Blatter : «On a essayé de me démolir, de me casser»

Blatter : «On a essayé de me  démolir, de me casser»

Alors que le vent forcit et que les avis de tempête se multiplient sur la FIFA, son président maintient le cap. Interview.

Face à la tempête que la FIFA traverse, face aux coups que vous encaissez, n’avez-vous jamais l’envie de tout plaquer et d’aller goûter l’air de votre Valais natal?

Jamais. Dans ma famille, ma fille m’a demandé : «Papa, qu’est-ce que tu veux encore faire là-dedans alors que l’on te tape dessus  ?» Je lui ai répondu que je n’en avais pas fini. Vous savez, on ne tape pas seulement sur l’homme, on tape aussi sur le système. Or ce système, c’est le mien depuis 37 ans, j’en suis le constructeur, une sorte de fil rouge.

Comment vivez-vous ces attaques qui empoisonnent la crédibilité de la FIFA?

Elles prouvent que je suis sur le bon chemin et que je ne dois pas abandonner. La faillite d’ISL en 2001 est une affaire qui finalement nous a beaucoup aidés. Quand j’ai été élu, on était dans le rouge. Et quand notre assurance s’est retirée, on n’avait plus rien pour couvrir la Coupe du monde 2002 et donner les 250 000 dollars promis à chaque Fédération. On a dû faire une titrisation pour lever des fonds. J’ai créé une nouvelle société, FIFA-Marketing SA. Les gens malintentionnés du comité exécutif ont alors dit que j’allais me noyer. Et le contraire s’est passé.

N’étiez-vous pas déjà devenu, quelque part, un «homme à abattre»? Les premières attaques ne datent pas d’hier…

Pour beaucoup, en 1998, j’étais le trouble-fête. On me demandait ce que je venais faire là-dedans, on a cherché à me décourager d’enter. Dès mon avènement, on a essayé de me démolir, de me casser, définitivement. Le soir même de mon élection, j’ai entendu dire que j’avais acheté des voix. Si j’en avais obtenu 111, à les entendre, c’était forcément parce que j’avais acheté celles des délégués qui étaient rentrés à leur hôtel. Je n’étais même pas dans cet hôtel. A l’époque, je les avais traités de cinglés. Dès ce moment-là, j’ai compris que l’on ne me ferait aucun cadeau.

Qui vous en veut à ce point?

Dois-je être diplomate ou dire la vérité ? Tout est orchestré au nord de la Suisse. Ma perception, c’est que les clubs ne sont pas d’accord avec la rétribution qu’on leur donne pour la Coupe du monde. Ils sont toujours plus gourmands. 70 millions de dollars reversés aux clubs pour 2014, ce n’est pas assez pour eux. Ils pensent qu’ils obtiendraient plus avec un autre président. Ce n’est pas un hasard si la charge vient de Munich, où l’on trouve le président de l’ECA (ndlr: Karl-Heinz Rummenigge).

Où puisez-vous la formidable énergie qui vous anime?

Dans la passion que représente ce jeu. On n’a jamais fini de comprendre la fascination qu’exerce cette sphère. Taper du pied, c’est un mouvement instinctif de l’être humain. Le ballon, c’est la perfection. Il tourne comme le monde imparfait qui est le nôtre. Un ballon incarne aussi l’espoir, la possibilité de se racheter. On perd un jour, on peut gagner le lendemain. Dans la vie normale, ça n’existe pas.

Au-delà de ces considérations philosophiques, au moment où l’on parle de fair-play, ce qui se passe depuis plusieurs années au sein même de la FIFA ne l’est pas tellement. Certains évoquent un terrible autogoal. Et vous ?

Si se présenter devant un tribunal pour faire toute la lumière sur la déconfiture d’ISL est considéré comme un autogoal, alors c’en est un! Je voulais établir la vérité, et savoir où était passé l’argent. Peut-être aurait-on voulu que je cache tout et que je ne fasse rien? Des journalistes d’investigations étaient persuadés que mon nom figurait sur la liste des récépissés des paiements. Le juge d’instruction aurait pu travailler 10 ans encore, continuer à utiliser l’argent des contribuables, il n’aurait jamais rien trouvé.

