Azizane «Mon père et mes oncles ont été assassinés alors qu’ils portaient des survêtements de l’USMH»

Azizane «Mon père et mes oncles ont été assassinés alors qu’ils portaient des survêtements de l’USMH»

«Ma mère et mes sœurs ont tout vu du carnage»

Il est des plaies qui ne se referment jamais. On a beau essayer de tourner la page, il y en a celles qui sont ignifuges que toutes les flammes du chagrin que l’on peut ressentir ne peuvent consommer.

Il suffisait d’entendre la voix chevrotante de Azizane lorsqu’il s’était mis à raconter avec force détails le drame qui avait emporté cinq membres de sa famille et cette larme qu’il a fini par écraser, après l’avoir retenue vainement à la lisière de ses paupières pour s’en apercevoir. Son drame à lui, Azizane l’a raconté ici sans en éluder aucun détail, car ressentait-il sans doute le besoin de faire connaître l’histoire, son histoire, celle-là même qu’il se refuse pourtant de raconter à ses enfants. Un oratorio tragique à faire hérisser les poils aux plus stoïques d’entre nous. Dans cette deuxième partie de l’entretien, il a laissé défiler un épisode noir de sa vie que personne ne peut ignorer, comme si faisant fi de ne pas compatir, tant certains détails peuvent heurter bien des sensibilités. A vous d’en juger !

Hernane est donc venu à Lavigerie, que s’est-il passé par la suite ?

Je l’ai attendu à l’entrée. Je voulais m’assurer qu’il était bien venu. Alors que tout le monde se changeait dans le vestiaire, moi je suis resté dehors à l’attendre, jusqu’à ce que je le voie venir.

Et…

Je suis allé le voir. Je lui ai dit : «Finalement, jit ya radjel ! Toi et moi, on s’expliquera toute à l’heure !»

Il n’y a pas eu d’accrochage ?

Non, il n’a pas bronché. Il n’avait pas placé un mot. Il s’était fait tout petit.

Vous l’avez intimidé, c’est ça ?

Je ne sais pas. Mais sur le coup, il n’avait pas bronché. Il m’avait tout simplement évité.

Et une fois dans le match ?

Il n’y a rien eu. Il était sorti après cinq minutes de jeu.

Pourquoi ?

Bah, tout simplement parce qu’il n’avait pas souhaité terminer le match. Sur mon premier ballon, il avait tenté un tacle. Je l’ai évité d’un crochet. Il s’était pris une bonne gamelle. Je lui ai dit : «Lève-toi, ce n’est pas ça qui va te faire sortir.» Il était sorti quand même.

Le hasard, ou si vous voulez le destin, vous a réunis pourtant sous les couleurs du MOC quelques mois plus tard, comment se sont déroulées ces retrouvailles ?

C’était glacial. Je me souviens qu’il était venu nous rejoindre un mois après mon transfert.

On ne s’était pas adressés la parole durant près de deux mois. Pire, à l’entraînement, c’était la guerre ! Ce n’est que par la suite que la tension baissera. On a appris à se connaître, quoi. Avec le temps, j’avais découvert que derrière sa carapace d’abruti se cachaient bien des qualités.

Vous êtes devenus amis, c’est ça ?

Disons qu’on s’appréciait bien.

Comment le définissez-vous ?

Halouf ! Lui-même le reconnaissait. (Rires). Mais un type sympa quand même au fond.

Parlez-nous de Khaled Lounici, on dit de lui qu’il avait son mot à dire dans tout, y compris dans le choix des joueurs. En gros, il faisait la pluie et le beau temps à l’USMH à l’époque, quoi, qu’en est-il au juste ?

Il faudrait d’abord reconnaître qu’il était un super joueur. Il était un cran au-dessus. Peut-être qu’il avait son propre caractère et ses caprices, mais question jeu, la Illah ila Allah, il était à part.

Je me souviens d’un match où Lounici ne devait pas jouer. C’était un match capital face au Mouloudia. Lounici ne s’était pas entraîné durant les quatre premières séances de la semaine. Noureddine Saâdi avait donc pris la décision de ne pas le faire jouer. Il était venu nous consulter. Je me suis levé pour dire au coach : «Lounici doit jouer.» On connaissait tous son influence sur le groupe. On avait donc pris la décision ensemble qu’il devait jouer. Je me suis levé en tant que cadre pour le dire à Saâdi. Et bah, celui-ci était venu me remercier à la fin du match pour mon audace. Car ce jour-là, Lounici nous avait tout simplement offert la victoire. Lounici était une forte personnalité. A El Harrach, on avait justement besoin de quelqu’un comme lui. Influent, quoi.

