Tout le monde l’aime, le fantasme, mais personne n’en connaĂ®t rĂ©ellement la dĂ©finition. Ou plutĂ´t, tout le monde en a une diffĂ©rente. Certains, comme Charles Camporro, l’ancien directeur sportif des Girondins aujourd’hui recruteur au BrĂ©sil, avouent mĂŞme « ne pas savoir vraiment ce que c’est ». Mais tout le monde s’accorde sur une chose : il fait partie de l’histoire ancienne, et c’est bien dommage. Lui, c’est le beau jeu brĂ©silien, plus communĂ©ment appelĂ© « Joga bonito », depuis que Nike a dĂ©cidĂ© de marqueter le terme apparu pour la première fois en 1958, profitant d’un Ronaldinho tentant d’en faire sursauter l’encĂ©phalogramme Ă grands coups de virgules. DĂ©finitivement enterrĂ©, le football samba jadis pratiquĂ© par la Seleção publie aujourd’hui une autopsie qui mouille un paquet de suspects.
Ă€ l’heure de remplir le banc des accusĂ©s, c’est Silva Batuta qui tire le premier. Pour l’ancien international brĂ©silien, âgĂ© aujourd’hui de 74 ans, c’est la mort du romantisme qui a entraĂ®nĂ© dans sa chute la fin du jeu Ă la brĂ©silienne tel qu’il l’a pratiquĂ© lors de la Coupe du monde 1966. «Aujourd’hui, tout est synthĂ©tique, mĂŞme dans la manière de chanter l’hymne. Les mecs ne jouent plus par plaisir mais pour l’argent », regrette l’ancien attaquant de Flamengo. Cette pression financière, qui rend aujourd’hui la victoire obligatoire, laisserait selon notre homme les fantasques, amoureux du beau geste et de caresses plus que de frappes chronomĂ©trĂ©es, sur le cĂ´tĂ©. La thèse se tient, et fut confirmĂ©e en 2010 par LuĂs Fabiano, alors attaquant sous les ordres du cynique Dunga, qui dĂ©clarait que « s’il faut jouer sale pour gagner, nous le ferons ». Des paroles qui rendent bien triste Rivellino. Champion du monde en 1970 avec un BrĂ©sil flamboyant, l’homme regrette qu’aujourd’hui, « tout le monde ne parle plus que de mettre des buts », sans penser Ă la prĂ©paration. « Tu ne peux pas toujours marquer des buts, mais tu peux toujours crĂ©er du jeu. Les passes, les redoublements de passes, le mouvement, permettent au but d’exister. Un but ne tombe pas du ciel tout seul, et ça, on a tendance Ă l’oublier. Quand tu entends les joueurs d’aujourd’hui, ils ne parlent pas d’attaquer, mais de mettre des buts. Cela me rend triste. Ils mettent la charrue avant les bĹ“ufs. Nous on n’Ă©tait pas des attaquants, on Ă©tait des joueurs Ă vocation offensive. C’est diffĂ©rent. On recherche trop l’efficacitĂ© aujourd’hui et c’est dommage. » Vampeta, une autre belle moustache auriverde, accuse de son cĂ´tĂ© les clubs et leur modèle Ă©conomique, qu’il juge nocif pour le football traditionnel brĂ©silien. « Le problème, c’est que les clubs ne pensent qu’Ă former des joueurs grands et costauds, adaptables au football europĂ©en, qu’ils pourront vendre plus facilement. Si tu as un mec au-dessus du lot techniquement, mais trop petit et pas assez costaud, il sera laissĂ© de cĂ´tĂ©. »
