Cette Algérie qui s’endort

Cette Algérie qui s’endort

Ce n’est pas une chronique-pamphlet mais tout bonnement un constat parmi d’autres sur les maux endémiques qui rongent notre société : l’assistanat et l’indifférence.

En tout cas, je ne verserai jamais dans les redites d’autant que d’une part, ce genre de problématique tourne déjà en boucle dans notre circuit social et nécessite, dans le souci de la soigner, une mise en perspective permanente, puis, d’autre part, je ne fais par-là que vider en mots ce qui m’encombre de l’intérieur en maux en tant que simple citoyen soucieux de la santé morale de sa patrie. En effet, l’inertie collective préfabriquée par notre système de pensée défectueux a pris prétexte des divers motifs culturels, sociaux, religieux, etc., pour se prolonger. En témoignent les sempiternelles torpeurs ramadanesques dont plus personne ne semble s’en passer et, sans doute, le syndrome du retard, « pluriel » dirais-je, qui saccage la psychologie motrice de l’Algérien.

En ces temps de vaches maigres où la ceinture devrait être serrée non seulement pour économiser de l’argent et rogner sur les budgets des secteurs névralgiques de l’Etat mais aussi et surtout afin de pousser la communauté des citoyens à se retrousser les manches et, bien évidemment, se prendre en charge, on est malheureusement en présence d’une tout autre conséquence : le laisser-aller général dans tous les secteurs et à tous les niveaux! Pourquoi ? Et pour combien de temps pardi? Question complexe, indubitablement. Quand un anonyme lisait par exemple cette phrase de l’historien F. La croix qui écrit en 1863 (« Colonisation et administration romaine dans l’Afrique Septentrionale », Revue Africaine) ce qui suit «quand le blé d’Afrique n’arrivait pas, Rome était affamée et le moindre retard jetait l’inquiétude dans le gouvernement et la population», il en tombera rapidement des nues, la peur au creux du ventre! Le désastre d’un pays comme le nôtre qui représente au jour d’aujourd’hui le juste contraire de ce que décrivait cet historien dissipe toute lueur d’espoir. Rien de plus anodin que de regarder l’état de notre économie, l’absence de statistiques fiables, le mythe de «la rente viagère» des hydrocarbures, notre dépendance de l’agroalimentaire occidental, l’anarchie qui a gagné l’esprit, la conscience et la mentalité de nos élites, la gestion au jour le jour, sans perspectives ni prospectives des biens publics, etc. Comment guérir le mal alors que l’on refuse de voir la réalité en face? Comment espérer une voie de salut alors qu’il y a, à peine quelques années, tous les pays de la planète ont pris leurs dispositions afin de parer à une éventuelle accélération du rythme de la crise économique mondiale, sauf les officiels de chez nous qui prétendaient, eux, discours populiste aidant, que l’on en était à l’abri? Incroyable et affligeant en même temps. A défaut de désigner les coupables de ce blocage, ne faudrait-il pas, pour le moins, avoir l’audace de souligner les failles non seulement du fonctionnement du système mais aussi de toute notre architecture mentale ?

Car, le temps presse et les problèmes s’accumulent et gangrènent une société impuissante qui se contente de subir un sort immérité « Et maintenant ? Écrivait il y a déjà quelques décennies le romancier Rachid Boudjedra (« Le démantèlement », Denoël, Paris, 1982), les villes s’étaient surchargées et s’enroulaient dans la mauvaise graisse des bidonvilles tandis que les terres irriguées par le sang étaient à l’abandon, les mosquées poussaient comme des champignons phalliques, la religion était récupérée par tout le monde, les rues se remplissent d’opportunistes, d’affairistes et d’arrivistes éblouis par la réussite fulgurante (…) et la corruption devient la loi générale (…) ». Triste diagnostic que celui-là, on n’en trouve jamais, certes! Lequel s’abstient, malgré tout, de tirer sa révérence à l’heure même où je noircis ces lignes. A la frustration historique de l’indépendance s’ajoute la frustration idéologique du F.L.N et les partis-godillots du pluralisme factice qui l’ont suivi après 1989, puis, la frustration de la médiocrité et de l’incompétence «le terrorisme administratif» diraient les plus pessimistes de nos compatriotes et, cerise sur misère, l’insatiable délire d’une jeunesse moralement détruite, mourante et irrécupérable.

En conséquence, les Algériens se sentent floués et se rappellent au bon souvenir de l’odyssée novembriste où « les frères du sang et des espérances » se sont tenus la main pour libérer leur patrie de l’emprise coloniale. Une odyssée exploitée à mauvais escient par les élites gouvernantes afin de justifier une légitimité révolutionnaire qui a battu tous les records de longévité, même après l’ouverture au forceps du champ démocratique. Il y a, à vrai dire, un énorme décalage entre la conception que se fait l’intelligentsia-élites du « fait révolutionnaire » et celle à laquelle s’accrochent les masses. Autrement dit, les uns et les autres recourent, en quelque sorte, au « tri mémoriel sélectif ». Ce qui arrange leurs visions respectives de l’histoire (culture de « leaders » pour les uns et culture du « héros impersonnel » pour les autres). En plus des effets de dissimulation, de récupération et de détournement des actes majeurs de de cette histoire-même. Or, celle-ci comme dirait le Pr Chitour (« Algérie, le passé revisité », Casbah éditions, Alger, 2004) « n’est pas (…) un supermarché où on ne prend que ce qui nous intéresse ; elle s’apparente plutôt à une vente en gros où nous devons honnêtement prendre, à la fois les bonnes et les mauvaises choses, les événements qui nous mettent en valeur et ceux qui nous dévalorisent ».

Si je parle ici de l’histoire, c’est parce que, de mon point de vue, celle-ci a grandement participé, à notre insu, de notre dérive et de notre perte en tous points de vue. En ce sens que nos cerveaux habitent le passé et se refusent, jusqu’à nos jours, à tout « aggiornamento » critique ou toute projection dans l’avenir. Ainsi par exemple la culture du «héros», cette entité transindividuelle, mythique, lyrique et épique et celle du « harki », celui a qui tourné le dos aux idéaux révolutionnaires cadence-t-elle encore l’inconscient collectif après 60 ans d’indépendance ! Tout au plus, cette culture de belligérance permanence, de conflit et de lutte des imaginaires reste l’unique moteur du mouvement de pensée et se pose, de plus en plus, en obstacle à la pluralité, la diversité et même à la démocratie. C’est pourquoi, il convient de remettre les pendules à l’heure et d’expulser désormais cette vermine d’indifférence de notre vocabulaire éthique.

Kamal Guerroua