Christophe de Margerie, un patron hors norme

Christophe de Margerie, un patron hors norme

Le PDG de Total est mort lundi soir dans un accident d’avion à Moscou. En mai dernier, « L’Obs » lui avait consacré un long portrait.

Le PDG de Total Christophe de Margerie, 63 ans, est mort dans un accident d’avion survenu dans la nuit de lundi à mardi 21 octobre à l’aéroport de Vnoukovo, près de Moscou. Celui que l’on surnommait « Big Moustache » avait pris les rênes du géant pétrolier français en 2010, après avoir effectué toute sa carrière dans l’entreprise.

Qu’est-ce qui a fait courir cet homme qui balançait ses vérités avec un mélange de cynisme soft et de truculence ? En mai dernier, « L’Obs » lui avait consacré un long portrait. Celui d’un homme qui voulait convaincre les Français d’aimer Total.

(Portrait publié dans le « Nouvel Observateur » du 15 mai 2014)

Il boit au goulot. « Mais non ce n’est pas de l’éther ! Elle a du goût, c’est la meilleure. C’est la Beluga ! » Si l’on n’était perché au 44e étage de la tour Total, dans le quartier des affaires de la Défense, on pourrait se croire devant un spot télévisé. Pourtant on ne rêve pas, ce 17 mars en fin de journée, c’est bien Christophe de Margerie, PDG de la cinquième major mondiale, qui est en train de descendre une bouteille de vodka.

Faut-il y voir un signe des temps ? L’amateur d’alcools forts a délaissé sa vieille passion pour le fameux whisky écossais Lagavulin au profit d’une vodka… russe. « Et encore, je n’ai pas opté pour la Putinka ! » lâche le pétrolier aux faux airs de Major Thompson qui adore cultiver la provoc. Vérification faite, la Putinka existe bien. Une distillerie d’Etat russe l’a créée en 2003 en hommage à Vladimir Poutine. En pleine crise ukrainienne, aucun autre patron français n’oserait s’en amuser. Mais Christophe Gabriel Jean Marie Jacquin de Margerie, 62 ans, patron de Total depuis 2007, a l’esprit frondeur d’un Maverick.

Cultissime moustache

Cela fait quarante ans que le globe-trotter de l’or noir promène sa cultissime moustache à travers la planète. Cet homme qui défie les bonnes manières dirige l’entreprise la plus puissante du CAC 40 (première capitalisation boursière avec 200 milliards de chiffre d’affaires et 97.000 salariés, dont la moitié en France). Un métier particulier, où il faut savoir composer avec les dictateurs. A l’étranger, le super-patron est traité avec les égards d’un chef d’Etat. Mais, en France, le mazout lui colle aux mains. Entre les affaires de corruption de l’époque Elf (absorbé par Total en 2000), la marée noire de l’ »Erika », l’explosion d’AZF à Toulouse, la mise en cause du groupe en Birmanie, l’héritage est lourd.

Coriace, obstiné, roublard, »Big Moustache » a – jusqu’ici – réussi à échapper aux foudres de la justice. Blanchi dans l’affaire « pétrole contre nourriture », le PDG sait que son image risque d’être à nouveau écornée dans le dossier iranien. Le procès doit avoir lieu en France à l’automne. Mais pas question de raccrocher : ceux qui se voyaient déjà lui succéder devront patienter. Christophe de Margerie a fait inscrire une résolution à l’assemblée générale du groupe, le 16 mai, pour repousser l’âge limite d’exercice du PDG à 67 ans. Total est son royaume. Pourquoi céderait-il une couronne dont il tire tant de plaisir ?

En 2007, il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne puisse pas prendre le poste de directeur général que lui offrait Thierry Desmarest, un patron aussi froid et peu communicant que son successeur est chaleureux et prolixe. La légende veut que, enfermé dans les sous-sols du Palais de Justice dans le cadre d’une information pour corruption, Christophe de Margerie se soit mis à aboyer… puisqu’il estimait être traité comme un chien ! Cette anecdote a suffi à forger la stature d’un patron hors norme. Certes, il boit (beaucoup), voyage (énormément), dort (si peu). Ses colères et ses retards sont légendaires. Mais son parcours contredit tous les clichés de la nomenklatura patronale.

Fils de famille

Il n’a fréquenté aucune des grandes écoles de la République. Modestement diplômé de l’Ecole supérieure de Commerce de Paris, il a gravi tous les échelons d’un groupe traditionnellement dirigé par des ingénieurs X-Mines (Polytechnique) où féodalité et discipline quasi militaire sont de rigueur.