Les coupables dĂ©signĂ©s, reste Ă dĂ©terminer la date du dĂ©cès. Pour Rivellino, le cĹ“ur du Joga Bonito ne bat plus vraiment depuis peu après le Mondial mexicain de 1970. Mais avant de partir, il a pris soin de remplir sa carte de donneur d’organes. « Le BrĂ©sil de 1970 ne reprĂ©sente pas la fin d’une Ă©poque, au contraire. En 1974, les Hollandais ont eux aussi prĂ´nĂ© le football offensif. Est-ce que cette Hollande-lĂ aurait existĂ© sans le BrĂ©sil 70 ? Je ne sais pas, mais une chose est sĂ»re, ils auraient fait les choses diffĂ©remment. Le vĂ©ritable point commun entre la Seleção des annĂ©es 70 et la Hollande 74, c’est l’occupation de l’espace. Dans le football, si tu maĂ®trises l’espace, tu maĂ®trises le ballon. Donc l’adversaire et le match. L’Espagne d’aujourd’hui a compris ça aussi. Ces trois sĂ©lections-lĂ sont des Ă©quipes qui prennent du temps pour prĂ©parer une action. Beaucoup de gens disent : ‘Leurs passes sont stĂ©riles !’. Pour moi, aucune passe n’est stĂ©rile si tu as une idĂ©e de ce que tu veux faire. L’Espagne, le BrĂ©sil 70 et la Hollande, ont en commun du talent, de la qualitĂ© et une envie de jouer. » Vampeta voit un soubresaut de Joga Bonito dans la Seleção de 2002. La sienne, forcĂ©ment. « Quand tu vois l’Ă©quipe dans laquelle je jouais, tu avais des mecs comme Ronaldo, deux fois meilleur joueur du monde, Rivaldo une fois, Kaká une fois aussi etRoberto Carlos, deuxième meilleur joueur du monde cette annĂ©e-lĂ . Et depuis, on n’a rien, on cherche les grands talents. On a qui, Ă part Neymar ? », lance l’exhibitionniste. Et force est de constater que l’ancien Parisien n’a pas tort. Sorti de son 10 peroxydĂ©, ce BrĂ©sil n’est pas bâti pour multiplier les vues sur Youtube. Le Joga Bonito est une affaire d’Ă©quipe, un homme seul ne peut l’incarner. Romário en est le meilleur tĂ©moin. Tout gĂ©nie qu’il Ă©tait, son talent ne suffisait pas Ă faire briller son BrĂ©sil, celui qui a accrochĂ© la quatrième Ă©toile au maillot or en 1994. Tout comme Neymar ne peut Ă lui seul transformer cette Seleção laborieuse (mais capable de s’asseoir sur le toit du monde) en entreprise de spectacle.
Mais est-ce bien raisonnable de reprocher au BrĂ©sil contemporain de sacrifier le Joga Bonito au profit du rĂ©sultat ? Champion du monde avec Romário et le « professor Parreira », comme il aimait l’appeler, Dunga a un avis bien tranchĂ© sur la question. « Je trouve les critiques envers ma gĂ©nĂ©ration injustes. Il faut comprendre que la pression qu’il y avait sur nos Ă©paules Ă©tait Ă©norme, car cela faisait 24 ans que le BrĂ©sil ne gagnait plus la Coupe du monde. » Le « futebol arte » est un jeu qui transpire la joie et rĂ©clame un relâchement total de la part de ceux qui le pratiquent. En ce sens, le point de vue de l’ancien capitaine de la Seleção se dĂ©fend. Comment penser Ă tenter un petit pont, Ă faire une roulette au milieu de terrain, Ă attaquer Ă dix, si c’est pour rentrer bredouille et se faire fusiller par la presse au retour au pays ? Comment avoir pour but autre chose que la victoire lorsqu’on doit chasser la malĂ©diction du Maracanaço, 12 ans après avoir gagnĂ© la Copa pour la dernière fois ? Le Joga Bonito n’est peut-ĂŞtre que simplement plongĂ© dans un coma profond. En 2006, le BrĂ©sil des Robinho, Ronaldinho et Adriano, s’Ă©clatait sur le terrain avant de plier devant un Zizou stellaire. Qui sait, si Scolari ajoute un sixième astre sur le maillot brĂ©silien, la Canarinha redeviendra peut-ĂŞtre l’apĂ´tre du beau jeu que tout le monde fantasme et mettra un terme au dĂ©bat. D’ici lĂ , il faudra se contenter de ce BrĂ©sil de sous-marque.