Il était urgent de réinventer l’islam algérien de nos ancêtres et faire barrage à l’islamisation-wahhabisation au forceps de la norme sociale
Le colloque qui s’est tenu hier à Alger sur la pensée et l’héritage d’Ibn Arabi a été un grand moment de retrouvailles. C’est qu’il est, lui aussi, de chez nous!
En ces temps de «ritualisme militant» ambiant, pour reprendre l’heureuse expression de Mohamed Arkoun, alors que la société algérienne se fait chaque jour prendre au piège «de la recherche» de «l’un par la négation de l’autre et des autres», il était urgent de réinventer l’islam algérien de nos ancêtres et faire barrage à l’islamisation-wahhabisation au forceps de la norme sociale. Et l’Edition Librairies Soufie et Philosophique a été au rendez-vous. En effet, sous l’égide de cette entreprise culturelle de valeur, un colloque international sous l’intitulé «l’héritage akbarien: bilan et perspectives», un grand hommage a été rendu à l’immense penseur soufi Ibn Arabi à l’occasion du 850ème anniversaire de sa naissance, en présence d’éminents spécialistes venus de Syrie, d’Egypte, de Jordanie et du Maroc.
Mohieddine Ibn Arabi, très populaire dans l’Europe des Lumières, notamment chez les philosophes allemands et néerlandais, est très peu connu dans le monde musulman. En Algérie, pays qui a durant longtemps été à la merci des islamo-conservateurs d’obédience wahhabite et ikhwanite, n’a pas porté, elle non plus, un intérêt particulier à ce grand «lumiériste», excepté dans certaines niches élitistes comme la zaouïa alaouite de Mostaganem et quelques milieux religieux en Kabylie. Pourtant, bien qu’ayant grandi en Andalousie, Ibn Arabi est un Algérien et il a pensé le monde, la religion et Dieu à travers son héritage maghrébin. En effet, appartenant à une aire culturelle fortement dominée par l’héritage berbéro-héllénique, ravivé par la pensée de saint Augustin, Ibn Arabi, tout comme l’auteur de «La Cité de Dieu», fait sienne la pensée selon laquelle «l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi a fait la cité céleste et l’amour de l’Autre jusqu’au mépris de soi a fait la cité terrestre». Mais la filiation d’Ibn Arabi au Maghreb et à l’Algérie n’est pas seulement philosophique, elle est aussi familiale.
En effet, sa femme, Meryem Bent Mohamed Ben Abdoun Al Béjaoui, est de Béjaïa et les deux oncles de l’auteur ont vécu en Algérie et l’un d’eux était prince de Tlemcen et élève du grand soufi al Oubbad Abdesslam al Tounsi dont le tombeau jouxte celui du grand penseur sidi Boumediene à Tlemcen. De plus, sidi Boumediene, béjaoui, est le maitre spirituel d’Ibn Arabi et c’est lui-même qui le dit dans ses écrits.
Pourquoi Ibn Arabi?
Le premier commentateur de son livre principal «Fusuh al Hikam» fut par ailleurs un Algérien, Afif Adin Al Tilimsani et son dernier commentateur fut aussi un autre grand maître du soufisme algérien, l’Emir Abdelkader, dont le tombeau se trouve au mausolée Ibn Arabi à Damas. Qu’un hommage soit rendu à Ibn Arabi en Algérie et qu’un effort d’ériger sa pensée et ses visions en référence suprême soit consenti par l’ensemble des élites religieuses et intellectuelles algériennes ne peuvent donc être que «le naturel qui revient au galop». Surtout que, avec la déperdition des repères spirituels de la société algérienne, les Hamadache, les Cheikh Chemsou et les charlatans Lahmer, etc. s’érigent en référence incontournable.
Parler d’Ibn Arabi en Algérie suscite l’interrogation parmi certains présents dans la salle. «Mais pourquoi pas Ibn Arabi?», s’insurge Zaim Khenchlaoui. Ibn Arabi a écrit plus de 800 ouvrages et on dit que c’est lui qui a écrit la somme théologique, métaphysique la plus dense et la plus vaste dans l’histoire de l’humanité. Il est le théoricien par excellence du soufisme et ce sont les Occidentaux qui l’appellent le «doctor maximus», «Cheikh el Akbar» nous a expliqué M.Khenchlaoui.