C’est un fils de famille – Taittinger par sa mère – qui aurait pu faire carrière dans le brut champenois, autrement plus glamour que le brut pétrolier, s’amuse le milliardaire belge Albert Frère, premier actionnaire privé de Total. Il a préféré faire ses preuves en dehors de l’empire familial et a réussi son pari. »

« Fils de »… l’histoire est un peu plus complexe. Abandonné par Pierre Rodocanachi, son père biologique, ancien militaire, Christophe, comme ses deux frères, a été adopté par Pierre de Margerie, le deuxième mari de sa mère, Colette Taittinger, alors qu’il avait 11 ans. « C’est lui, et lui seul, mon vrai père », corrige le patron de Total. Méconnu, cet épisode familial expliquerait la « grande liberté de Christophe vis-à-vis de l’ordre établi et son rapport particulier à la légitimité », estime Philippe Boisseau, directeur général de Total.

Profits colossaux

N’attachant aucune importance à la reconnaissance de son milieu, Christophe de Margerie veut en revanche obtenir celle du public. Passionnément amoureux de Total, l’aristo devenu la coqueluche du CAC 40 veut convaincre les Français d’aimer leur champion tricolore. Une gageure. Car le pétrolier incarne les profits colossaux dans un contexte économique de crise (augmentation des dividendes versus fermeture de la raffinerie de Dunkerque) mais aussi la collaboration avec des régimes peu recommandables. Irak, Iran, Russie, Libye, Qatar, Arabie saoudite, Nigeria, Birmanie… la liste est longue. Comment rester crédible sans paraître cynique quand on fait du business avec tous les dictateurs de la planète ?

Entendre le patron du fleuron national de l’énergie disserter sur la situation de l’Ukraine est un exercice cérébral épuisant. Derrière une logorrhée humaniste, faite de volonté de comprendre l’histoire des peuples et de « ne pas regarder avec les yeux des Occidentaux », Christophe de Margerie en arrive à justifier l’annexion de la Crimée par la Russie.

« C’est l’Alsace-Lorraine », lance-t-il au « Nouvel Observateur », en s’enflammant. Sortir la Russie du G8 ? « C’est donner 20 % de voix en plus à Poutine. « Bloquer la livraison des navires de guerre Mistral ? « Le patron du Kremlin s’en contrefiche, c’est la France qui sera dans la mouise. » Les sanctions ? « Elles ne se servent à rien et ne feront que pousser les Russes et les Chinois à mieux coopérer, sur le dos de l’Europe », affirme l’amateur de Beluga. « La vérité, c’est que l’Ukraine va très mal économiquement et que l’Europe n’a rien fait pour l’aider. »

La difficulté avec Margerie, c’est qu’il a un art consommé de retourner tous les arguments. Lui reproche-t-on ce discours ultra-pragmatique qui ressemble à s’y méprendre à celui d’un Gerhard Schröder, toujours prêt à défendre l’ami Poutine dès lors qu’il s’agit de développer son propre business ? Christophe de Margerie dégaine son arme fatale, passant brutalement du vouvoiement au tutoiement :

Ah j’te la fais la story ! Total ne défend que ses intérêts, c’est l’argent face à la morale. Les dividendes et le capital versus les morts de Kiev ! »

L’ami Poutine

Ah Poutine… Contrairement aux patrons des nombreuses entreprises françaises présentes en Russie (Société générale, Renault, Schneider, Carrefour, EDF…), Christophe de Margerie côtoie le tsar en personne.

N’exagérons rien ! Je ne passe pas mes vacances ou mes week-ends avec lui, se défend le patron de Total. Je le vois une ou deux fois par an. »

Le rituel est immuable. Vladimir Poutine s’exprime en russe mais exige que son vis-à-vis réponde en anglais, qu’il comprend parfaitement… Ainsi le maître du Kremlin a-t-il toujours une longueur d’avance. Les deux hommes, qui se connaissent depuis quinze ans, se voient au Forum économique international de Saint-Pétersbourg ou au conseil d’administration du Théâtre Marinski, une institution dirigée par le chef d’orchestre Valery Guerguiev, intime de Poutine, et dont Total est l’un des sponsors. Il y a dix ans, la Russie ne pesait presque rien dans les activités de Total. Aujourd’hui, elle représente 10% du chiffre d’affaires et 10 milliards de dollars d’investissement ! Dans cinq ans, Total table sur un doublement. Tout cela grâce à qui ? A Margerie…

A la vie, à la mort dans les pays du Golfe

« L’Oriental », comme le surnomment ses équipes, a débuté son ascension internationale en 1995 comme directeur de Total au Moyen-Orient, l’une des entités les plus puissantes du groupe, avant de prendre la direction de la branche exploration-production. Il a noué dans les pays du Golfe des contacts à la vie à la mort. Les cheikhs et les émirs l’appellent par son prénom. Ils apprécient ce négociateur qui n’est jamais avare de son temps et sait si bien les sortir de la panade.