Qui gouverne en Algérie ? Bouteflika ou les généraux ? Où se situe le cœur du pouvoir en Algérie, à la caserne ou à la présidence ? Bouteflika a-t-il réussi à dompter l’armée ou celle-ci demeure-t-elle encore la vraie source du pouvoir en Algérie ?
Depuis l’arrivée au pouvoir du président Bouteflika en avril 1999, ces questions ne cessent d’être posées sans que personne ne soit en mesure d’y répondre clairement. Ces questions se posent encore plus clairement aujourd’hui à la lumière des petites révélations contenues dans les câbles de la diplomatie américaine publiés par le site Wikileaks. Décryptage des relations entre Bouteflika et les généraux.
« Je refuse d’être un trois-quarts de président », lâchait en 1999 le président Bouteflika, l’air d’un homme décidé à bousculer les rapports armée-présidents établis dés l’aube de l’indépendance nationale. Dix années plus tard, Bouteflika n’est plus un trois quart de président, mais un chef d’Etat qui exerce son troisième mandat à la tête du pays.
Lors d’une audience accordée le 25 novembre 2009 au général américain, William Ward, commandant de l’Africom, Bouteflika confie que l’armée obéit désormais à l’autorité civile. Dans un câble classé secret, l’ambassade US à Alger fait un compte rendu de la discussion entre les deux hommes autour du rôle de l’armée algérienne au sein du pouvoir.
A cet entretien assistent trois hauts gradés de l’armée : Nourredine Mekri, en charge de la coopération et des relations extérieures, Abdelhamid Ghriss, chargé du contrôle des transports et de la logistique, et Ahmed Gaid-Salah, chef d’état-major. Bouteflika souligne à son interlocuteur que l’armée algérienne respecte « absolument » l’autorité civile. « Ce n’est pas du tout comme la Turquie », dit-il.
« La maison est maintenant bien ordonnée »
Le président rappelle que l’armée a été contrainte de prendre des mesures drastiques aux cours des violences des années 1990 afin de sauver le pays de la menace terroriste. Le mémo écrit que ce « fut une période difficile, mais l’ordre constitutionnel a été restauré ». « La maison est maintenant bien ordonnée », insiste Bouteflika qui ajoute : « Je peux vous dire que l’armée obéit aux civils. Il y a une seule Constitution et tous lui obéissent ».
Face au général Ward, Bouteflika admet que le passé hante encore l’Algérie. « Tout le monde peut-être candidat à une élection, conformément à la constitution, même un général », dit Bouteflika. Celui-ci interrompt son discours, sourit et ajoute : « mais les généraux se rendent compte des difficultés et personne n’a été candidat pour le moment. »
En somme, les généraux ne sont plus les détenteurs du pouvoir en Algérie
Si les câbles de la diplomatie américaine qui ont déjà filtré sur l’Algérie contiennent peu de révélations, le peu de ce qui a été révélé jusque là donne un aperçu succinct sur le glissement du pouvoir en Algérie durant les dix dernières années. Donc, à en croire Bouteflika, la relation conflictuelle entre la présidence et l’armée s’est apaisée. Le pouvoir est passé des mains des militaires vers celles des civils, explique-t-il. En somme, les généraux ne sont plus les détenteurs du pouvoir en Algérie. Est-ce vrai ?
De tous les présidents algériens désignés ou élus depuis l’indépendance du pays, Abdelaziz Bouteflika est sans doute celui qui a le plus entretenu un rapport de haine et de passion, de défiance et de séduction avec les militaires. Depuis la mort de Boumediene en 1978, le destin de Bouteflika, ancien ministre des Affaires étrangères, aura été intimement lié à celui de l’institution militaire. Qu’il les déteste ou qu’il les flatte, qu’il leur voue mépris ou qu’il leur soit reconnaissant, Bouteflika est le seul chef d’Etat algérien à avoir été écarté du pouvoir par l’armée puis installé par celle-ci. Une relation singulière. A trois reprises au moins, Bouteflika doit son infortune puis sa fortune aux généraux.
Premier rendez-vous en 1978
Le premier rendez-vous entre Bouteflika et les militaires survient à la mort de Boumediene en décembre 1978. Alors qu’il se croyait le dauphin désigné, Bouteflika est biffé des tablettes des militaires au profit d’un des leurs, le colonel Chadli Bendjedid. Bouteflika en gardera une rancune tellement tenace qu’il ne se gène pas de l’exprimer publiquement. « J’aurais pu prétendre au pouvoir à la mort de Boumediene, mais la réalité est qu’il y a eu un coup d’Etat à blanc et l’armée à imposé un candidat », confie-t-il le 8 juillet 1999 aux journalistes de la radio Europe 1.
