Peut-on décemment continuer de célébrer « Youm El-Ilm » (Journée du savoir, le 16 avril) dans ce qui est devenu, « mutatis mutandis », un des rares pays au monde où, tout récemment encore, notamment durant les années 1990, le plus grand nombre d’assassinats d’hommes de pensée, de science et de culture étaient commis au nom d’une idéologie rétrograde, qui plus est par des exécutants ignares, incultes et arrogants?
16 avril, « journée du savoir »? Quel grotesque fourvoiement! Quelle sordide plaisanterie! Quelle cruelle dérision pour les véritables gens de savoir! Cela fait presque cinq décennies que cette date, outre qu’elle est commémorative de la mort, en 1940, d’un imam éclairé, Cheikh Abdelhamid Ben Badis*, a été pompeusement baptisée « Youm El-Ilm » (Journée du savoir). Seulement voila:
Depuis qu’elle est étrennée, chaque année, comme un trophée de chasse, cette journée a-t-elle pour autant fait prendre conscience que désormais, passées nos frontières, d’autres peuples ont, depuis belle lurette, senti le vent du progrès, ont eu le flair que nous n’avons toujours pas, ont définitivement tranché pour ce qui est d’opter pour un projet de société viable, porteur de modernité? Que ces peuples ont au moins compris et intégré cette logique formelle, implacable, qui veut que quiconque reste assis, prostré, prosterné pendant que les autres marchent, avancent, progressent, sera impitoyablement distancé, laissé pour compte, dominé au « paroxysme » de sa propre prostration, de sa propre régression, de ses propres archaïsmes?
Hé oui, les autres peuples ont compris ce que le savoir et la connaissance peuvent représenter comme moyen inestimable de maîtriser leur destin. C’est pourquoi ils n’ont pas hésité à aller de l’avant. Avec, pour grand nombre d’entre eux, bien moins de potentialités, au départ, que nous autres Algériens, faut-il le souligner. Au lieu de se résoudre à penser que le monde est déjà fait et qu’il faut juste remonter le temps pour renouer avec quelque flamboyance arabo-andalouse perdue en cours de route, ils se sont dit que le monde est à faire, toujours à faire. Et ils se sont retroussé les manches. Ils apprennent, étudient, font de la recherche tous azimuts. L’esprit de « Youm El-Ilm », auquel nous autres Algériens sommes censés adhérer les premiers, puisque la « trouvaille » semble être de notre propre cru, ils n’ont de cesse de le concrétiser chaque jour que Dieu fait à travers leur quête permanente du savoir, de la connaissance, du progrès. Aucune innovation ne les effraie, aucune nouveauté ne les offusque. Ils éprouvent chaque idée. Rien ne sent l’hérétique ou le fagot. Rien n’est « Kofr », mécréant ou apostat.

Nous vivons en vase clos, nos persiennes sont tirées
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la pédagogie culturelle de ces peuples n’est ni celle de l’enfermement, ni celle de la négation de l’altérité, encore moins celle de l’intégrisme religieux et des confréries maraboutiques s’autoproclamant détentrices de la vérité divine. Et ce n’est pas non plus un hasard si cette pédagogie là n’a ni pour fondement, ni pour finalité de laisser, sans réagir, mourir ou s’exiler les meilleurs de leurs enfants pour « délits » de compétence, d’intégrité morale et d’engagement patriotique.
Or, au sens normatif du terme, c’est précisément une pratique pédagogique au demeurant non conforme aux valeurs ancestrales de notre peuple qui nous a menés à l’ornière chauvine, pour ne pas dire à l’impasse. Autrement dit à ne prêter qu’une piètre attention à ce qui se passe hors de nos frontières. C’est un grand tort! Car s’il est vrai qu’il n’est pas de peuple qui ne progresse, il est tout aussi vrai qu’il n’y a pas de peuple qui progresse vraiment tant qu’un autre peuple progresse plus vite que lui. Quel que soit donc le progrès accompli par le notre, il ne cessera en réalité de se faire distancer. Et cela, on ne peut que l’observer passivement puisque c’est la mondialité, l’universalité, par multimédias interposés, qui est en train de venir à nous, de nous forcer la main presque malgré nous, et non l’inverse. Tout cela à une vitesse exponentielle, bien évidemment.
Hé oui, force nous est d’admettre que nous ne sommes pas assez attentifs à cette montée des peuples les uns par rapport aux autres. La veille scientifique, technique et technologique étant minime, voire inexistante sur notre méridien, et le matraquage idéologique national-islamiste ayant pour sa part produit les déviances absolutistes les plus effarantes, les plus effrayantes aussi, nous nous comportons comme si cette compétition ne nous concerne pas, ne nous concerne plus.
