970), il clame amèrement son opposition existentielle, relayant les murmures des opprimés : « Fuyez nuages/Les trottoirs de ma patrie/Ne méritent même pas la boue. » Et encore : « Ne sois pas amical car c’est le temps de la haine/ ne sois pas pur car c’est le temps de la boue… » La parole d’Adonis était fortement attendue sur le drame qui bouleverse son pays. Il ne pouvait rester silencieux. A la veille où le poète recevait le Prix Goethe, il avait surtout élargi son propos à l’ensemble des dirigeants du monde arabe en les accusant de «ne laisser derrière eux que ruines, arriération, amertume et torture. Ils ont accumulé du pouvoir. Ils n’ont pas bâti une société. Ils ont fait de leur pays des espaces de slogans dépourvus de tout contenu culturel ou humain ».

A sa manière, il s’est adressé à Bachar Al Assad, dénonçant la faillite du parti Baath qui « n’a pas réussi à rester prédominant par la force de l’idéologie, mais grâce à une main de fer sécuritaire ». Il fustige la répression en restant convaincu que la violence « ne peut durer car aucune force militaire aussi puissante soit-elle ne peut vaincre le peuple, aussi désarmé soit-il ». Dans ce message, il appelait également à la nécessaire modernisation du régime qu’il exhorte à « remettre la décision au peuple » et mettait en garde l’opposition des influences religieuses. « Le révolutionnaire littéraire », comme il fut qualifié, restait en conséquence partisan d’une réforme raisonnable et non imposée de l’extérieur…

LES LENDEMAINS  QUI NE CHANTENT PAS

C’est à Alep (en ruine aujourd’hui) que fut fondée, en 1712, la première imprimerie arabe. La Nahda arabe est grandement redevable aux écrivains et intellectuels syriens aux origines culturelles et religieuses diverses. Que dire de la nature et de l’évolution en général de la littérature syrienne ? Avec Chakîb al-Jâbiri (Fringale, 1937), le roman s’est ouvert aux questions de la vie sociale. Il puisera également ses sujets dans la politique avec Muta’ al-Safadî (la Génération du destin, 1960) et Fâris Zarzûr (Les A-sociaux, 1971). Avec Hanna Mina, chef de file des écrivains réalistes (la Voile et la Tempête, 1966), s’imposera la représentation des petites gens dans le roman et la nouvelle. Mohamad al-Maghout s’illustrera par le vers libre dans la poésie.

Dans un pays officiellement engagé durant des décennies dans une voie de développement national, la littérature avait pour tâche d’accompagner sur le mode du réalisme-socialiste cette marche vers des lendemains qui chantent. Dans cette littérature dite « engagée », le culte du héros positif était de rigueur. Les œillères dogmatiques s’avéreront insupportables par la suite. Aussi quelques auteurs syriens, instruits par le désenchantement arabe après la défaite de 67, ont pu trouver une alternative au dogme en s’orientant vers le réalisme merveilleux mis à l’honneur par les romanciers latino-américains. C’est le cas de Walîd Ikhlâsî (le Rapport, 1974), Haydar Haydar (Festin pour algues marines, 1983, Chypre,), et Salîm Barakât (« Les Seigneurs de la nuit », 1985). « Festin pour algues marines », édité en 1983 à Chypre, réédité en Egypte par le ministère de la Culture, fut l’objet d’une campagne de dénonciation et d’un appel à autodafé…

LE TRIANGLE DES TABOUS

Il faut d’abord préciser qu’en Syrie, d’ailleurs comme dans tous les autres pays arabes, l’expression littéraire se déroulait sous le signe du fameux triptyque des interdits : sexe, politique et religion. Avec, en Syrie, l’existence d’une censure officielle qui relève d’un triple niveau. Selon Hassan Abbas, critique et chercheur : « l’Union des écrivains arabes pour les productions littéraires, le ministère de l’Information pour les écrits politiques et sociologiques, et le commandement national ou régional du Parti Baath pour les livres qui causent problème ou susceptibles de poser problème. Cette dernière instance est la plus haute. Quant au niveau policier, c’est une censure post-production. Elle frappe des livres qui sont édités à l’étranger et qui arrivent d’une manière ou d’une autre dans les librairies ». Autre phénomène insidieux et non moins mutilant, fruit de la culture de la peur, c’est l’autocensure car souvent les auteurs sont convoqués et interrogés.

Les premiers frémissements du renouveau littéraire syrien – après la mort de Hafad Al Assad et le Printemps de Damas raté au début du nouveau millénaire – viendront Les nouvelles Shéhérazade, selon le chercheur Hassan Abbas. Notamment avec « Kama yanbaghi li nahr » (Comme il faudrait pour une rivière) de Manhal al-Sarraj. C’est un récit allégorique tissé des souvenirs de la romancière. Enfant, elle fut témoin de la répression qui s’était abattue sur Hama après le soulèvement violent des islamistes. Le roman interdit en Syrie a été publié aux Emirats, à Chardja en 2003. Rosa Yacine (de Lattaquié, le fief des Assad) et fille d’un chercheur communiste connu, dans son premier roman « Abanous », évoque le destin de cinq générations de femmes de la même famille sur un siècle.

