CE QUE FUT LA COLONISATION, Les Justes qui ont aidé l’Algérie

CE QUE FUT LA COLONISATION, Les Justes qui ont aidé l’Algérie

«Quand les hommes ne peuvent plus changer les choses, ils changent les mots». Jean Jaurès

Tout au long de cette histoire de cohabitation qui fut dans l’ensemble douloureuse, il y eut des hommes et des femmes européens d’Algérie qui, à des degrés divers, se sont battus pour la dignité et contre le système colonial, notamment en contribuant à l’indépendance de l’Algérie. Sait-on par exemple, qui est Francis Jeanson mort dans l’anonymat le plus strict aussi bien en France qu’en Algérie? L’Algérie d’aujourd’hui refuse de voir son histoire en face. Sait-on que des Français se sont battus, se sont exposés et ont mis en jeu leur liberté et parfois leur vie pour l’indépendance du pays tout étant fidèles à une certaine idée de la France?

Francis Jeanson: l’autre face et l’honneur de la France

«Mais qu’est-ce que tu connais, toi, de la France, sinon Bugeaud et Bigeard? Tu t’adresses à moi comme si j’étais un traître à mon pays. A partir d’aujourd’hui, je voudrais que tu retiennes que mes camarades et moi n’avons fait que notre devoir, car nous sommes l’autre face de la France. Nous sommes l’honneur de la France.» C’est par cette phrase que le philosophe Francis Jeanson- s’adressant au président Abdelaziz Bouteflika -Juin 2000- a défini son rôle lors de l’aide qu’il a apportée à la Révolution algérienne: pour lui, il n’a fait que son devoir et il n’en rougit pas, il se démarque des «autres» qui, au mieux, ont protesté mollement à propos de la torture au pire l’ont approuvée comme l’a fait le cardinal Saliège: «La terreur doit changer de camp.» Francis Jeanson «Le porteur de valises» selon le bon mot de Jean-Paul Sartre, durant la Guerre d’Algérie avait fondé le plus important réseau de soutien au FLN en métropole.

«Depuis 2000, écrit Florence Beaugé, témoignages, articles et procédures judiciaires se succèdent en France, portant sur les pratiques de l’armée durant les «événements» d’Algérie. Des pratiques amnistiées. Mais l’amnistie n’induit pas obligatoirement l’amnésie.(..) Les exactions commencent dès 1830, quand les troupes françaises débarquent à Sidi Ferruch, pour une expédition coloniale longue de quarante ans. Pillages, carnages, incendies de maisons, rafles de civils à grande échelle, etc. La conquête de l’Algérie s’accompagne d’actes de barbarie, les documents d’histoire en attestent. (…) Dès 1947 et 1948, André Mandouze et Francis Jeanson s’alarment, dans la revue Esprit, de la situation qui prévaut dans les trois départements français. Mais ils crient dans le désert. En 1951, un ancien résistant, le journaliste Claude Bourdet, pose la question

«Y-a-t-il une gestapo algérienne?» dans les colonnes de L’Observateur, et décrit les méthodes en vigueur dans les commissariats: électricité, baignoire, pendaison (…)».(1)

Francis Jeanson explique le sens de son combat: «Ce qui se passait en Algérie au nom de la France était inadmissible. Il fallait être contre. La seule façon d’être contre, c’était d’être aux côtés de ceux qui se battent. On m’a souvent dit que c’était de la trahison. Mais, pour moi, il y avait déjà trahison: celle des valeurs de la France.» (2)

«Avant de s’indigner des atrocités commises en Algérie, il faut se demander pourquoi nous avons fait la guerre au peuple algérien et pourquoi nous avons laissé faire des choses qui n’avaient pas de raison d’être. (…) Depuis mai 1945, et les massacres de Sétif, on aurait dû le savoir. La torture n’est pas née de la Guerre d’Algérie en 1954. (…) Prenez les droits de l’homme. Nous prétendons les enseigner, un peu partout (…) Comment pouvons-nous demander à ces peuples, soumis à d’incroyables pressions et à des déstabilisations successives, de respecter les droits de l’homme comme nous y prétendons ici.» (3)

