Bureaucratie tentaculair Ces «troufions» qui nous empoisonnent la vie !

Bureaucratie tentaculair Ces «troufions» qui nous empoisonnent la vie !

images.jpgIl y a de ces formidables opportunités, dans le cadre de notre profession, où le journaliste est lui-même l’objet de sa mission. Elles lui permettent de passer outre la communication officielle, laquelle est souvent empreinte de langue de bois qui la rend insipide.

Lui épargnent le risque de témoignages par trop aseptisés ou excessifs. Tout comme elles lui évitent l’escarpement rugueux menant aux cimes, dans bien des cas, inhospitalières des sources d’information.

Ainsi, le récit qui va suivre s’articule autour de notre quête rocambolesque – l’adjectif n’a rien d’hyperbolique- de services publics, enserrés entres les serres – ne voyez dans ces allitérations aucune recherche emphatique- de ceux que le ministre de l’Intérieur, Daho Ould Kablia, a qualifiés éloquemment de «plantons».

« Nous vivons dans une République de plantons », avait-il asséné lors d’un point de presse. Les faits s’étaient passés à Tigzirt, une ville maritime située à une quarantaine de kilomètres du chef-lieu de la wilaya de Tizi Ouzou. Mais ils peuvent être transposés, avec des déclinaisons diverses, dans tous nos villes et villages.

Il s’agissait du retrait de permis de conduire à la daïra et la délivrance du certificat médical à la polyclinique. Rien de plus anodin en apparence. N’empêche. Plût au ciel, avions-nous prié, que cela pût se faire sans anicroche. Une façon d’exorciser ce mauvais pressentiment qui nous taraude dès que nous devons pénétrer dans l’enceinte d’une collectivité d’État.

DE LA FATUITÉ DES RONDS-DE-CUIR…

C’est sous un ciel brumeux, comme il sied aux morosités hiémales, où le soleil se montrait particulièrement boudeur que nous franchîmes l’huis de la daïra aux premières heures. Dans l’exiguë salle d’attente, quelque dix personnes, réparties sur deux rangées, fixaient silencieusement du regard une employée qui griffonnait sans lever les yeux.

Nous attendions notre tour pour, enfin, espérer retirer ce document qui y sommeillait depuis plus de 3 ans. Oui, plus de 3 ans ! Car des irresponsables fonctionnarisés avaient poussé, dans leurs obscures billevesées, le zèle jusqu’à rejeter la procuration portant l’estampille de ce qu’il y a, pourtant, de plus officiel, la mairie, et qui nous avait été recommandée par l’un…des leurs.

« Il vous faut une procuration notariale », rabâchait-on inébranlablement au mandant dans ses désespérantes tentatives de nous suppléer . La machine bureaucratique est d’une redoutable efficacité lorsqu’il est question d’alimenter toutes sortes de complications, y compris les plus absurdes. Au bout de quelque temps, nous voilà arrivés à l’accueil. Nous tendîmes le récépissé.

La préposée le saisit nonchalamment (remarquez la haute estime qu’on nous voue ! Le respect du citoyen mon oeil !) avant de nous lancer : «Il vous faut l’original.» Premier uppercut encaissé. «Je vais me faire établir une déclaration de perte», répondîmes- nous sobrement malgré la colère muette qui grondait intérieurement.

Nous ne sommes point, donc, au terme de nos tracas. Et c’est là que nous comprîmes que nous naviguions encore sur des flots hostiles – pour puiser une parabole dans le vade-mecum de l’impétueuse Méditerranée faisant face à cette institution- qui mettraient à rude épreuve même les nerfs d’un marin du Potemkine.

Nous étions déjà presque au mitan de la matinée. La mort dans l’âme, la tête assaillie par un nuage obscurcissant d’injustice, nous nous résolûmes, sans musarder, à prendre la direction du commissariat de police dans le fol espoir de faire vite.

Peine perdue. L’enregistrement de notre requête n’avait eu lieu qu’en début d’après-midi. Qu’importe. Le «sésame» en poche, nous (re)pressions nos guiboles flageolantes de fatigue vers notre destination initiale. La montre indiquait 14H45 à notre retour.

L’affluence matinale a cédé quelque peu le pas à une ambiance plus feutrée. «Tenez, madame, la déclaration de perte que vous m’aviez réclamée ce matin», sollicitâmes-nous la fonctionnaire d’un ton faussement rassuré.

Après l’avoir parcourue d’un coup d’oeil indécis, elle arguait l’impératif d’en référer à son supérieur hiérarchique – «peut-être absent !»- avant la remise du document. Deuxième coup, cette foisci, de massue. C’est ballot ! On n’y avait pas pensé bon Dieu !

Quelle détestable manie que celle-là consistant à se considérer hautement «qualifié» à vous faire courir, mais jamais à vous servir. La rebuffade est devenue irrépressible. Sans quoi, d’ailleurs, nous risquerions un ultime coup qui serait carrément de grâce. Notre désapprobation à peine étaitelle exprimée que des «renforts» surgirent.

