Nous étions en hiver et il tombait sur le jardin une pénombre glaciale. Chadli, attristé, caressait des plantes. « J’ai fait ce qu’il fallait faire envers Bouteflika… »
Par Mohamed Benchicou
Puis, après un instant de silence. Ce fut l’une des dernières fois que Chadli Bendjedid se laissa aller à critiquer le président Bouteflika. Il ne le fera de nouveau qu’en 2009, lors d’une conférence à Tarf où il conspuera « ceux qui ont juré sur le Coran de respecter la Constitution et qui ont fait l’inverse ». Chadli avait cru utile d’ajouter : « Je ne suis pas de ceux-là. »
« Il me parvenait de toutes parts le compte rendu des médisances qu’il proférait contre moi, dont certaines devant des étrangers… »
Chadli se souvint de la première mission de Bouteflika en tant que ministre conseiller.
« Je l’avais chargé d’un message au président du Yémen du Sud qui était en conflit latent avec le Yémen du Nord. L’hôte yéménite, qui ne connaissait rien de moi, a voulu en savoir plus auprès de Bouteflika. Ce dernier, pour toute réponse, eut un geste désolé : ‘Que voulez-vous que je vous en dise, Monsieur le Président ? Son nom est suffisamment éloquent’. Le président yéménite, en me rapportant ces propos quelques jours plus tard lors d’une visite à Alger, a eu ce commentaire : ‘Essayez de mieux connaître ce ministre avant de lui faire confiance’. »
« Et où est la gratitude ? Tu sais, Mohamed, je ne me suis jamais fait d’illusions sur la gratitude des hommes, mais quand même, Bouteflika, lui qui me suppliait de lui éviter la prison… Oui, je savais qu’il faisait tout cela pour rester à l’intérieur du pouvoir et pour s’éviter le jugement à propos des fonds des Affaires étrangères qui avaient été détournées entre 1965 et 1979… Ce que j’ai fait pour lui, je ne l’avais fait pour personne. »
Chadli raconte que dès sa prise de fonction, il avait demandé à Bouteflika de rembourser les sommes qui avaient été détournées et placées dans des comptes en Suisse, en joignant tous les justificatifs. Il l’avait chargé de prendre attache avec Mohamed Seddik Benyahia, alors ministre des Finances pour régler l’affaire au plus vite. Mais il ne remboursera que dix pour cent du montant demandé et sans joindre les justificatifs. Nous avions comparé avec les chiffres qui étaient en possession des services de renseignement et avions découvert qu’il manquait presque 6 milliards. J’ai alors donné mon accord pour le déclenchement de la procédure judiciaire… (1) »
Il observe un moment de silence, puis ajoute d’un ton grave :
« Mais j’étais intervenu pour qu’il ne soit pas emprisonné… J’ai fait ce qu’il fallait faire envers Bouteflika… » Ce fut ainsi que Bouteflika obtint de Chadli l’assurance qu’il pouvait rentrer au pays sans être inquiété. Les mesures conservatoires prises à son encontre dans le cadre de l’enquête judiciaire seront levées une à une. « Je lui avais rendu son passeport diplomatique et lui avais rétabli son traitement de haut fonctionnaire. Il avait récupéré tous ses biens grâce à moi… »
Bouteflika négocia, en effet, avec succès la restitution de sa villa de Sidi Fredj confisquée par le wali de Tipaza et gendre de Chadli, Kaddour Lahoual. Il bénéficiera ensuite d’une somptueuse demeure de 22 chambres située sur les hauteurs d’Alger, Dar Ali Chérif, en compensation d’une villa qu’il occupait avant que l’Administration ne l’affectât à Messaoudi Zitouni, ancien ministre et président de la Cour des comptes.