Et Francis Jeanson s’opposera à Camus et à sa thèse que toute révolution débouche sur la négation des libertés. Sartre interviendra dans cette célèbre controverse en assénant à Camus qui voulait garder ses mains propres: «Avoir des mains propres, c’est ne pas avoir de mains.» (..) Dès 1958, la diffusion des livres La Gangrène et La Question – publiés mais aussitôt interdits parce qu’ils témoignent de la généralisation de la torture – mobilise des centaines de militants.(4)

André Mandouze

André Mandouze normalien, spécialiste de saint Augustin, chrétien de gauche, résistant est un autre «juste» En 1956, il s’engage totalement aux côtés de la Révolution algérienne. Il connut la prison pour «trahison envers la patrie» et fut une des bêtes noires de l’OAS. Après l’Indépendance, il y retourna en tant que directeur de l’enseignement supérieur et y resta cinq ans. Parlant de ses démêlés avec le pouvoir colonial, André Mandouze déclare: «En 1956, en novembre et décembre précisément, j’avais été emprisonné à la Santé pour mon combat en faveur de l’Algérie. Par ailleurs, il faut savoir qu’à cette époque, j’avais déjà eu affaire à ceux qui, bien plus tard, formèrent l’OAS (…) Permettez-moi de rapprocher le livre d’Henri Alleg (La Question, Ndlr) du combat de celui qui, dès janvier 1955 et jusqu’à la fin de la Guerre d’Algérie, ne cessa de protester et de condamner la torture – je veux parler du cardinal Duval. Pour moi, dès la parution de La Question, s’est rétabli, en quelque sorte, le rapprochement de «celui qui croyait au ciel» et de «celui qui n’y croyait pas», contre le racisme colonialiste, de la même façon que les uns et les autres s’étaient retrouvés, pendant la Résistance, contre le fascisme hitlérien.». (5)

Interrogé sur son appréciation de la loi du 23 février 2005, André Mandouze eut cette phrase sans appel: «Il faut abroger. Cet article de loi est scandaleux. Il apporte la preuve que le colonialisme est encore bien vivant dans l’esprit d’un certain nombre de gens qui regrettent que ce soit fini. (…) Il faut parvenir à un accord de fond pour soigner définitivement les blessures du colonialisme et que naisse entre la France et l’Algérie une véritable amitié. L’Europe, sans l’Afrique et l’Algérie, ce n’est pas l’Europe. Inversement, l’Algérie et le Maghreb, en rapport avec l’Europe, c’est la possibilité de contrer cette Amérique qui se conduit lamentablement en Irak et ailleurs. Voilà les vrais enjeux.» (6)

Germaine Tillion: Justice et vérité

Peut-on oublier de citer Germaine Tillion pour qui le combat se résume dans ces phrases: «Je pense, de toutes mes forces, que la justice et la vérité comptent plus que n’importe quel intérêt politique.» Fin novembre 1954. Dans l’Aurès, les vieux Chaouïa lui racontent comment un militaire maniaque torture de simples suspects. Germaine Tillion ignore tout du problème colonial. Etant reçue par Soustelle son ancien collègue ethnologue comme elle, elle bouillonne: «Croyez-moi monsieur le gouverneur, même un Benboulaïd qui a été arrêté est respectable. Je connais bien sa famille. Je l’ai vu tout gosse à Batna. Mostefa est un patriote et non un criminel de droit commun.» Un an plus tard, elle crée des centres sociaux en Algérie. En même temps, Germaine Tillion s’élève avec véhémence contre la torture avec l’historien Pierre Vidal-Naquet ou le journaliste Henri Alleg. Le 18 juin 1957, elle participe à la commission d’enquête sur la torture dans les prisons de la Guerre d’Algérie. Germaine Tillion, conseillère technique au cabinet de Soustelle, verra Parlanges, le général commandant les Aurès et chargé de la pacification et des SAS chères à Soustelle. Ecoutons comment elle raconte son entrevue avec lui: «Lorsque je lui ai raconté comment les officiers «maniaques» torturaient des «réputés suspects», j’ai compris la méthode qu’il pratiquait au regard profondément ironique qu’il m’a «accordé». Je me souviens encore de ses mains de garçonnet, sans cesse en mouvement, lorsqu’il parlait avec une évidente satisfaction de toutes les façons possibles d’égorger un homme.» (7) (8)