Par une attitude inconsidérée lourde de conséquences, nous nous complaisons à présent, sans nous en inquiéter outre mesure, dans un enfermement multidimensionnel qui ne dit pas son nom! Et pour quel résultat tangible? Un immobilisme conformiste, délétère, outrancier… Ailleurs, sous d’autres cieux, il y a, entre autres mouvements sociétaux, les altermondialistes. Avec un projet de société progressiste, moderniste, démocratique. Chez nous, hormis quelques convulsions récurrentes d’ordre sociétal, à tout le moins naturelles et légitimes, nous sommes réduits à composer, non pas avec la récurrence de mouvements altermondialistes, mais plutôt avec celle de mouvements antimondialistes.
Oui, des mouvements antimondialistes purs et durs, qui ont pour un seul et unique projet de société l’application tautologique de la charia dans tout son rigorisme, réducteur à merci, bien entendu avec tout ce que cela suppose comme entraves lourdement préjudiciables aux libertés individuelles et collectives: Un peu comme si ces individus surgis avec un raisonnement et dans un accoutrement vestimentaire d’un autre âge, voulaient vous faire porter malgré nous une camisole de force idéologique.
Ainsi nous nous résignons à subir la schizophrénie démentielle de ces êtres parasitaires sans réagir outre mesure et, dans le meilleur des cas, nous nous contentons de regarder au loin, tels des Hittistes ou des Harragas virtuels, et voir ainsi les autres peuples vivre, évoluer. Dans le bon sens, bien évidemment. Bref, pour ce qui nous concerne, nous vivons en vase clos. Nos persiennes, jusque là on ne peut mieux « barreaudées », sont désormais tirées. Mentalement, caractériellement et, cela va de soi, spirituellement aussi. Là réside notre faute majeure, notre monumental ratage historique. Et, par voie de conséquence, l’incommensurable désarroi identitaire qui désormais habite l’esprit formaté d’une jeunesse sans repères, déboussolée, dé-moralisée (2). Bref, une jeunesse qui, sans garde-fou salvateur, n’aurait fatalement d’autre « solution » que de se laisser graduellement entraîner dans les voies suicidaires du maelstrom international-islamiste, par essence néfaste, mortel, ravageur.
L’avenir est à l’intelligence moderne, pas à l’intelligence archaïque
Et dire qu’il est des lieux tout proches où les mutations dans le sens de la modernité, voire de la post modernité, ne cessent de s’opérer, souvent de façon fulgurante! Où des dogmes et tabous partent en lambeaux, comme de vieilles écorces. Où des idées neuves trouvent leur point d’application, quelles que soient les obstacles et difficultés rencontrés sur le terrain. Des idées qui désormais servent de leviers. Dire enfin qu’au même moment, d’autres nations somnolent immodérément dans la béate contemplation des exploits du temps jadis. La notre, par exemple, en est encore à se repaître de ses « andalouseries » et « moyenâgeuseries » anachroniques, désuètes, révolues…
Nous sommes fatigués d’entendre dire que l’Algérie est un pays historique, et qui plus est, en référence à un passé exclusivement médiéval. Si magnifiées que soient, par le discours officiel, les valeurs arabo-islamiques, nous ne voulons pas, ne voulons plus que son Histoire multi-millénaire soit sacrifiée à cette seule période là. Et puis, l’Algérie n’appartient pas qu’au passé. Notre place n’est pas seulement au musée. Même si, d’un tout autre point de vue, on devrait plutôt avoir du respect pour cette institution culturelle.
Compte tenu de ses énormes potentialités tant humaines que matérielles et financières, l’Algérie doit rattraper au plus vite son immense retard et se situer dans les meilleurs délais parmi les nations en mouvement. Mouvement scientifique, technique et technologique s’entend. Et, par incidence, mouvement sociétal. Les États-Unis, dont on admet volontiers qu’ils sont aujourd’hui les plus puissants au monde, n’existaient guère il y a un peu plus de deux siècles. Et la Russie, il y a un peu moins d’un siècle, était peuplée en grande partie de moujiks. À bien y regarder, il n’y a pas de situation acquise, il n’y a que les situations qu’on se fait. Et qui permettent, il va sans dire, de mieux s’insérer dans la mondialité, dans l’universalité.
Tout change. Plus vite nous y serons, mieux cela vaudra. Jusqu’à quand va-t-on continuer de ne pas vouloir comprendre que l’avenir est aux ouvertures scientifiques, techniques, culturelles et autres? Que l’avenir est à l’intelligence moderne, pas à l’intelligence archaïque? Que rien de ce qui est cloisonné ne peut résister indéfiniment? Jusqu’à quand va-t-on continuer de ne parler savoir et connaissance qu’un seul jour de l’année, un seul jour sur 365, le 16 avril en l’occurrence, et de surcroît à l’ombre d’un obscurantisme qui, lui, ne cesse de progresser durant les 364 jours restants, autrement dit chaque jour que Dieu fait?