J’ai gardé de Chadli l’image de l’homme déchiré. Il personnifiait un trouble singulier : comment se prévaloir d’un régime qui a pris le pouvoir par la force en 1962 et s’étonner qu’il fut aussi hégémonique, autoritaire et impitoyable ? Chadli, comme Zéroual après lui, était un militaire qui voulait faire « évoluer un système illégitime » non pas en le bannissant mais en le réformant de l’intérieur. Du reste, c’est sous le règne de deux militaires, Chadli et Zéroual, que la Constitution du pays a été amendée pour se baser sur le pluralisme et la représentativité, essentiels pour s’engager dans un processus de transition démocratique. Sous Chadli, elle reconnaît et garantit le droit de créer des partis politiques (art.42) et des associations (art.4), y compris syndicales. Sous Zéroual elle abolit le pouvoir à vie et limite le nombre de mandats présidentiels à deux mandats (art.74).
Et ce fut sous le règne d’un civil que l’Algérie retourna à une Constitution qui élimine l’alternance et consacre le pouvoir à vie, que fut décapité l’embryon d’ouverture démocratique en Algérie, que la société fut réduite au silence, que l’islamisme fut réhabilité, la Constitution foulée aux pieds, la corruption généralisée…
Chadli et Zéroual ont préféré démissionner plutôt que de s’attaquer à l’armée. Le « civil » qui a pris le relais, a démantelé l’armée…
Comparant le civil Videla aux caudillos (dictateurs latino-américains typiques) le poète chilien Pablo Neruda écrira : « Il y a chez le Bolivien Melgarejo ou chez le Vénézuélien Gómez des filons telluriques faciles à détecter. Ils sont marqués du signe d’une certaine grandeur et semblent obéir à une force à la fois désolée et implacable. Ce furent de vrais caudillos, qui affrontèrent les batailles et les balles. González Videla, au contraire, fut un produit des magouilles politiques, un frivole impénitent, un faible qui voulait jouer les durs. Dans la faune de notre Amérique les grands dictateurs ont été des sauriens géants, survivants d’un féodalisme colossal sur des terres préhistoriques. Le Judas chilien apparaît, lui, comme un apprenti-despote et à l’échelle des sauriens ses dimensions ne dépassent pas celles d’un venimeux lézard. Pourtant, il fit ce qu’il fallut pour abattre le Chili ou tout au moins pour l’obliger à régresser dans son histoire. Les Chiliens se regardaient rouges de honte, sans bien comprendre comment ils en étaient arrivés là. » (Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu, (pp.264-265)
La nuit tombait sur Alger. Chadli parlait toujours de Ferhat Abbas, de morale et de démocratie. J’avais l’impression d’avoir devant moi une illusion aux cheveux blancs. Chadli incarnait notre impuissance : ce pouvoir ne changera pas avec de bons sentiments.
J’ai emporté de Chadli l’image d’un malaise qui ne m’a plus jamais quitté.
M.B.
(1) Le 5 janvier 1979, soit une semaine à peine après le décès de Boumediène, Bouteflika remet au Trésor public un chèque libellé en francs suisses d’une contre-valeur de 12 212 875,81 DA tiré de la Société des banques suisses à Genève. Il ne rapatriera pas d’autres sommes, ce qui irritera fortement les autorités qui s’estimaient fondées à considérer ces légèretés comme une marque de mépris à leur endroit. Le chèque remis par Bouteflika était, en effet, loin de correspondre aux chiffres que détenaient les services de renseignements de Kasdi Merbah : Bouteflika aurait « oublié » de s’expliquer sur la disparition de 58 868 679,85 DA. La Cour des comptes le lui rappellera dans l’arrêt qui sera prononcé le 8 août à son encontre et qui, précisément, « met en débet Abdelaziz Bouteflika pour une somme dont la contre-valeur en dinars représente 58 868 679, 85 DA et qui reste à justifier. » La Cour explique que ce montant « est l’aboutissement des longues investigations de l’institution tant au niveau de la Trésorerie principale d’Alger qu’à celui du ministère des Affaires étrangères et tient compte notamment du rapatriement par M. Abdelaziz Bouteflika au Trésor public de la contre-valeur en dinars de la somme de 12 212 875,81 DA. »