Les autres Justes

«La vie d’un homme, la mienne, compte peu. Ce qui compte, c’est l’Algérie, son avenir. Et l’Algérie sera libre demain. Je suis persuadé que l’amitié entre Français et Algériens se ressoudera», a déclaré Fernand Iveton, peu avant d’être guillotiné. Avec Fernand Iveton l’Algérien de coeur et de naissance, il faudrait rendre justice à tous ceux qui – sans être des indigènes au sens de la colonisation – et dans l’ombre au péril de leur vie, ont cru à l’indépendance de l’Algérie. La liste est longue. Les hommages sont tardifs, parcimonieux et non dénués d’arrière-pensée. Il faut faire apparaître tous les Français dans le cas adverse et les Algériens dans l’autre ce qui n’est pas vrai. Il y eut des «Justes» qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes qui furent considérés eux-mêmes comme des traitres. L´Algérie d’aujourd´hui refuse de voir son histoire en face; sait-on que des Français se sont battus, se sont exposés et ont mis en jeu leur liberté et parfois leur vie pour l´indépendance du pays tout en étant fidèles à une certaine idée de la France?» (9)

La liste est longue de ceux qui ont bravé les interdits, traversé les barrières invisibles des communautés, l’exemple le plus frappant est celui du Docteur Daniel Timsit qui a participé activement à la guerre d’indépendance de l’Algérie du «mauvais côté». Daniel Timsit est né à Alger en 1928 dans une famille modeste de commerçants juifs. Descendant d’une longue lignée judéo-berbère, il a grandi dans ce pays où cohabitent juifs, Arabes et pieds-noirs, que le système colonial s’efforce de dresser les uns contre les autres. Il s’occupera du laboratoire de fabrication d’explosifs, puis entrera dans la clandestinité en mai 1956. Arrêté, il sera détenu jusqu’à sa libération en 1962, date à laquelle il rentre à Alger. Il s’explique longuement sur son identité algérienne, lui qu’on continue en France, à présenter comme un Européen. «Je n’ai jamais été un Européen», se défend-il. Il s’est toujours considéré comme Algérien, lui, dont la langue maternelle est l’arabe «derdja». La langue et la culture françaises, qu’il ne renie pas, viennent au second plan. L’algérianité ne se définit pas en fonction d’une appartenance ethnique ou religieuse, mais parce qu’il appelle «une communauté d’aspirations et de destin». (10)

Un hommage mérité sera rendu au couple Claudine et Pierre Chaulet à l’occasion de la parution de leur ouvrage Le choix de l’Algérie, deux voix, une mémoire. Pour rappel, ce sont eux qui ont exfiltré Abane Ramadane en pleine bataille d’Alger. Pour Rédha Malek, le couple Chaulet est considéré comme un symbole de la guerre de Libération. «(…) L’algérianité du couple Chaulet» n’est pas le fruit du hasard mais d’un engagement total et réfléchi´´. M. Rédha Malek a évoqué également Pierre Chaulet le médecin qui avait rejoint les rangs du Front de libération nationale et le rédacteur à

El Moudjahid».(11)

Après l’Indépendance, le couple Chaulet a contribué au développement de l’Algérie, Claudine Chaulet sera professeur de sociologie à l’université et le professeur Pierre Chaulet fut l’un des piliers de l’organisation de la santé. A ce titre, je me souviens qu’en tant que directeur du Centre universitaire de Sétif, il nous a été possible d’ouvrir la filière des sciences médicales grâce notamment au professeur Chaulet qui s’est déplacé à Sétif enseigner pendant une dizaine de jours. Il ne voulut pas d’une indemnité, considérant qu’il ne faisait là que son devoir. Qu’il en soit encore remercié trente ans après!

