C’était il y a cinq ans.
Je ne sais pas si on se remet d’un bouleversement pareil. Je crois plutôt qu’on s’habitue à ne pas y penser. Et à surtout éviter de songer qu’à 250 kilomètre une centrale nucléaire peut tout ravager si la nature une fois encore décide de révéler sa force.
La force de la nature. C’est quelque chose auquel peu d’entre vous songent, finalement. Parce que par là où vous vivez, on pense pouvoir la domestiquer. Quelle innocence, quelle tranquillité…
Mais il y a cinq ans, ce vendredi 11 mars 2011, j’ai pu mesurer à quel point il peut être vain de vouloir contrôler ce qui nous dépasse, et que nous n’avons que pour seul choix que de l’accepter, c’est à dire, nous n’avons aucun choix du tout.
Le 11 mars, ce dont je me souviens le plus, ce n’est pas cette ondulation en dessous de moi, cette sensation de bateau qui tangue, ce n’est pas l’électricité soudain coupée, ce ne sont même pas mes pas incertains dans l’escalier alors que nous quittons la salle de classe, mes pas incertains parce que la hauteur des marches variait et mon cerveau ne pouvait plus calculer où poser les pieds alors que nous dévalions à toute vitesse, ce n’est pas la salle de patchinko, construite dans une de ces structures métalliques légères et qui ondulait dans tous les sens dans un bruit incroyable, ce ne sont pas les pilonnes électriques qui gigotaient eux aussi dans tous les sens, ni même la peut que l’un d’eux me tombe dessus.
Non, ce dont je me souviens le plus, c’est la route goudronnée sur laquelle je me tenais, et qui se tordait comme un vulgaire chewing-gum. Je me souviens parfaitement avoir regardé cela, et l’image, la sensation ne m’a pas quitté.
Un séisme, ce n’est pas la terre qui tremble, c’est une vague au milieu du sol et qui abîme tout, et qui peut tout engouffrer. C’est la force de la nature, à l’état brut.
Et puis à un moment, oui, c’était de nouveau de fortes secousses et la terre de nouveau se tordait comme une vieille chaussette, les pilonnes et la salle de patchinko ondulaient dans tous les sens, les câbles électriques se balançaient, le tout dans un bruit que je ne connaissais pas, et puis tout se calmait à nouveau, c’est à dire que nous reprenions notre balancement doux au fil du pendule…
Dois-je confesser que je reste fasciné par cette sensation, qu’une part de moi, infime, désire retrouver ces instants, parce qu’alors, je crois bien m’être senti vivre comme jamais dans ma vie, je sentais les yeux, je sentais les oreilles, je sentais mes sens aiguisés, à l’affût, et le spectacle que je pouvais voir et ressentir était véritablement un spectacle, un spectacle dont je n’étais qu’un figurant et la nature la véritable actrice.
Oui, fasciné.
Je pense que le tsunami a frappé beaucoup de gens à cause de cette sensation, certainement l’adrénaline, cette griserie qui vous prend alors au milieu d’un quotidien morne. Un peu comme le chat arrête sa course face à la voiture qui fonce sur lui, ce n’est pas courir que l’on veut faire, c’est ne plus bouger, c’est regarder, parce que tout autours devient en soi un danger, alors, où fuir?
Sur des vidéos, on voit des gens pétrifiés devant la lame du tsunami qui arrive, on voudrait leur dire, mais les voilà admiratifs devant une puissance qui les dépasse.
On a raison de représenter la mort comme une séductrice, un séisme, c’est fascinant et j’imagine qu’une vague qui arrive et emporte tout, quand on n’en est séparé que de quelques dizaines de mètres, c’est hypnotique. Avant de comprendre qu’elle vient, qu’elle sera plus forte, il est peut être trop tard…
Mitterrand voulait vraiment l’arrêter, conformément au programme de 1981 (finir la construction des centrales en cours de construction et arrêt de toute autre construction) et son conseillé aux questions énergétiques Paul Quilès avait orienté les choses en ce sens.
Mais voilà, comme toujours les calculs politiques finissent toujours par l’emporter. Le Parti Communiste, la CGT ainsi que les amis de Jean-Pierre Chevènement étaient pour le nucléaire. Pour rompre avec le nucléaire, il aurait fallu une première crise politique. Alors Mitterrand a tranché en faveur du PCF.
Paul Quilès a tenté de résister mais rien n’y a fait, et la modeste manifestation auquel j’ai participé en octobre, avec peut-être 10.000 personnes à tout cassé n’a pas fait le poids face à des intérêts politiques et financiers qui pour le coup se combinaient parfaitement.
Bref, j’ai toujours été très conscient des dangers du nucléaire et, pour tout dire, cette overdose d’informations sur Fukushima après le séisme m’a véritablement écœuré, car nous sommes tous complices, coupables, responsables, redevables de cette catastrophe.
Je vais même aller plus loin. Des infrastructures qui pollueront les sols pour des milliers d’années. La centrale de Fukushima est un véritable laboratoire de ce qui nous attend. Déjà plus de 100 milliards d’euros ont été dépensé dans la région.