Mais certains le qualifiaient carrément de haggar…

Il a eu certainement des frictions avec des joueurs. Je ne dirai pas que ça n’est jamais arrivé. Cela fait partie de la vie d’un club. Mais de là à dire que c’est un haggar, il y a un pas que je n’oserais pas franchir.

Quels rapports entreteniez-vous avec lui ?

On s’entendait bien. Il y a eu, c’est vrai, entre nous un malentendu lors de mon dernier passage à El Harrach. Il avait cru certaines choses, mais le temps a fini par lui prouver que c’était faux. Sinon, il s’était toujours montré correct avec moi. Il y avait un respect mutuel, quoi.

Vous avez percé à une période où le pays traversait une décennie noire, beaucoup de joueurs talentueux ont dû se perdre dans le climat qui régnait, comment avez-vous surnagé, vous qui avez été touché de plein fouet par la vague meurtrière de ces années-là ?

C’était très pénible. Il fallait vraiment être détaché de la réalité pour pouvoir surmonter ça. A l’époque, je me levais tous les jours très tôt pour aller à l’entraînement. Il ne s’était pas passé un jour sans que je ne voie un cadavre sur la route. QUO-TI -DIENNE-MENT ! Imaginez une seconde un cadavre en feu à deux mètres des arrêts du bus, la tête accrochée à une branche. J’étais complètement désarçonné. Des scènes pareilles, j’en voyais tous les jours. J’ai dû supporter ça jusqu’au jour où c’était carrément ma vie qui était en danger.

On vous a menacé ?

Oui ! C’était à l’hiver 95. Je sortais de chez moi à Baraki très tôt pour aller à l’entraînement. A mon arrivée au niveau des quatre chemins, une Peugeot Express s’arrêta. Deux hommes étaient à l’avant. Un corps sans tête gisait à l’arrière. Le véhicule s’immobilise à mon niveau et le type assis sur le siège passager me lança : «C’est la troisième fois que je te croise là où il ne faut pas. Gare à toi !» J’étais scotché sur place. J’ai essayé de courir, mais mes jambes m’ont trahi !

Vous le connaissiez ?

Non, mais lui si !

Est-ce qu’à ce moment-là, vous avez senti que votre vie était réellement en danger ?

Absolument. A Baraki, il y avait plusieurs groupes. Le premier peut t’épargner, mais pas le deuxième, tu comprends ?

Vous vous êtes entraîné quand même ?

Je suis parti quand même. Le soir, j’avais tout raconté à mon père Allah yerahmou. Il m’avait dit qu’il était hors de question que je reste à Baraki. Je suis allé voir le lendemain Ahmed Kabri, alors président de l’USMH. Il m’avait mis avec Ghouti et Guentis à l’hôtel Rais. A partir de là, je ne rentrais chez moi que les vendredis après-midi pour voir ma famille. J’ai continué à y aller jusqu’au jour du drame.

Quand ?

Le vendredi 11 mai 95. Je me souviens que nous avions joué le NAHD ce jour-là. A la fin du match, H’sissene, le chauffeur du club, devait nous déposer El Hadi Amrani et moi-même à la maison. Il était prévu qu’on dépose d’abord El Hadi à Bordj Menaïel pour rallier ensuite Baraki.

Sauf que Amrani hésitait à y aller, car fauché ce jour-là. Je lui ai proposé de lui prêter 400 DA que j’avais sur moi, mais il a refusé en me disant : «Viens, on passe la nuit à l’hôtel et demain, on verra bien». Je lui ai dit OK. H’sissenne nous avait promis de venir tôt le matin nous déposer chez nous. C’est ce qui s’est passé, sauf que le destin a voulu que j’y aille pour enterrer cinq membres de ma famille.

Racontez-nous …

Cette nuit-là, on était tellement claqués qu’on s’était couchés très tôt. Vers quatre-cinq heures du matin, le téléphone de la chambre sonna. El Hadi décroche et me le tend. «Tiens, c’est ton oncle».