Rassurez-nous, la FIFA d’aujourd’hui n’est pas corrompue…

Non, la FIFA n’est pas corrompue. Au contraire, nous luttons contre la corruption. Il a fallu faire de l’ordre, effectuer un grand nettoyage éthique.

Que vous inspirent ceux qui ont trahi la famille du football?

Plus que de la colère, de la tristesse et de la déception.

Parmi les personnes suspendues, certaines étaient des amis proches ; le sont-elles restées ?

Dans le football, on n’a pas d’amis. Je peux compter sur les doigts d’une seule main ceux qui me disent la vérité en face. En tant que secrétaire général, à l’époque, j’avais des camarades complices. Comme président, c’est fini. Au sommet, vous souffrez non pas d’isolement mais de solitude. Les rapports sont faussés, il y a beaucoup trop d’hypocrisie.

Vous-mêmes, avez-vous déjà été approché pour recevoir des dessous-de-table comme votre prédécesseur ?

Un jour, on a essayé de me donner de l’argent pour arranger un arbitre pour la qualification du Mondial 1986, au Mexique. Quelqu’un d’une fédération non européenne est venu me voir et, en me quittant, m’a glissé dans la poche de mon veston une enveloppe. Je suis remonté dans mon bureau et, en l’ouvrant, j’ai découvert 50 000 dollars. J’ai appelé le comptable. L’argent a été déposé à la banque, avant d’être retiré par celui qui me l’avait donné. Plus personne n’a essayé de me soudoyer.

La toute nouvelle Commission d’éthique souhaite aussi vous interroger. Etes-vous inquiet de ce qui pourrait en sortir?

Mais j’espère bien que les juges vont m’interroger ! Ils ne feraient pas leur travail s’ils ne le faisaient pas. A qui d’autre poser des questions sinon à moi ?

Les gens font l’amalgame, évoquent déjà des Mondiaux en Russie (2018) et au Qatar (2022) bidouillés, avec des voix achetées…

On va tout mettre à plat, tout ouvrir… C’est une mode de tout remettre en question. Doit-on aussi remettre en question les conditions d’attribution du percement du tunnel du Gd-St-Bernard? Pourquoi lui et pas un autre ?

A vos yeux, pourquoi le football est-il à ce point pollué, perverti par une infime minorité ?

Prenez une pomme pourrie dans une corbeille, elle contamine tous les autres fruits. Là, c’est le même principe. Ce qui pervertit le sport, ce n’est pas le sport, c’est la société, dont il est l’émanation, un miroir grossissant. Notre société est dingue, folle et tricheuse. Le football reproduit ces travers en les amplifiant. C’est lui qui ressemble le plus à notre société. Ce n’est ni un 100 m, ni un marathon. C’est un jeu dans lequel sont entrés des petits malins, des diables. Parce que l’enjeu n’est pas que le prestige. C’est devenu un énorme marché. Le football est devenu aujourd’hui le premier business du monde. Il y a les transferts, les droits TV, mais le plus gros chiffre d’affaires dans le football, c’est dans le tourisme, avec les supporters qui se déplacent. Même pour un petit match entre Sierre et Chalais! (…) Du pain et des jeux : la formule des Romains n’a pas changé. Les footballeurs sont les gladiateurs modernes.

Pourquoi triche-t-on alors que c’est du sport ? Dans un monde fou, ne devrait-ce pas être le dernier refuge de la probité? Pourtant, on triche en athlétisme, on triche en ski nordique, on triche en golf, on triche au ping-pong, etc. Sommes-nous tous des tricheurs?

L’homme triche pour avoir des avantages. C’est inscrit dans la psychologie de l’être humain. Etre plus malin, c’est déjà commencer à tricher.