Il n’est pas possible, dans le cadre de cette contribution, de témoigner et de rendre hommage dans le détail des milliers de personnes françaises de souche ou Algériens- Européens, qu’il nous suffise de citer sans être exhaustif, les avocats Jacques Vergès, Gisèle Halimi, Henri Alleg l’ancien directeur d’Alger Républicain qui écrivit un livre témoignage sur la torture: La Question. A côté de la ligne officielle de l’Eglise, il nous faut citer, sans être exhaustif, tous les hommes de religion qui, dérogeant à la norme officielle, ont témoigné notamment contre la torture, je veux citer Monseigneur Duval, l’abbé Bérenguer sans oublier l’immense Frantz Fanon qui combattit avec les armes de l’esprit et dont les écrits -cinquante ans après- sont toujours d’actualité.

En tout cas, l’humanisme sans complaisance de Francis Jeanson, André Mandouze, Mgr Duval, Germaine Tillion, Henri Alleg, Daniel Timsit et tant d’autres resteront pour nous tous une leçon de vie et ne disparaîtront pas. A ce titre aussi, ils méritent notre respect profond et notre recueillement à leur mémoire. Ces Justes ont fait, en leur âme et conscience, leur devoir. Si on devait, objectivement trouver quelque attrait à la présence française en Algérie, nous ne sommes pas ingrats, nous sommes reconnaissants à la France de compter en son sein des hommes de la trempe de ces géants de l’empathie, du juste combat, de la charité chrétienne. A titre individuel, ils ont transcendé les interdits pour venir prêcher inlassablement la paix, la tolérance, le respect de la dignité humaine. Assurément, ces hommes et ces femmes qui ont risqué leur vie, tournant le dos à une vie de confort et de compromission, ils et elles ont largement leur place parmi les «Justes».

Cinquante ans après, nous ne devons pas aussi, oublier ceux qui ont fait du mal à ce peuple sans défense. Les tortionnaires de l’Algérie seront cités pour que nul n’oublie les Rovigo, Saint-Arnaud, Bugeaud. Si l’Algérie érige un monument de la mémoire, les Justes auront toute leur place. Nous devons, dans le même mouvement, nous incliner à la mémoire de tous ceux qui ont aidé l’Algérie dans sa détresse séculaire. La présence française, malgré ses aspects sanguinaires et de déni de la dignité, a laissé, par le dévouement de ses instituteurs, de ses médecins et Européens et aussi Français de souche qui ont, à titre individuel, aimé l’Algérie. Ne soyons pas ingrats

1.Florence Beaugé: La torture, ou que faire de cet encombrant passé? Le Monde 31.10.2004

2.«La seule façon d’être contre». Le Nouvel Observateur n° 2085 21 octobre 2004

3.Francis Jeanson, philosophe:  » La question de la torture est indissociable de la question coloniale » 28 mai 2001 (Le Monde) Propos recueillis par Thomas Lacoste et Hervé Le Corre

4.Dominique Vidal: Ces «traîtres» qui sauvèrent l’honneur de la France Le Monde diplomatique Septembre 2000

5. André Mandouze: Guerre d’Algérie: «Le choc de la Question»: l’Humanité. 9.11.2001.

6.André Mandouze: il faut abroger!» par Rosa Moussaoui l’Humanité 10.12.2005.

7.Yves Courrières: La guerre d’Algérie:le Temps des léopards. p.83 Edt Arthème Fayard 1969,

8.C. E. Chitour, Germaine Tillion: humaine//www.millebabords.org/spip.php?article8357

9.Chems Eddine Chitour. Ces Français injustement oubliés Mondialisation.ca 16 fevrier 2012

10. //www.ldh-toulon.net/spip.php?article4023

11.Hommage à Alger au couple Claudine et Pierre Chaulet APS le 19 avril 2012