Les temps sont difficiles. La situation impose des mesures économiques et politiques très audacieuses, mais pas seulement: il faut oser la vérité, sur la situation de nos entreprises, sur le rôle de l’Etat et sa véritable place dans la sphère économique. Aucun pays, aucune nation n’a été bâtie en se cachant la vérité.
Dans cette interview, l’économiste Belkacem Boukhrouf analyse les enjeux du passage d’un modèle économique monoproducteur vers une économie productrice. Ce faisant, il relève que la «rupture» souhaitée ne peut pas se faire sans l’adhésion de l’ensemble des acteurs de la scène politique et économique nationale. Il cite plusieurs préalables.
L’Expression: Le gouvernement se prépare à mettre en place un nouveau modèle économique. Sortir du modèle actuel signifie quoi selon vous?
Belkacem Boukhrouf: Un nouveau modèle économique suppose naturellement l’abandon de l’ancien et du paradigme qui l’a fondé. En clair, si les intentions du gouvernement sont bonnes, il s’agit de sortir d’une économie de rente, de nature monoproductrice et fondamentalement tournée vers les richesses pétrolières et aller vers une nouvelle économie diversifiée et compétitive. Mais pas que…. Il faut, en plus de cela, refonder l’assise institutionnelle et idéologique de notre économie en révisant les rôles de l’Etat, la place du privé, la mission des collectivités locales, etc.
Va-t-on vers la redéfinition du rôle de l’Etat dans l’économie?
Il est impératif que l’Etat devienne accompagnateur et régulateur au lieu et place de propriétaire et de paternaliste. Il est aussi important de briser toutes les inerties institutionnelles ayant régenté l’action et l’initiative économique, comme la bureaucratie, la difficulté d’accès aux financements, la vision étriquée des IDE et des exportations, l’approche fantasmagorique des secteurs hors hydrocarbures tels que le tourisme et l’agriculture.
Le gouvernement veut et doit se placer, à travers ce nouveau modèle dans l’après-FRR. Mais, objectivement, les conditions sont-elles réunies pour une rupture avec le modèle rentier?
Non, le soubassement d’une telle transition exigerait, en premier lieu, une refondation de la sphère politique dont dépend totalement la décision économique. L’autonomie des acteurs, la libéralisation de l’initiative économique et l’abandon du populisme budgétaire sont loin d’être admis comme préalable par les décideurs. Il faut une dose de courage et de volonté politique pour que cela soit matérialisé.
En plus, la levée des contraintes autour de l’économie ne peut avoir lieu si l’on continue à exercer un paternalisme étouffant sur l’économie et l’investissement. Aujourd’hui, le destin économique de l’Algérie n’est pas seulement entre nos mains; il est fortement dépendant du processus dynamique de la mondialisation qu’on n’a pas encore appréhendé et compris.
S’insérer dans la division internationale des processus productifs est une affaire sérieuse que seuls des professionnels et des compétents peuvent réussir. Le coût sociopolitique de la transition doit être aussi évalué: quelle dose de changement introduire? Quelles priorités? A quel rythme? Toutes ces questions méritent d’être posées avant même de se lancer hasardeusement dans une quelconque démarche réformatrice.
Le gouvernement a lancé la mise en conformité fiscale et l’emprunt obligataire. Benkhelfa a aussi appelé les Algériens établis à l’étranger à ouvrir des comptes en devise en Algérie. Mais l’adhésion est timide. L’Algérie a-t-elle les moyens financiers de mener une transition vers une économie diversifiée et productrice sans grands dommages?
Je commence par rappeler une vérité: le problème de l’Algérie n’est pas dans les finances ou leur volume, mais dans leur gouvernance! La façon avec laquelle est géré le budget de l’Etat est inquiétante et quels que soient les volumes alloués, ils seraient dilapidés ou perdus, faute de rationalité et surtout de contrôle, poussant ainsi à la corruption et la prévarication.
Ensuite, l’Algérie est un client douteux et même peu crédible auprès des bailleurs de fonds qui n’acceptent pas d’emprunter, même sous de bonnes conditions, à une économie dépensière! Le gouvernement, faute de ces financements extérieurs inaccessibles et difficilement soutenables, s’est tourné vers l’endettement interne en lançant le fameux emprunt obligataire.
C’était sans compter sur la méfiance généralisée qu’ont les déposants envers l’Etat et ses démembrements. J’avais prédit l’échec de cette opération depuis longtemps et j’avais même préconisé une libéralisation et une levée de contraintes sur le marché financier algérien pour permettre aux privés d’accéder aux financements internes et externes et les fructifier.
Les opérateurs privés sont plus crédibles et performants. Ce sont les entreprises qui diversifient l’économie pas l’Etat propriétaire ou investisseur, ça ne s’est pas connu à travers le monde. Même en Chine communiste, ce sont les privés à qui on a dévolu cette mission, l’Etat n’ayant été qu’un facilitateur.
Et qu’en est-il de l’apport de la diaspora?
Son apport reste évidemment indéniable, mais comme les nationaux, ils continuent à se méfier profondément des institutions algériennes, notamment des banques. Difficile de croire à un rush de nos émigrés au placement de leurs épargnes ici en Algérie!
Le gouvernement table sur l’élargissement de l’assiette fiscale à travers la création de nouvelles entreprises. Mais le climat des affaires, notamment à cause de la corruption et des lourdeurs bureaucratiques, n’encourage pas les détenteurs de capitaux à investir. Le gouvernement ne risque-t-il pas de se casser la gueule encore une fois?
Voilà encore une litanie: nous sommes encore au régime d’autorisation pour les investissements. Or, la tendance dans le monde est au régime déclaratif! La création d’une entreprise ou l’investissement en Algérie est une corvée difficilement supportable. La bureaucratie, les lenteurs, l’incompétence, le discrédit institutionnel et l’acharnement contre le privé sont des ingrédients qui paralysent notre économie et le gouvernement s’amende difficilement ou peut-être jamais tant sa gestion est dogmatique.
Sinon, comment expliquer le fait qu’il invite les Algériens à souscrire à un emprunt obligataire qu’il présente comme un acte patriotique, et en même temps laisse tout un département, celui des affaires religieuses à travers les médias et les mosquées, vilipender les produits bancaires et les taux d’intérêt qu’il considère comme de la «riba». L’absence d’une vision claire embrouille encore le comportement des agents et accentue leur méfiance.