Comment jouera-t-on au football dans 50 ans ?

Si l’on regarde les lois du jeu, en 1886, on jouait déjà à onze. Donc, on devrait encore jouer à onze en 2062.

A considérer leurs comportements, parfois déplacés, souvent hautains, déconnectés de la réalité, les joueurs ne devraient-ils pas soigner principalement l’image qu’ils renvoient?

Le problème ne vient pas des 300 millions d’actifs, mais des 100 000 professionnels, manquant souvent d’humilité. Ceux qui devraient donner l’exemple ne le font pas assez. Parce qu’ils manquent d’éducation.

Dans un excès dont il est friand, Loulou Nicollin, le truculent président de Montpellier, a estimé après une défaite que les trois quarts de ses joueurs étaient des cons…

Mais des cons sympathiques ! La question de l’éducation est un vrai problème. Dans les centres de formation, il ne faut pas seulement apprendre à jouer mais aussi apprendre la vie. Dans les pays développés, on oublie l’école. On pense que les jeunes de 16 ans bifurquant vers le football sont déjà formés. C’est une erreur.

Que vous inspire l’équipe de Suisse d’Ottmar Hitzfeld ?

Elle devrait être meilleure compte tenu de son potentiel. Je fais à son sélectionneur le reproche de convoquer souvent des joueurs qui ne jouent pas dans leurs clubs. Je ferai davantage confiance à des titulaires évoluant en Super League. Les grandes équipes nationales sont d’ailleurs aujourd’hui celles où la plupart des internationaux évoluent dans leur propre championnat : l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne. La gestion des cas Frei et Streller m’interpelle aussi. Comment a-t-on pu s’en priver aussi facilement, alors que la Suisse souffre d’un problème récurrent en attaque ? On a fait une erreur. Je me serais fait fort de les persuader de rester. Ou j’aurais trouvé les moyens de les convaincre de revenir. Pas par l’argent.

Il n’y a rien de plus agaçant et injuste qu’un match se terminant par la loterie des tirs au but. Comment éviter cela? Quelles sont les pistes pour y remédier?

Tout cela me travaille, croyez-moi. En 2010, lors de la deuxième prolongation de la finale du Mondial sud-africain, j’avais vraiment prié pour éviter les penalties. Et Dieu est venu sur le terrain. On doit absolument trouver quelque chose. Dans l’épreuve des tirs au but, le football perd son essence essentielle, le jeu d’équipe pour devenir individuel. Des pistes existent. Le fair-play par exemple. On a imaginé prendre en compte le nombre de cartons jaunes et rouges. Mais vous imaginez la responsabilité de l’arbitre en donnant un carton à des joueurs qui n’oseraient plus faire la moindre faute. On pourrait aussi donner une chance au gardien en s’inspirant de ce que fait le hockey.

Comment qualifieriez-vous vos relations avec Michel Platini, président de l’UEFA ?

Elles sont joviales, même si l’on ne s’accorde pas sur tout au niveau de la politique footballistique. Lui, il est l’Europe, c’est beau, c’est riche, mais ce n’est pas le monde. Moi, j’ai le monde et c’est totalement différent.

Vous affirmiez récemment vous réjouir de 2015 et de votre «transfert» à la retraite afin d’y faire ce que vous aimez. Ce que vous aimez, c’est quoi?

Ecrire un livre qui s’intitulera peut-être «Extratime». Sans rien balancer, car je ne veux pas tuer la FIFA, je dévoilerai des choses assez crues. Sans méchanceté mais avec ironie, je réglerai amicalement mes comptes.

Revenons au début de notre entretien. Des voix ont réclamé ou réclament toujours votre départ. Allez-vous démissionner ou cela vous donne-t-il plus de force pour poursuivre votre mission et nettoyer ce qui doit l’être ?

Pour quelles raisons devrais-je partir? J’ai la conscience tranquille et je n’ai pas encore terminé ma mission.