Belkacem Boukherouf, enseignant à l’Université de Tizi Ouzou à “Liberté”: “Le vote blanc exprime un malaise politique”

Belkacem Boukherouf, enseignant à l’Université de Tizi Ouzou à “Liberté”: “Le vote blanc exprime un malaise politique”

L’enseignant universitaire, qui a aimablement accepté de répondre à nos questions, estime que l’abstention et le vote blanc sont l’expression d’un profond malaise politique.

Liberté : Le taux de participation aux élections législatives a été de 38%. Parmi les 8 624 199 votants, un peu plus de 2 millions ont voté blanc, soit 24,46%. Quelle lecture en faites-vous ?

Belkacem Boukherouf : Les élections et les votations populaires sont, naturellement, un moment solennel de la vie politique d’un pays et surtout un baromètre du dynamisme démocratique d’un pays.

Dans des démocraties, cela s’entend. L’expérience électorale en Algérie est traumatisante pour le citoyen : le vote a toujours été techniquement biaisé, idéologiquement orienté et éthiquement entaché. La fraude, l’argent sale, la rapine, la violence verbale et physique, mais aussi l’invective et le mensonge sont le lot quotidien qui a servi au citoyen à chaque échéance. La crédibilité des élections dépend de la crédibilité tant de l’institution organisatrice que des parties engagées à la participation.

Les élections législatives du 4 mai passé semblent avoir été le ramassis de tout cela : la campagne a été d’une atonie et d’une platitude extrême, où les programmes et le débat d’idées ont été relégués aux arrière-bans de l’expression politique. La caricature a semblé parfaite à l’occasion.

La campagne électorale, censée donner une visibilité aux partis et à leurs programmes, a noirci le tableau et éloigné le citoyen de l’engagement dans le débat public.

Les taux d’abstention mais aussi le blanc sont l’expression d’une désaffection sans précédent du citoyen et de son divorce d’avec la classe politique, gouvernants et opposants compris. Ce n’est pas l’élection qui est en elle-même visée, mais cette désaffection est une défiance vis-à-vis de l’institution législative qui a étouffé le citoyen par des lois impopulaires et par son caractère budgétivore et rentier, reflétant une image délétère de la représentation politique.

Il semble que la société a appris à sanctionner non par le vote, mais par l’abstention, le boycott ou même le vote blanc. C’est un acte conscient et délibéré. Ce n’est pas la société qui s’est dépolitisée, mais c’est plutôt le gouvernement et la classe politique qui se sont déconnectés des aspirations citoyennes. Un grave malaise politique qu’il convient de prendre au sérieux et qu’il faut impérativement soigner. La société politique est appelée à se remettre profondément en cause.

Peut-on parler d’abstention active et considérer ce vote blanc comme un acte revendicatif porteur d’un message politique ou juste une manière, pour les votants, de se prémunir contre d’éventuelles représailles ?

Le rejet des élections est une véritable insurrection civique et pacifique des citoyens contre les institutions, les dirigeants politiques, et ça semble être très conscient. La contre-offensive électorale enclenchée sur les réseaux sociaux et dans quelques espaces médiatiques restés attentifs aux voix discordantes a révélé une prise de conscience citoyenne extraordinaire. L’on a vu des jeunes s’impliquer dans des actions organisées porteuses de vrais messages politiques et d’un vrai engagement politique.

Les approches paternalistes qui ont prévalu jusque-là n’opèrent plus sur la société et la jeunesse s’est émancipée des manipulations politiciennes auxquelles elle été longtemps soumise, et tente de se frayer des chemins salvateurs en dehors des carcans politiques traditionnels.

Ce rejet n’est pas le résultat d’une acculturation politique comme certains voudraient bien le qualifier, mais c’est tout le contraire. Les menaces, les chantages à l’aide sociale et même la répression de quelques leaders d’opinion, notamment parmi les blogueurs, les youtubeurs, n’ont fait qu’exacerber ce sentiment de mépris vis-à-vis du pouvoir et de ses institutions. Des stratégies paternalistes contre-productives qui ont aggravé la crise de confiance déjà trop prononcée.