ça m’a étonné que mon oncle m’appelle à une heure aussi tardive. J’ai su que quelque chose était arrivée. Je réponds et une voix sourde me dit au bout du fil : «Houcine, descends, descends, c’est ton voisin, Hamid !» J’ai enfilé négligemment mon survêtement et je me suis précipité à la réception. Dans l’escalier, je me suis dit que dans le pire des cas, on m’annoncerait que mon grand père était mort. Il était souffrant.

Deux ans avant, le médecin lui donnait deux mois ! Mais voilà qu’à quelque deux mètres de la réception, j’aperçois mon oncle sortir des sanitaires de l’hôtel. Il était complètement effondré. Il me lançait : «Houcine, matou gaâ (ils sont tous morts, ndlr) !» Quelques secondes plus tard, je me suis retrouvé à courir comme un fou dans la rue.

Vous vous êtes rendu sur-le-champ à Baraki ?

Oui. On m’a fait monter de force dans une voiture et nous sommes partis. Sur la route, je me souviens que j’ai sauté pour stopper les ambulances qui transportaient les corps. J’ai réussi à m’engouffrer dans l’une d’elles. J’ai trouvé le corps de mon grand-père gisant sur une civière. Il a été atteint d’une balle au visage. On m’a dit que les quatre premiers corps étaient déjà évacués.

Il y avait votre grand-père ; qui d’autres ?

Bon, y avait mon grand-père âgé de 84 ans, mon père, mes oncles Noureddine, Saïd et Kamel.

Les autres membres de votre famille ont assisté au carnage ?

Ils ont tout vu ! A part mon petit frère, âgé alors de 17 ans, les autres ont tout vu. Cette nuit-là, il travaillait. Lui déjà, il avait failli y passer quelques jours auparavant.

Votre famille avait-elle à l’époque des penchants idéologiques ou politiques ?

Pas du tout. Mon père était sous-directeur d’une fabrique de marbre à Baraki. Avant, il avait travaillé pendant quinze ans Impôts. Je sais que l’ANP était l’un des clients de l’entreprise, sans plus.

C’est peut-être la cause, non ?

Je ne le sais pas. Les circonstances de l’époque font qu’il est difficile d’en connaître les raisons.

Il y avait qui d’autres à la maison ?

A part mon petit frère, qui travaillait cette nuit-là, et moi, tout le monde était à la maison. Un de mes oncles a été sauvé par l’obscurité. Il était allongé sur son lit dans l’une des chambres.

Ils avaient ouvert la porte, mais ils l’ont refermée dans la foulée croyant qu’il n’y avait personne à l’intérieur. Ma petite sœur a été réveillée. Elle allait y passer elle aussi. L’un d’eux lui a crié : «Aya nodhi !, (lève-toi, ndlr) !» Mais un autre lui asséna : «C’est bon, yekfou», sinon elle aurait connu le même sort. Ils n’ont pas fait beaucoup de bruit, ce qui fait qu’ils ont surpris tout le monde en plein sommeil. D’antant plus qu’ils ont utilisé des silencieux. Mon grand- père était le dernier à tomber sous leurs balles. Il avait vu ses quatre fils mourir. D’après ce qu’on m’avait dit, il était mort d’une crise cardiaque. Je l’ai vu dans l’ambulance. Il a été atteint au visage, mais le sang n’avait pas giclé !

Comment avez-vous vécu cette période ?

C’était difficile. Si j’étais resté dans cet engrenage-là, je n’aurais sans doute pas survécu. C’est grâce au football et à ma femme que j’avais pu remonter petit à petit la pente. J’avais du mal à oublier.

A aller de l’avant. Quand je me rappelle que ma première prime de matchs, c’est à lui que je l’ai offerte. (Il est en larmes). Il était parti au moment où je devais lui rendre tout le bien qu’il nous a fait, lui qui s’était décarcassé pour nous. Mais on me l’a enlevé. (Il pleure). Makatbetch…

Vous avez pensé à arrêter ?

Pendant un court instant, car je me suis repris juste après. J’avais quand même toute une famille à ma charge. Ma mère, qui était alors enceinte, quatre sœurs et un frère que je devais faire vivre.

Trois ou quatre jours après le drame, on a quitté Baraki pour s’installer à Al Marsa. J’avais loué un F3 où on a passé des moments très pénibles. On dormait sur des cartons. Même étant joueur, je n’étais pas préparé, à 20 ans, à une telle situation. C’était eux qui m’ont donné le courage de continuer. Je voudrais aussi rendre hommage à ma femme qui, sans son soutien et son affection, je n’aurais pas retrouvé cet équilibre dont j’avais besoin dans ma vie.