Le roman a obtenu le deuxième prix du Concours-Hanna-Mina du meilleur roman, organisé par le ministère. Or, il fut partiellement censuré avant sa publication… Samar Yazbek, quant à elle, a dû publier ses deux romans, « Tiflat as-Samaa » (La Fille du ciel) et « Salsal » (Argile) à Beyrouth. Son dernier roman « Odeur de cannelle » doit paraître prochainement en français et en italien. Dans son « Journal de Damas », Samar Yazbek écrit : « Je me glisserai dans le sommeil des assassins et je leur demanderai : Avez-vous bien regardé leurs yeux quand vos balles se sont approchées de leurs poitrines ? Avez-vous aperçu le trou de la vie ? Avant que le ciel de Damas ne vire au bleu sombre, ils regardent les doux cercles rouges autour de leurs fronts et de leurs ventres, là où les fenêtres de nos regards s’arrêtent. Ici, à Damas, là où s’endormiront bientôt les yeux des assassins, là où nous resterons à veiller l’angoisse, la mort n’est pas une question, c’est une fenêtre qui s’ouvre sur de nombreuses questions. »

A L’INTERIEUR  DE LA BOîTE NOIRE

Il faudra attendre 2007 pour découvrir une relation du monde carcéral syrien avec la parution de « La Coquille » (Sindbad, Actes Sud) de Mostafa Khalifé. C’est le Journal d’un écrivain syrien, qui a passé treize ans dans les prisons du régime. Appartenant à une famille chrétienne grecque-catholique, proche lui-même d’un parti d’extrême gauche, il fut arrêté en 1979 à l’aéroport de Damas -à son retour de France où il effectuait des études de cinéma- et accusé d’être, contre toute vraisemblance, membre du mouvement des Frères musulmans ! Ce récit, qui se présente comme un journal, restitue sous une forme légèrement romancé, les choses vues et entendues par le narrateur. Sans pathos, avec sobriété, les scènes qui se succèdent donnent à voir à la fois la barbarie des geôliers et le processus de déshumanisation des détenus, et par-delà, de la société elle-même.

A son tour, Yassine Hajj Saleh, incarcéré durant 15 années, publie « Sourya min al-Zhil, Nazharat dakhil as-Sandouk al-Aswad » (La Syrie de l’ombre, regards à l’intérieur de la boîte noire) (2010). Il est, depuis le début, l’une des voix de la révolte syrienne. Khaled Kalifa (Alep, 1964), scénariste réputé de plusieurs films et séries télévisées, fondateur de la revue culturelle, « Aleph », auteur de plusieurs romans qui l’ont placé parmi les écrivains syriens les plus reconnus, il vient de donner avec « Madîh al-karâhiya » (Eloge de la haine) son maître -livre (Dar al-Adab, Beyrouth 2008 et Sindbad Actes-Sud, 2001).

COMBAT CONTRE L’OUBLI

C’est une jeune Syrienne d’Alep, élevée dans la plus pure tradition musulmane, qui croit trouver sa liberté en rejoignant un mouvement fondamentaliste qui l’initie aux luttes djihadistes. De l’embrigadement volontaire à la prise de conscience en passant par l’épreuve prison, Khaled Kalifa restitue, à travers ce parcours et sa confrontation contradictoire à l’altérité, l’affrontement entre les deux forces, l’islamisme et le régime hégémonique, qui ont ravagé la Syrie durant les années 1980. Un roman qui bouscule l’amnésie ambiante et la culture de l’oubli dans lesquelles se sont longtemps repliés les Syriens. Pour « Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville » (Dâr al-Adâb, Beyrouth, 2013), l’écrivain syrien Khaled Khalifa obtiendra en 2014 le Prix Naguib-Mafouz.

Les littératures sont inextricablement liées aux sociétés dont elles sont originaires et constituent, pour cette raison, des instruments indispensables à la construction d’un récit différent de celui, souvent imposé par le discours dominant. Avant la décennie 2000, « même les auteurs qui se disaient, à l’époque, engagés dans les luttes sociales et politiques, et quelle que fût la conviction intime de chacun d’eux, étaient ainsi forcés d’user de subterfuges : ils dénonçaient certes les atteintes aux libertés collectives et individuelles mais en situant l’intrigue dans un autre temps ou un autre lieu ; ils traitaient de la corruption mais comme une vulgaire délinquance… », écrit Farouk Mardam Bey. Ainsi c’est, toutes générations confondues, qu’une nouvelle littérature syrienne a commencé en 2000 à se libérer des contraintes imposées – ou de l’autocensure- pour être confrontée ouvertement à la censure et aux déchirements de l’exil.