Dauphin autoproclamé, successeur naturel, héritier désigné, peu importe pour les militaires qui ne l’entendent pas de cette oreille. A l’époque, les galonnés se méfient de ce ministre des Affaires étrangères qui passait davantage de temps à l’étranger qu’en Algérie. « Son nom a été évoqué mais écarté, avoue le général Rachid Benyelles, un des décideurs de l’époque. Nous étions tous unanimes : ce n’était pas sérieux comme proposition. » Exit donc Bouteflika.
…deuxième en 1994
Le deuxième rendez-vous survient à la fin de l’année 1993. Approché par les militaires pour prendre la tête de l’Etat après la fin du mandat du HCE (Haut Comité d’Etat), Bouteflika accepte, mais pose ses conditions. Il veut rencontrer les responsables militaires, souhaite obtenir les pleins pouvoirs et refuse un adjoint. Trois généraux, Khaled Nezzar, ministre de la Défense, Mohamed Médiene, dit Toufik, patron des services de renseignements, et Mohamed Lamari, chef de l’état-major de l’armée, constituent alors les principaux interlocuteurs de Bouteflika. Ces trois-là se plient à toutes ses exigences.
Bien que Bouteflika ait donné son accord à ces trois responsables pour assumer les fonctions de chef de l’Etat, il changera brusquement d’avis la veille de sa désignation. Dans la nuit du 25 janvier 1994, deux émissaires de l’armée, Liamine Zeroual et Cherif Belkacem, ancien ami de Bouteflika, se rendent au domicile de Bouteflika pour tenter de la raisonner. Peine perdue .Bouteflika restera inflexible. « Je ne fais plus de politique. Je ne veux plus faire de politique. Je jure par Dieu que je n’accepterait pas…», leur dit-il.
Devant le refus de Bouteflika d’assumer les fonctions de chef de l’Etat, les généraux se tournent alors vers un des leurs : Liamine Zeroual. La mort dans l’âme, ce dernier accepte l’offre. Bouteflika quitte le pays pour rejoindre la Suisse. Il attendra presque cinq ans avant que l’armée ne fasse à nouveau appel à lui. Entre temps, il passe ses jours entre la Suisse, la France, les Emirats et bien sûr l’Algérie.
…troisième en 1998
Le troisième rendez-vous de Bouteflika avec les militaires survient en 1998. Eté 1998, Liamine Zeroual décide d’écouter son mandat présidentiel. Pris de court, les militaires lui cherchent un successeur. Cet oiseau rare, c’est Larbi Belkheir, décédé en janvier 2010, ancien directeur de cabinet de la présidence sous Chadli Bendjedid dans les années 1980, qui le dénichera en la personne d’Abdelaziz Bouteflika. Les deux hommes se rencontrent en juillet 1998 dans un hôtel suisse. Hotêl des Bregues, précisément. Forcément, la discussion tourne autour de la succession de Zeroual. Bouteflika serait-il intéressé par le challenge ? Il ne dit ni oui, ni non…
Echaudé, l’ex-ministre des Affaires étrangères veut d’abord sonder les militaires. Bouteflika souhaite le poste, mais encore faudrait-il qu’il s’entende avec ces militaires avec lesquels il a eu maille à partir quelques années plutôt.
Quand Belkeir devient le chargé de com’ de Bouteflika
La mission est confiée à Belkheir. Dans le courant de l’été 1998, entre juillet et septembre, Belkheir sonde discrètement les généraux. Pour vendre la candidature de Bouteflika, il doit faire preuve de tact, de persuasion, de finesse. Les arguments de Belkheir ? Bouteflika est un civil, un homme qui s’est tenu à l’écart de la politique durant la guerre civile des années 1990, un diplomate chevronné, un fin-connaisseur des arcanes de la politique internationale, un beau parleur… Bref, Bouteflika présente le profil idéal que cherchent les militaires.
