Depuis la dernière publication en date des caricatures blasphématoires contre le prophète Mohamed par le journal satirique français Charlie Hebdo, faisant suite à la vague de protestations et de violences déclenchées partout dans le monde musulman, en conséquence de la surmédiatisation du film anti-islam « Innocence of Muslims », une polémique internationale s’est déclenchée à ce propos.
Cette polémique est en train de donner lieu à un débat, qui réactualise la question de la liberté d’expression dans un monde qui n’est plus le même depuis l’avènement de ce qui a été convenu d’appeler « le printemps arabe ».
En résumé, on peut regrouper les termes de ce débat en quatre positions principales et antagoniques, qui répondent toutes à des impératifs liés à des croyances, des convictions, ou à des intérêts relatifs, qui se présentent comme suit : passionnelle, déraisonnable, démagogique et pragmatique. Quatre positions dominantes donc s’affrontent autour de cette question de la liberté d’expression dans des conditions politiques et géostratégiques nouvelles, influencées par le contexte de transition démocratique, qui caractérise les pays engagés dans un processus révolutionnaire sur la rive sud de la Méditerranée.
La position passionnelle condamne les caricatures blasphématoires de Charlie Hebdo sans concession aucune. Elle repose sur une opinion impulsive et irraisonnée, déterminée par une inclination exclusive. C’est la position des croyants. Elle se fonde sur une défense autiste du dogme religieux. Elle se situe à la limite d’un repli pathologique du croyant sur lui-même. Généralement adoptée par la grande masse des musulmans, elle est partagée par les élites et les pouvoirs publics véritablement croyants. Il faut se garder ici de faire la fausse distinction en terme de tolérance religieuse entre musulmans radicaux (intégristes) et le reste des musulmans considérés comme modérés. La distinction entre intégristes et modérés est en fait un leurre. Le terme intégriste ne renvoie à aucune différenciation en degrés d’intolérance religieuse, mais par contre, il s’applique particulièrement à des croyants radicaux qui pratiquent le prosélytisme et prônent un rigorisme vestimentaire et comportemental plus conventionnel que les modérés. Ils sont surtout actifs sur le terrain de l’acculturation de la société et s’opposent violemment à toute tentative de sécularisation de celle-ci.
Le musulman est généralement intolérant face à tout ce qui remet en question le dogme. C’est une intolérance qui est propre à la nature même de la religion. Faire des distinctions en degrés de tolérance est pure hypocrisie, car, faire cette distinction, c’est dénaturer la religion elle-même.
Par ailleurs, s’il y a une différence entre croyants au sein de la religion musulmane, elle se situe au niveau de l’engagement politique. Entre d’une part, les islamistes radicaux et, d’autre part, les islamistes dits modérés. Le terme islamiste s’applique à des idéologues engagés dans un combat politique pour l’application stricte de la charia dans la Loi fondamentale. Les premiers militent pour un État théocratique et les seconds sont favorables à une alternance au pouvoir dans un pluralisme limité appelé démocratie islamique. Le terme modéré adjoint comme adjectif à l’islam politique est devenu opérationnel particulièrement sous la contrainte de la pression occidentale, depuis les attentats terroristes du 11 septembre et la disqualification du combat politique mené par Al-Qaida et les groupes terroristes apparus en Algérie pendant la décennie « rouge« . L’adjectif modéré représente en fait une rhétorique populiste adaptée à la conjoncture de pression internationale contre l’islam politique, dont le seul objectif est l’accès au pouvoir. Mais cette démarche ne cède rien à l’exigence que requiert la liberté de conscience, qui ne peut s’accommoder d’aucun adjectif adjoint au concept de démocratie, ici la démocratie islamique. Car, rien ne distingue doctrinairement l’islamiste modéré de l’islamiste intégriste. Pour l’essentiel, les deux tendances sont antidémocratiques et rejettent toute expression soutenue par une liberté de conscience qui renierait le dogme religieux. Elles s’opposent donc à toute tentative de laïcisation de l’État et condamnent avec force toute initiative de sécularisation de la société. C’est du moins, l’expression d’une position passionnelle, qui condamne fermement et violemment le délit de blasphème et toute forme de liberté d’expression qui lui est relative. C’est en ce sens qu’il faut interpréter les réactions de contestations violentes exprimées par la rue arabe, suite à la campagne blasphématoire contre l’islam et le prophète Mohamed depuis le 11 septembre passé, indépendamment qu’il y ait eu manipulation ou non, car cela relève d’une autre affaire.
La position déraisonnable est celle de la défense du blasphème de manière absolue, indépendamment de toute considération du contexte général dans lequel il a été proféré. Elle avance comme unique argument pour se justifier, le fait que la liberté d’expression est intégrale ou ne l’est pas. Cette position considère que l’acquis de la liberté d’expression, qui s’est affirmée par l’émancipation citoyenne contre le dogme religieux, n’est irréductible devant aucune contingence extrinsèque et ne peut s’accommoder d’aucune conjoncture, ni d’un quelconque contexte particulier. Aussi défavorable soit-il et indifféremment du fait, qu’il peut engendrer des situations tragiques mettant en péril la vie d’autrui ou influencer négativement le cours de l’histoire.