«Il faut un nouveau dossier, il manque…», marmonna une voix féminine à la cantonade, dont le regard terne et ombrageant de condescendance prolongeait la maussaderie extérieure. «Il ne s’agit pas d’un renouvellement, mais bien d’un retrait. Cela fait plus de trois ans que vous me faites vivre le calvaire.», répliquâmes-nous avec ce qu’il nous restait de patience.

On consentit finalement à nous tendre le dépliant rose que nous prîmes soin de ranger après avoir lâché : «Toute une aventure ce permis. » Quelle imprudence ! La remarque avait déplu. Sur ces entrefaites, c’était un homme trapu, au crâne mi-hirsute, mi-alopécique, qui avait cru devoir réagir. Esbaudissonsnous de quelques-unes de ses inepties : «Hé, tu sais –excusez le vocabulaire, ce n’est pas le nôtre-, ton permis on aurait dû l’annuler.

C’est un cadeau qu’on te fait.» «C’est qui la personne qui t’as dérouté ?». « Ça fait des années que je travaille ici et je ne connais pas toutes les lois.» Que répondre à un rond-de-cuir que révulse le vouvoiement (à sa décharge, est-il conscient de cette convenance ?), qui confond daïra avec organisme de charité, qui exige de nommer des employés sans badge d’identification, qui assume sa méconnaissance des lois qu’il est censé appliquer ?

Peut-être cette boutade que Michel Audiard avait mise dans la bouche de Jean-Paul Belmondo, s’adressant à son interlocuteur qui l’importunait, dans le film un singe e n hiver : «si la connerie n’est pas remboursée par les assurances sociales, vous finirez sur la paille.» Nous ne l’avions pas osée.

D’abord, dans notre cas, nul besoin de conditionnel pour affirmer que la connerie est grassement rémunérée par l’argent du peuple algérien ; ensuite, une palabre byzantine prolongée aurait été pénalisante pour le certificat médical que nous devions aller quérir à la polyclinique. Il était 15H passées…

…À LA VACUITÉ DES LIEUXDE SOINS

À la polyclinique, les lieux étaient désespérément vides. Un quidam dont nous ignorions la fonction nous signifiait laconiquement qu’il était inutile, à cette heure de l’après-midi, d’aspirer voir le médecin. Tant pis. La journée était suffisamment exécrable pour engager un autre bras de fer. Nous y revoilà le lendemain à 13H tapantes.

Il faudrait d’abord nous inscrire sur la liste des visiteurs. Problème : le poste d’inscription est vacant. La scoumoune de la veille, à la daïra, était-elle en train de se rééditer ? Nous le craignions. Nous poireautions avec deux autres personnes dont la plus jeune manifestait des signes d’énervement. Et comme pour surenchérir dans la provocation, c’est un… ambulancier qui vint occuper le siège du guichetier. Le temps passait.

Un bon quart d’heure au moins. Le maître de céans – comment ne pas le considérer comme tel- daigna, enfin, se montrer en sortant d’une salle d’à côté dont les éclats de voix faisaient penser à un boudoir plutôt qu’à un laboratoire médical. Cet obstacle franchi, nous nous dirigeâmes au premier étage, lieu de la visite médicale.

Manque de bol, l’attente d’en bas n’était que le premier acte de «en attendant Godot», avec des malades et autres solliciteurs de paperasse (ouvrons cette parenthèse pour préciser que les polycliniques sont plus des succursales administratives que des lieux de soins) dans le rôle de vagabonds. Le toubib était absent. Face à cette impasse, chacun se débrouillait comme il l’entendait.

Les plus résignés ont abandonné la consultation ; les plus audacieux se sont rabattus sur les infirmières, à l’image de ce trentenaire qui a réussi à se faire délivrer un certificat médical.

«Je ne suis pas malade, j’ai juste besoin de ce certificat», jubilait-il en brandissant son document en guise de trophée ; les plus insistants ont décidé d’interpeller le chef de service. Deux pères de famille ont dévalé les escaliers à sa rencontre…pardon, à sa recherche. Avec qui reviennent-ils accompagnés? Je vous le donne en mille? Le guichetier.

Il fit mine de s’étonner : «Il n’est pas là le médecin ?» L’imprécation d’une vieille dame fusa sous forme d’invite à cesser ses digressions. Il en prit acte en concédant de faire appel à un médecin remplaçant. Vers 14H30, une silhouette au port de tête altier poussa la porte de la salle de consultation. «Ce doit être le médecin », suggéra un sexagénaire. Il avait vu juste.

Car à dix minutes d’intervalle, il s’était fait prier à se présenter devant lui. Il devait – nous avait-il expliqué- faire établir un certificat médical pour son fils…indisponible pour l’examen. Sous les latitudes du «polygone étiolé» – que le grand Kateb Yacine nous pardonne cette déformation-, l’ésotérisme devient logique ! Notre mortifère abnégation avait finalement payé.

Tout cela juste pour tirer d’une ramette un papier rayé à l’encre bleu! À présent, nous n’avons qu’un souhait : que la Providence nous préserve de ces lieux de détresse dont la simple vue nous fait éprouver, pour paraphraser Chateaubriand, «je ne sais quelle pesanteur de coeur, comme à l’approche d’une grande infortune.»

Samir Sadoun