De plus, précise Zaim Khenchlaoui, «Ibn Arabi est une personnalité transculturelle qui a influencé plusieurs cultures et plusieurs philosophes». Néanmoins, ce qui motive la tenue d’une rencontre internationale sur le «doctor maximus» à Alger, est la volonté de réhabiliter ce penseur pacifique, sa pensée et la répandre en Algérie. «Sidi Boumediene était le maître spirituel d’Ibn Arabi et Ibn Arabi est à ce titre bien de chez nous. Avant l’avènement du wahhabisme, Ibn Arabi était très connu en Algérie mais après, on lui a substitué Ibn Taymiyah. Il est temps de réinvestir la pensée de ce penseur qui, j’insiste, appartient à notre aire culturelle», expliqué M.Khenchlaoui.
Cependant, selon notre interlocuteur, «la réhabilitation d’Ibn Arabi et de sa pensée ne s’inscrit pas dans une logique de confrontation avec les autres écoles. Le soufisme est ouvert à tous les courants. Notre objectif est de montrer le chemin des Lumières. L’islam a toujours été pluriel. Mais ce que nous voulons dire aujourd’hui, c’est que la pensée «akbarienne» représente le socle de notre culture et de notre spiritualité en Algérie».
Pourquoi maintenant?
L’entreprise de réhabilitation de la pensée pluraliste d’Ibn Arabi, bien que ne tendant à contrer nul courant, vise à réconcilier l’Algérie avec sa profondeur spirituelle soufie. Et M. Khenchlaoui, considérant que le soufisme est la seule voie de salut pour l’Algérie, a appelé à la promotion de l’islam soufi, notamment dans les mosquées en tranchant: «Soit c’est le soufisme, soit c’est la discorde.»
Dieu, réalité métaphysique, suscite des questionnements philosophiques depuis que le monde est monde à tel point qu’un philosophe avait dit que «si Dieu n’existait pas, on l’aurait inventé».
Dieu représente donc «un fantasme philosophique» que tout être humain veut appréhender. Les religieux, à force de lui attribuer tous les pouvoirs ont fini par réduire l’homme à néant et par conséquent «à assassiner l’Histoire» et mettre fin à toute ambition de civilisation de l’homme pour l’homme.
«Les non-religieux, en niant Dieu, ont fait de l’homme un superman», comme l’a si bien écrit Friedrich Nietzsche dans notamment Ainsi parlait Zarathoustra et Humain, trop humain. Enjeu existentiel majeur, notamment dans les sociétés dominées par la raison religieuse, il devait être appréhendé à sa juste mesure et Ibn Arabi a réussi à faire la synthèse entre Dieu et l’Histoire, Dieu et l’homme en professant, en substance, que la rencontre de Dieu ne peut être qu’individuelle. Cette vision, reprise par Kant qui recommande une sécularisation du fait religieux et qui est connue dans l’histoire de la philosophie sous la dénomination de «basculement kantien» a fait l’Europe des Lumières. Dans le monde musulman, la religion est toujours confinée dans une grosse bigoterie collective qui fait que les fidèles doivent tous porter leur religiosité sur leurs épaules comme des galons. Il est d’ailleurs courant de voir des fidèles musulmans «brûler une partie de leur front pour se faire passer pour des adorateurs assidus de Dieu. Il est aussi courant de voir des fidèles, uniforme bien enfilé, se diriger en file indienne vers des mosquées, le tapis de prière sur l’épaule». Il est n’est pas rare aussi de voir des fidèles lambda s’ériger en directeurs de consciences et recommander à leurs coreligionnaires une façon d’adorer Dieu, de le chercher, de l’aimer, etc. Tout ce «ritualisme militant», frisant la pensée totalisante propre aux systèmes de pensée fermée, dogmatique et stérilisante, a fait des ravages dans le monde musulman. Et il en fait toujours. La rencontre d’hier, haute en spiritualité, a été également un moment de rationalité et qui dégage la piste la plus accomplie pour aller vers Dieu. Le moment, parce que vrai, était beau, sublime et avait l’air d’être un défi devant l’obscurantisme triomphaliste que colportent nombre de chaînes de télévisions