Cette position prétend se légitimer d’elle-même, par le seul fait qu’elle se considère comme irréversible. Elle justifie le blasphème selon le principe performatif : Charlie Hebdo est dans son droit de blasphémer au nom d’une liberté d’expression inaliénable. Comme si implicitement les conditions contextuelles de sa profération étaient idéalement favorables, mais en vérité, elles lui sont par principe indifférentes. C’est cette indifférence au contexte particulier d’où émane son énonciation que lui reproche la position pragmatique et lui dénie le droit au blasphème, sous la justification d’un manque de clairvoyance, d’un aveuglement devant le cours de l’histoire, dont elle l’affuble d’égarement et de déraison.
La position pragmatique lui dénie en fait le droit au blasphème, pour son manque d’efficacité dans un contexte général défavorable, caractérisé par le fait que les peuples musulmans sont confrontés à un processus de lutte contre eux-mêmes, dans la perspective de leur émancipation de l’emprise et de l’aliénation religieuse. La promotion du blasphème dans les conditions de sa profération, par des médias non musulmans, est une source de discorde et de haine, qui contribue à l’alimentation du conflit entre les peuples. Par conséquent, il vient susciter chez des esprits fébriles le sentiment du choc ! qui vient alimenter à son tour la théorie macabre et fascisante, celle de l’affrontement : « le choc des civilisations », qui vient renforcer le repli sur soi. De ce fait, les conséquences sur le débat qui s’est amorcé dans le processus de transition démocratique à l’occasion du « printemps arabe », autour de la question de la liberté de conscience, de la laïcisation de l’État et de la sécularisation de la société sont très négatives. Car, ce débat risque de se transformer en remise en question des acquis des premiers pas accomplis dans ce processus de sécularisation et l’anéantissement des luttes des tenants de la liberté de conscience : progressistes, laïcs, féministes et autres militants pour l’émancipation de la société de l’emprise religieuse. C’est cet usage du blasphème qui apparaît malvenu et irresponsable et passe pour être plutôt sournois pour la position pragmatique.
L’acte de blasphémer serait différemment perçu par les musulmans s’il était exprimé par un musulman. Mais proféré par un non musulman, il est interprété comme un acte hostile et une ingérence dans les affaires d’autrui. Il aurait été plus efficace pour les intellectuels d’origine musulmane qui défendent la position de Charlie Hebdo de blasphémer eux-mêmes dans une démarche constructive, qui contribuerait à accélérer les processus de désaliénation de l’emprise religieuse et de reconsidérer les conditions du débat sur la liberté d’expression. C’est la peur de blasphémer soi-même, qui est engendrée par une censure sans concessions, qui transfère chez eux ce désir sur un soutien aveugle du blasphème, tel qu’il a été proféré par Charlie Hebdo sans se poser la question de la pertinence et de l’efficacité d’une telle démarche.
La position démagogique est celle qui est assumée par les politiques, les journalistes et les intellectuels organiques autour d’un consensus dicté par l’impératif du statu quo, qui garantit une stabilisation politique et un équilibre géostratégique, indifféremment de l’émancipation des peuples musulmans de l’emprise et des aliénations religieuses qui les caractérisent. Car, on ne peut pas ignorer le caractère démagogique de la condamnation du blasphème, par les théocrates, les pouvoirs islamistes issus des « révolutions arabes », les dictateurs et les hommes politiques occidentaux, pour qui le blasphème intervient comme une aubaine, par le fait qu’il vient influencer négativement le processus de transition démocratique en cours dans le monde arabe, tel qu’il a été dénoncé par la position pragmatique. Leur objectif inavoué est de maintenir les populations musulmanes dans un stade prépolitique, par l’instrumentalisation de l’idéologie religieuse islamique, pour mieux les soumettre et les dominer. Cette stratégie aura pour conséquence immédiate, la disqualification des démocrates progressistes et laïques, parce qu’ils représentent les seules forces politiques, susceptibles de leur contester leur domination hégémonique.
Si la condamnation du blasphème par les pouvoirs musulmans est dans l’ordre naturel des choses, tout en savourant dans la discrétion l’opportunité de ce blasphème, qui vient affaiblir les forces progressistes et laïques, celle des politiques occidentaux quoiqu’elle aille à l’encontre de leur conviction et de leur principe à l’égard de la liberté d’expression, qui représente pour eux une valeur irréversible, est toute relative et formelle. Elle dissimule en vérité une arrière-pensée toute logique, qui s’inscrit dans leur plan géostratégique pour la région du Proche-Orient et de la rive sud de la Méditerranée. Ainsi, leur condamnation du blasphème est motivée par le seul souci de gagner la sympathie des peuples musulmans par sa flatterie et celle de ses préjugés. La liberté d’expression sera sacrifiée formellement pour un but de manipulation et de manœuvre occulte et hypocrite, en cachant leurs véritables sentiments et à feindre de consentir aux attentes des peuples musulmans la condamnation du blasphème .
Youcef Benzatat