Le démantèlement durera au minimum une cinquantaine d’années, sans compter que nous ne savons toujours pas où pourront être stockés les matériaux, stockée les milliers de tonne polluée, de terre contaminée…
Combien cela coûtera-t-il? Nous avons en France plus de cinquante réacteurs, où allons nous trouver l’argent pour démanteler tout cela, pour stocker des déchets dont la durée de vie est de plusieurs milliers d’années? Connaissons nous une seule civilisation dont la durée de vie a atteint ces milliers d’années?
Même la Chine, même l’Inde, multi-millénaires, ont connu des décrochages de centaines d’années? Nous polluerons les sols avec les centrales comme nous les polluons avec les engrais et les pesticides, le plomb des gaz d’échappement. C’est triste, hein…
Je n’ai donc guère aimé cette focalisation sur l’accident de la centrale, car il s’agissait alors de rajouter une couche bien croustillante médiatiquement sur la catastrophe du tsunami et de ses dizaines de milliers de victimes, ses centaines de milliers de sans abris. Je ne l’ai guère goûtée car je savais que ce n’étais qu’un emballement médiatique, et cela n’a été que cela. C’est triste, hein…
Moi, je n’ai en mémoire que cette longue marche à pieds, de Yokohama à Tôkyô, avec Facebook pour seul ami, ces zones entières privées d’électricité, et puis le grand pont à Futago Tamagawa, au loin on voyait un incendie. Et régulièrement des répliques.
Quelle traversée ça a été, rentrer chez moi… Et arrivé à la maison, découvrir à la télévision cette immense vague de mes yeux, et aussi les premières images de l’unité numéro un de la centrale de Fukushima, cette couleur bleu pastel avec ces cubes blancs et la vapeur qui s’échappe. On n’y croit pas, jusqu’au jour où c’est à côté de chez soi…
Mais pour tout dire, ce n’est pas ce jour que la prise de conscience s’est faite. J’avais encore en tête ce bitume tordu comme du chewing-gum autours de moi, ma marche à pieds dans le froid. Ce ciel grisâtre qui a enveloppé tout alors que le matin avait été presque printanier.
Une autre image, c’est le lundi matin, cherchant à manger de supermarchés vides en supermarchés dévalisés, le téléphone à la main, Yann m’informant de la situation encore pire dans la centrale nucléaire, le réacteur 3 qui avait échappé à un incendie dans la nuit, et autours de moi ces femmes au foyers à vélo, à toute vitesse, elles aussi cherchant à manger. Et ce ciel gris, ce froid gris, cette ville grise dans les coupures d’électricité.
Sentiment de ne plus être dans le même pays ni dans la même temporalité. Et puis la NHK diffusant des mensonges en permanence sur le risque nucléaire, mettre une serviette mouillée sur la tête pour éviter une contamination. Ne riez pas, ce sera pareil quand ça arrivera en France…
Sentiment d’inutilité, sentiment d’impuissance, d’éloignement d’un chez moi que je ne parvenais plus très bien à situer, Tôkyô? Paris? Sentiment d’exil.
Vous savez, ça va vous paraître vraiment too much, mais quand je vois les réfugiés syriens, les villes de Syrie bousillées, pilonnées, quand je vois Gaza sous les bombes et ces millions de réfugiés palestiniens privés de rentrer chez eux, eh bien je me vois dedans.
Des années. Je pense même que ma rupture avec Jun, ça a été cela, le sentiment de vivre en sursis, de pouvoir tout perdre, de finir dans un centre d’urgence au Japon d’abord, en France ensuite, tout cela sans avoir jamais rien décidé. Subir.
La seule chose qui me sépare des syriens, des palestiniens ou de tout autre déraciné, c’est qu’au départ j’avais choisi de venir ici. Et à ce titre, j’ai compris que ce serait indécent de me plaindre. Mais le déchirement, je l’ai ressenti. Profondément. À jamais.
Les séisme font partie du Japon. Je ne veux pas me plaindre à chaque secousse, ça fait partie du package, c’est comme ça. Je suis devenu un peu japonais. Voilà, je sais que ça peut arriver, que je mourrai peut être, et ce sera terrible pour ceux qui m’aiment. Ou que je ne mourrai pas, et que cela pourra être absolument dévastateur pour moi. Perdre une jambe, un œil, perdre tout ici et devoir rentrer en France, en ayant tout perdu. À mon âge. C’est triste, hein…
Dans le Tohoku, beaucoup de gens vivent encore dans des mobilhomes…
Je voulais écrire aujourd’hui. Je devais écrire. Je suis aujourd’hui ce que le séisme m’a fait, comme toutes les autres expériences que j’ai traversées. J’ai compris qu’un séisme n’est jamais vraiment au passé, mais qu’il est plutôt une situation présente, à venir.
Le passé, c’est la souffrance des victimes. Le présent, c’est savoir que cela peut recommencer, là, dans une seconde. Et le futur, c’est savoir que le bitume peut se tordre comme du chewing-gum, et qu’on est finalement très chanceux quand il ne craque pas avant de vous avaler.