Le représentant de la Maison Gallimard nous confie avec un grand sourire « Boualem ne manque jamais une occasion de s’asseoir dans le jardin, même s’il neige, c’est ici qu’il tient ses réunions. »
Quand on quitte la vaste salle de réception pour entrer dans les jardins privatifs de cette maison d’édition prestigieuse, la raison pour laquelle Boualem Sansal tient tellement à tenir ses entretiens dans cet espace verdoyant, avec ses arbres centenaires et ses pelouses soignées, devient claire. Pour un parisien, un espace si luxuriant sur la Rive Gauche est un privilège rare, la moindre des choses pour la maison d’édition de Proust, Camus, Saint-Exupéry, Sartre et Jonathan Littel.
À cette heure matinale d’une journée de la mi-septembre, le jardin fermé est presque vide. Seul le bourdonnement des abeilles occupées à butiner les fleurs situées près de la table où nous nous trouvons brise le silence. Même les employés qui se rendent dans l’une des ailes élégantes de l’immeuble le font en silence. Ils rentrent dans les bureaux de la fameuse collection La Pléiade. Tout français cultivé se doit d’avoir chez lui les livres de cette collection réservée aux auteurs classiques.
Boualem Sansal consacre sa brève visite dans la capitale française à réunir des intellectuels et auteurs venus de tous les coins d’Europe, et aussi à une conversation avec moi, journaliste d’Israël. En effet, Israël est au cœur de la tourmente pour Sansal, depuis que celui-ci a décidé de s’y rendre, de se sentir « joyeux » au retour, et de s’être même exprimé par écrit sur son euphorie.
La double identité
L’histoire mouvementée de Sansal débute en 1949 en Algérie où il est né dans un petit village. Après des études d’ingénieur, il rentre au service du gouvernement de » l’Algérie Nouvelle « . Très à l’aise dans ses nouvelles fonctions, il se découvre au fil des ans une nouvelle passion : écrire en français, la langue littéraire en Algérie. C’est Rachid Mimouni, un ami du temps où ils étaient étudiants, qui l’encourage et le soutient. Mimouni est mort en France, pour lui terre d’exil, en 1995, après avoir été contraint de quitter son Algérie natale sous la menace des islamistes.
Sansal se lance dans son premier roman l’année suivante, 1996. Gallimard qui le fait publier lui conseille d’utiliser un pseudonyme, par souci pour sa sécurité. La guerre civile en Algérie entre l’armée et les islamistes avait alors diminué d’intensité, mais celui qui avait le courage de critiquer les uns ou les autres prenait un risque mortel. Malgré tout Sansal décide de publier Le serment des barbares sous son vrai nom, en France en 1999.
Il a alors 50 ans. C’est l’histoire d’un Algérien qui revient au pays après un séjour de 30 ans en France et qui est assassiné de façon mystérieuse. Le roman présente l’Algérie de la fin du vingtième siècle sous un jour très défavorable. »Le livre a eu un accueil délirant en Algérie » dit-il de son premier roman. « Persuadé que ce succès était dû à ce que j’avais osé écrire, je me berçais d’illusions. Un an après la tendance commençait à changer, car le public a fini par lire ce que j’avais vraiment écrit sur le gouvernement, la religion et la nation même. J’ai fini par comprendre que ce qu’ils avaient aimé, était qu’un auteur algérien avait été publié par la prestigieuse maison Gallimard et rien d’autre. On était en 1999, Bouteflika est élu Président. Le pays est alors sorti d’une période abominable où la mort était présente dans la rue, comme en Syrie de nos jours. L’armée utilisait l’artillerie, le napalm contre la population. Les islamistes de leur côté massacraient des villages entiers. C’est alors que Bouteflika est parvenu au pouvoir en parlant de paix, de démocratie et de réconciliation nationale. C’est juste à ce moment que mon roman a été publié ».
Le succès initial de Sansal était fonction de l’image que le pouvoir tentait de projeter : une sorte « d’Algérie nouvelle » dont les fils sont reconnus en tant que promoteurs de la culture par la France même, l’ancien occupant. Sansal se souvient, « à un moment, j’ai reçu une invitation du Palais présidentiel à me joindre à la suite de Bouteflika pour une visite officielle aux États-Unis. J’ai alors décliné poliment. Plus tard, j’ai été invité à rejoindre la suite présidentielle pour une visite à Davos. Je passais mon temps à refuser des invitations de ce genre. J’expliquais alors que j’étais un fonctionnaire ne faisant pas partie du régime. Je refusais que l’on se serve de moi. Ils se sont mis à utiliser la presse pour m’écorcher. Vous savez, personne ne lit en Algérie. On achète des livres pour les placer sur des étagères, dans un but décoratif, et aussi pour montrer que l’on est fier de son Algérien qui a réussi à l’étranger. Les journalistes et les critiques ont commencé à expliquer au grand public ce que j’avais exactement écrit dans mon premier roman. Ils ont prétendu que j’avais décrit le colonialisme français de façon positive, ce que je n’ai jamais fait. Tout ce que j’ai écrit est que l’image n’est jamais noire ou blanche, et qu’il faut creuser un peu pour faire avancer les choses. En raison de mes articles dans la presse, je suis devenu l’auteur islamophobe, nostalgique de l’occupation française ».
Sansal s’est alors demandé s’il n’était pas préférable de démissionner de ses fonctions. Il accusait en permanence le service public de corruption, ce même service public qui l’employait. D’un autre côté, il tenait à rester à son poste en raison des réformes industrielles qui devaient être mises en place dans le cadre de ses activités professionnelles. En outre « Je ne me sentais pas dans la peau d’un écrivain. Je me voyais en tant que fonctionnaire dont la passion est l’écriture, et je n’avais pas l’intention de devenir un auteur de métier ».
Il a alors commencé à recevoir des « avertissements ».
« On m’a fait comprendre que j’étais devenu trop critique du gouvernement. Ce qui pouvait passer dans les livres publiés à l’étranger ne pouvait pas être toléré dans des interviews paraissant dans Le Monde ou Le Nouvel Observateur » . Sansal ignorait ces « conseils amicaux » qui devinrent alors des menaces. « On m’a fait comprendre que si je continuais comme cela… Mais je suis entêté, en particulier sous la menace ». Il poursuivait une double vie : les week-ends à Paris, invité à parler ou à prendre part à des conférences, le reste du temps dans son bureau d’Alger.
« J’ai alors découvert les avantages du week-end musulman – jeudi et vendredi – cela me permettant de me rendre en France sans avoir à demander de congé ».
Pour le choc frontal, ce n’était qu’une question de temps. » Un article a été publié dans un journal français dans lequel je dénonçais la politique de Bouteflika. Par l’entremise d’un appel téléphonique de son chef de cabinet, Bouteflika exigeait que je quitte mon poste sur-le-champ. À ma demande pour une explication écrite sur les motifs de mon congé, Bouteflika fit répondre qu’il n’en était pas question et qu’il confirmait que je devais quitter mon poste immédiatement ».
C’est ainsi qu’en 2003, après la publication de son troisième roman, Sansal s’est retrouvé « auteur à plein temps » malgré lui. « Au final, ces événements ont eu leur côté positif, et n’ont fait que décupler mon besoin de lutte ».
Islamisme et Nazisme