On entend dire que même les militaires ont voté blanc. Si c’est vraiment le cas, y aurait-il alors un message derrière, sachant que les militaires ont toujours voté en faveur des partis au pouvoir ?

La manipulation des votes des militaires n’est plus possible dans ses formes classiques. L’élimination des casernes comme centre de vote a réduit les manœuvres possibles par l’injonction ou l’obligation disciplinaire comme cela se faisait par la passé. Il y a, donc, une désagrégation du réservoir de voix ayant longtemps servi à alimenter le portefeuille électoral des partis au pouvoir ou de leurs alliés partisans périphériques. Il est difficile d’affecter le vote blanc aux seuls militaires d’autant plus que son volume est effarant. Plus de deux millions d’Algériens se sont réfugiés dans cette option qui traduit simplement le rejet, aussi bien des partis du gouvernement que de ceux de l’opposition ayant participé. L’on ne dispose pas, pour le moment, de moyens de statistiques et d’analyses fiables des résultats des scrutins pour prétendre affecter tel ou tel comportement à une catégorie particulière de votants.

Mais il reste que les militaires sont, pour la majorité, des enfants issus de l’Algérie profonde et qui ressentent la crise politique et économique que traverse le pays comme n’importe quel citoyen lambda. Il est naturel qu’ils adoptent un comportement réprobateur vis-à-vis de ceux qu’il convient de qualifier comme les responsables de ce marasme.

Avec un taux de participation de 37%, la nouvelle Assemblée n’est-elle pas confrontée à nouveau à un problème de légitimité ? Le pouvoir en place fait une bouchée du taux de participation obtenu à coups de manipulations, de fraude et de triturations de résultats…

La légitimité n’est pas recherchée pour l’Assemblée nationale et son rôle figuratif et symbolique suffit. C’est aussi la crédibilité de cette institution législative qui prend un coup avec, notamment, des quotas décernés, des fraudes honteuses, de l’argent sale achetant les suffrages et de la violence achevant le débat. Rien n’est attendu d’une Assemblée dépourvue de compétences (plus de 50% des élus n’ont pas le bac) et qualifiée de caisse enregistreuse. L’image du député payé monnaie sonnante et trébuchante et éloigné du citoyen en entrant en connivence avec le pouvoir exécutif s’est durablement installée dans l’imaginaire de l’Algérien.Pour s’en défaire, il faut plus qu’un effort de proximité communicative avec la société ou des scènes de dénonciation démagogiques en plénière, mais un processus de recouvrement de la confiance citoyenne.

Malgré la participation en même temps des deux partis, le FFS et le RCD, qui revendiquent cette région comme étant leur fief, la mobilisation des électeurs en Kabylie a été faible. Comment expliquez-vous cette désaffection ?

La Kabylie, et pas seulement Tizi Ouzou, est un cas atypique en termes de comportement électoral. La fronde est réellement permanente contre la société politique et envers tout ce qui peut symboliser l’autorité. C’est le résultat de la conjonction de plusieurs facteurs historiques, culturels et sociologiques ayant conduit à la consécration d’une tradition de lutte à chaque phase de l’évolution de la situation du pays.

Il y a de nouvelles aspirations exprimées en Kabylie autour de l’impérieuse nécessité de réviser l’organisation politico-administrative du territoire et plusieurs options y sont défendues aussi bien par les partis politiques traditionnels que par les mouvements autonomistes. Mais en plus de cela, il faut admettre que la Kabylie vit une situation économique des plus alarmantes : le chômage, notamment chez les jeunes diplômés, est très élevé, les montagnes sont enclavées, les espaces de vie se réduisent et la pauvreté s’installe de plus en plus.

La faible participation en Kabylie est le signe d’une rupture grave de confiance entre la région et le gouvernement et son jacobinisme caractérisé.