Vous avez quitté la maison ?

Oui, définitivement. Il m’était impossible de continuer dans cette maison, après ce qu’il s’était passé. Le décor est resté planté jusqu’à maintenant. Ma grand-mère y vit encore. Les meubles sont au même endroit. On dirait que le temps s’est figé.

Vous êtes finalement revenu sur les terrains moins d’une semaine après, lors d’un certain USMH-CRB…

Oui, et j’avais marqué le deuxième but. Il fallait vite revenir. C’était le seul moyen de surmonter tout ça.

Comment les joueurs se sont-ils comportés avec toi durant ces moments pénibles ?

Ils m’ont beaucoup soutenu. A commencer par El Hadi Amrani qui ne m’a pas laissé seul durant toute cette période. Nacer Bechouche, le président Kabri, aussi, ils m’ont beaucoup aidé. Sincèrement, j’ai reçu plusieurs messages de sympathie de la part des joueurs et des dirigeants. Je n’oublierai pas aussi Noureddine Boufarik, un supporter du club, qui m’avait aussi soutenu. Je ne l’oublierai jamais…

Quand avez-vous repris les entraînements ?

Deux jours après, je crois. Ils sont morts dans la nuit du jeudi à vendredi. On les avait enterrés le lendemain samedi. Mon père et deux de mes oncles ont été enterrés alors qu’ils portaient des survêtements de l’USMH que je leur avais offerts. C’est pour ça que l’USMH restera à jamais dans mon cœur.

Qui vous a convaincu de rejouer, après moins d’une semaine ?

Le président Kabri et Cheikh Ramdani. Au club, j’avais retrouvé une certaine chaleur que j’avais perdue dans ma vie privée. Mes coéquipiers me réconfortaient. A l’époque aussi, il y avait une ambiance extraordinaire au sein du groupe. Tout ça a fait que j’ai pu me relever de ce drame.

Lors du fameux match USMH-CRB, les supporters étaient-ils au courant de ce qui s’est passé ?

Oui, ils m’ont beaucoup soutenu aussi durant cette période.

Il vous a fallu combien de temps pour surmonter tout ça ?

Beaucoup de temps. On ne se relève pas d’un tel drame du jour au lendemain. J’ai passé une période très difficile. J’avais le sentiment que le sort s’acharnait sur moi puisque quelques semaines plus tard, je m’étais gravement blessé à un genou. Je suis resté près de six mois loin des terrains.

Je n’avais donc pas droit aux primes de matchs. C’était vraiment difficile de se retrouver à vingt ans avec une famille à charge. C’était très difficile. A l’époque sans le foot qui me permettait de me défouler et ma future femme avec qui je partageais un petit moment à la plage… Ça me permettait de m’évader. Sinon, ce qui me tracassait, c’était de trouver comment faire pour subvenir aux besoins de toute une famille. Il fallait les vêtir, les nourrir, trouver un arrangement avec l’épicier, acheter à crédit. J’avais très peu de temps pour moi.

Etes-vous retourné dans cette maison ?

Oui, pas plus tard qu’hier, je suis allé voir ma grand-mère. Mais dormir là-bas, jamais ! Ça me rappelle trop de mauvais souvenirs. Je ne peux pas abandonner complètement cette maison que mon père avait construite pierre par pierre, mais je n’ai pas le courage d’y rester. C’est comme ça. La plaie est encore ouverte.

Aujourd’hui, vous êtes père de deux enfants, leur aviez-vous raconté toute cette histoire ?

Jamais. Je n’ose pas.

Ils sont peut-être au courant, non ?

Oui, mais je ne leur ai jamais raconté les détails. Je leur raconte des anecdotes sur leur grand-père. Ils savent qui il était. J’ai des cassettes vidéo de mon enfance que nous regardons parfois ensemble, mais jamais je n’oserai leur raconter ce qu’il s’est passé.

Vous n’avez pas l’impression de ne pas avoir vécu votre jeunesse ?

Carrément ! J’ai le sentiment d’avoir grandi très vite, ou trop vite. C’est pour ça que j’ai envie que mes deux fils vivent tout ce que, moi, je n’ai pas pu vivre à cet âge-là.