Ces Français qui n’ont jamais quitté Alger la Blanche

Ces Français qui n’ont jamais quitté Alger la Blanche

Des Français expliquent leur choix d’être toujours restés en Algérie.

Corinne et Michel Brac de la Perrière ne se sont jamais résolus à quitter leur havre de paix algérien. Au gré des successions familiales et des violences qui ont saigné le pays ces cinquante dernières années, des proches sont partis, des biens ont été perdus ou vendus. Eux sont restés. À el-Biar, sur les hauteurs d’Alger, leur villa mauresque a continué de grandir à l’ombre des arbres, selon les plans jadis dessinés par Fernand Pouillon. Le célèbre architecte, qui a marqué de son empreinte française la capitale algérienne, était un ami du père de Corinne, Jacques Chevallier, celui que les pieds-noirs avaient dédaigneusement surnommé «le maire des Arabes».

Figure emblématique de la bourgeoisie libérale, Jacques Chevallier prônait «le dialogue entre Algériens». Ignoré par de Gaulle, débarqué par le putsch du 13 mai 1958, il tenta en vain de prévenir l’exode de la communauté française au lendemain des accords d’Évian. «Personne ne lui a jamais exprimé de gratitude», soupire sa fille. «À l’époque, reconnaît-elle, nous vivions dans une bulle: nous étions inconscients de l’injustice qui régnait ici; nous n’étions pas contre les Arabes, mais nous n’étions pas avec.»

«Aucun problème de sécurité»

Leur pays, Michel et Corinne ne l’ont vraiment découvert que jeunes mariés, après l’indépendance. «Des années merveilleuses», disent-ils en chœur. «Il n’y avait aucun problème de sécurité», se souviennent-ils, en évoquant leurs virées en voiture, notamment dans ce Sud algérien désormais sillonné par les trafiquants et les terroristes d’al-Qaida.

Corinne, née Chevallier, montre le document écrit en français attestant de sa nationalité algérienne. Son époux s’est satisfait de son statut de résident étranger. La famille Brac de la Perrière a perdu ses terres dans la Mitidja. Lui a longtemps dirigé l’entreprise des cafés Nizière, jusqu’à la vague de nationalisations des années 1970. «C’était purement idéologique, et toutes les entreprises reprises par l’État ont coulé», rappelle cet homme mesuré, qui alors s’est reconverti dans l’activité de conseils.

La décennie noire des années 1990, ce conflit entre les islamistes et l’armée qui fit 200.000 morts, poussa au départ nombre de Français d’Algérie. Ceux qui avaient supporté un code de la nationalité algérien de plus en plus discriminatoire, puis la vague des nationalisations, devinrent souvent des cibles.

«J’avais dit beaucoup de mal des pieds-noirs, confie Corinne Brac de la Perrière, mais là, j’ai compris ce que cela représentait de partir en vingt-quatre heures de chez soi. On ne quitte jamais son pays de bon cœur. Nous pensions revenir dans les quinze jours, nous ne sommes rentrés que des années plus tard…» Jean-Paul et Marie-France Grangaud tenaient, eux, à demeurer dans leur maison du quartier d’Hydra, à Alger, durant cette décennie noire. «Plus personne ne peut me dire maintenant que je ne suis pas algérien», se satisfait Jean-Paul. « On ne laisse pas les copains quand le malheur les touche», ajoute Marie-France. «Mais, précise-t-elle, je ne me suis jamais dit que je ne partirai jamais».

Rester ou partir: depuis cinquante ans, l’histoire algérienne semble imposer cette unique alternative, que l’on soit français ou algérien d’origine. Les parents de Marie-France ont suivi le mouvement en 1962. «Mais, précise-t-elle, ils ont déménagé tranquillement, sans céder à la panique». Pour ces Français restés en Algérie, le soudain exode des pieds-noirs demeure une incongruité.

Jean-Paul Grangaud se souvient d’avoir refusé de donner de l’argent à un interne de l’hôpital Moustapha qui ramassait des fonds pour l’Office d’action sociale, au sigle OAS. Et d’un professeur de médecine qui, du fond de l’amphithéâtre où ses jeunes confrères discouraient de l’avenir, avait crié: «Des bateaux, donnez-nous des bateaux!» A 74 ans, Jean-Paul en rigole encore. «En fait, poursuit-il, les pieds-noirs ne pouvaient imaginer rester dans un pays qui ne soit pas la France, et pour beaucoup il était inconcevable que des Arabes puissent occuper leurs postes.» L’Algérie, en manque de cadres, a pourtant souvent offert aux pieds-noirs restés de belles carrières. «Après l’indépendance, se souviennent les Grangaud, c’était enthousiasmant, tout était à faire, et nous avons eu une vie professionnelle extrêmement riche.» Une fois adoptée la nationalité algérienne dans les années 1970, Jean-Paul est devenu professeur de médecine et a participé à l’édification du système pédiatrique algérien.

«On allait au bal, à la pêche»

Les «pieds rouges», ces coopérants techniques communisants, qui étaient venus de France après 1962 pour construire l’Algérie nouvelle, n’ont pas tenu longtemps. «Ils sont repartis déçus», note sobrement le père Jean-Pierre Henry. «J’étais pour l’Algérie française, mais j’aimais les Algériens», confie ce septuagénaire, aujourd’hui économe de l’église catholique. Il n’a bien sûr jamais fait de mal à personne, ni pris activement part à aucune manifestation. Il tente d’expliquer les temps de sa jeunesse par une anecdote: «A un bal, un jeune Arabe invite une Française, qui refuse de danser avec lui. La fille ensuite accepte de danser avec un Français. Le garçon arabe revient pour se plaindre auprès de la fille. Son cavalier alors lui répond: et pourquoi tu n’es pas venu avec tes sœurs! Voilà, c’était deux sociétés aux mœurs complètement différentes.»

La mixité ne s’est faite qu’après l’indépendance, plusieurs enfants de ces Français ayant choisi de demeurer en Algérie ayant épousé des musulmans ou musulmanes. Devenu prêtre, Jean-Pierre Henry a gardé le contact avec les deux communautés. À quelques dizaines de mètres de l’évêché, l’ancienne église Saint-Charles est devenue la mosquée Rahma. Les chrétiens qui habitaient le quartier Meissonier avaient peu à peu quitté le pays, avec le sentiment, partagé par tous les Algériens, que tout allait de mal en pis.

S’il en reste qu’une à demeurer optimiste se sera Cécile Serra. Cette joie de vivre doit conserver. À 94 ans, Cécile a gardé tout son esprit et toute sa faconde. «Ah! on allait au bal, à la pêche ou aux champignons», raconte cette descendante d’Espagnols, si fière d’être demeurée Française dans son pays l’Algérie. «Moi, je n’ai rien vu, je travaillais avec mes petites couturières, et puis quand on sortait le week-end personne ne nous a jamais embêtés. Après, dans les années 1990, ils se sont tués entre eux, mais je ne sortais plus beaucoup.» Ce sont ses voisins qui viennent s’occuper d’elle et lui rendre visite. «Plusieurs ont voulu m’acheter mon Aronde, mais moi, j’ai dit qu’elle ne partirait pas avant moi.» Et les yeux mouillés de souvenirs, Cécile, soudain muette, caresse du regard la voiture rouillée au fond de son jardin ensoleillé.