Si certains généraux se montrent sensibles, attentifs à l’exposé de ces arguments, d’autres renâclent. C’est le cas de Khaled Nezzar. Lui garde un souvenir amer de la défection de Bouteflika en 1994. Lorsque Nezzar entend le nom de Bouteflika lors d’un conclave entre hauts gradés, il s’étouffe. « « Vous êtes fous ! C’est un peureux. Il va encore vous claquer entre les doigts! », aurait-il déclaré
Nezzar dit non, puis oui
Alors que les tractations se font en coulisses, dans les villas cossues d’Alger, Nezzar lui rue dans les brancards. Dans une déclaration adressée à la presse en septembre 1998, il traite Bouteflika de « vieux canasson », le qualifie d’homme qui a vécu « sous le burnous de Boumediene ». Il n’empêche que cette ruade de Nezzar finira en eau de boudin. Ramené à la raison, Nezzar finit par se calmer. A l’instar de Lamari et de Toufik, Nezzar accepte de donner son onction à la candidature de Bouteflika.
Début septembre 1998, Bouteflika rencontre Mohamed Mediene à la villa qui abrite, à Alger, la Fondation Mohamed Boudiaf. Les deux hommes se parlent. Au terme d’une discussion qui aura duré sept heures, l’accord est scellé. Bouteflika sera adoubé par l’armée. Le 11 septembre 1998, Liamine Zeroual peut donc annoncer officiellement sa démission et l’organisation d’une élection présidentielle anticipée. Présenté comme le candidat du consensus national, Abdelaziz Bouteflika est élu en avril 1999 avec 74 % des suffrages. A 62 ans, il devient président de la République algérienne.
« Je ne veux pas être un trois quart-président »
Dés son arrivée au pouvoir, Bouteflika s’applique à s’affranchir de la tutelle de ceux qui l’ont fait président. Alors, il multiplie les déclarations. « Je ne veux pas être un trois quart-président » confesse-t-il le 8 juillet 1999 au micro d’Europe 1. Sur TF1, le 1er décembre de la même année, il se fait encore plus méprisant, plus condescendant : « L’Armée ? Moi je me sens d’abord son chef et, en plus, moi-même je viens de l’Armée de Libération nationale. Vous savez, quand j’étais officier, beaucoup de généraux actuels, n’étaient peut-être même pas dans l’Armée. »
Depuis son sacre en 1999, les rapports entre Bouteflika et l’armée sont teintés de méfiance, de suspicion, de défiance, mais aussi de déférence. Si le président fait les louanges de l’institution militaire pour le rôle qu’elle a joué dans la lutte contre le terrorisme et la préservation de l’unité nationale, il ne manque pas de critiquer ouvertement les militaires.
Est-ce à dire que les généraux ne font plus de politique?
Est-ce à dire qu’il a réussi à dompter l’institution militaire ? Est-ce à dire que les généraux ne font plus de politique, qu’ils n’intérferent plus dans les affaires du pays ? Qu’ils ne pèsent plus sur les centres de décisions ?
Il est extrêmement difficile, voire impossible, de fournir des réponses claires et objectives tant la nature du pouvoir algérien est complexe, insondable, qu’elle échappe même aux spécialistes les plus aguerris. Tout de même, demeurent quelques certitudes, aisément vérifiables.
Abdelaziz Bouteflika a été réélu en 2004 alors que l’on a fait croire à l’opinion publique qu’une partie des militaires étaient justement opposée à sa reconduction. Abdelaziz Bouteflika aura réussi à amender la constitution en novembre 2008 pour s’offrir un troisième mandat, sans doute un mandat à vie, alors que la loi fondamentale, déjà amendée en 1996, limitait l’exercice présidentiel à deux mandats. Alors même que l’on fait croire, ici et là, que les militaires étaient opposés à ce tripatouillage de la constitution.
Du quarteron de généraux seul reste Toufik
La dernière certitude est que le pouvoir algérien a graduellement glissé du militaire vers le civil par la force de la nature. Des quatre généraux qui ont pesé de leurs poids, de leurs influences respectives, sur les centres de décisions depuis 1992, il n’en reste qu’un seul. Khaled Nezzar, 73 ans, a pris sa retraite tout comme Mohamed Lamari, 71 ans. Larbi Belkheir est mort.In fine, de ce quarteron de généraux qui font et défont les présidents, il ne reste qu’un seul qui exerce encore officiellement ses fonctions : Mohamed Médiene, dit Toufik, 71 ans, patron du DRS ( Département du renseignement et de la sécurité).
Certes. Comme le dit Bouteflika, aujourd’hui âgé de 73 ans, au diplomate américain, les militaires obéissent désormais aux civils. Oui, certes, les militaires obéissent aux civils. Mais qui pourrait dire avec certitude que les militaires n’auront pas leur mot à dire le jour où il faudrait vraiment trancher la question de la succession de Bouteflika ?