«Concentrez-vous, qu’est-ce que vous entendez ?» dit le septuagénaire assis sur un banc à l’entrée du jardin d’Essais, à ses deux petits-enfants. «C’est le gazouillement des oiseaux», enseigne ami Amar, avant de tirer quelques emballages en plastique de l’intérieur d’un sac les tendant vers sa petite-fille de moins de 5 ans. «Vas-y. Prends ces déchets et mets-les dans la corbeille en face», lui commande-t-il.
Cette scène, qui s’est déroulée hier, attire d’autant l’attention que la majorité des citoyens venus visiter le magnifique jardin d’Essais d’El Hamma n’ont pas prêté un grand intérêt aux rudiments de l’hygiène publique pour ne pas dire un minimum de civisme. «Je suis outré par le comportement des gens. J’ai presque l’impression que nous [Algériens], on n’est pas fait pour vivre dans ce genre d’espace», regrette ami Amar. La sentence semble lourde, mais le constat visuel au deuxième jour de l’ouverture du parc aux citoyens est accablant. Tout le monde se plaint du manque flagrant de civisme.
A 14 h, l’entrée principale du parc par El Hamma est prise d’assaut par plus d’une centaine de personnes. Les trois portails d’accès sont obstrués par des masses humaines. Les portes sont restées fermées pour un bon moment afin de juguler le flux de visiteurs. En famille, en couple ou entre amis, les citoyens se bousculaient pour entrer. A croire qu’à l’intérieur du jardin des paquets cadeaux ou des produits à bas prix sont distribués. Il n’en est rien. Et c’est à la fois triste, choquant et révoltant. Les Algériens sont-ils, à ce point, en manque d’espaces verts ?
Quelques minutes après, les portails s’ouvrent et le flot humain se déverse à l’intérieur. Entrée gratuite. L’explication d’un agent surprend. «Les tickets sont épuisés depuis la matinée. Devant l’insistance des citoyens, on a dû les laisser entrer gratuitement.» La foule est imposante. On a l’impression d’être à la rue Didouche Mourad, principale artère de la capitale, avant la fête de l’Aïd où les ménages sortent pour faire leurs emplettes.
Dans les allées bordées d’arbres, on n’arrive pas à voir le sol et les bancs sont pris d’assaut. «Je n’ai jamais vu autant de monde», témoigne une vieille femme au teint blanc. Mais là n’est pas le problème. C’est le comportement des visiteurs qui choque. Rien n’est épargné, ni arbres, ni herbes, ni gazon, ni points d’eau, ni même les animaux. «J’ai peur pour l’avenir du jardin. Cela fait des mois et des années qu’on travaille sans relâche. Regardez, je me suis brisé le dos pour nettoyer cet espace. Je travaille avec un élastoplaste (un pansement pour soutenir le bas du dos), et je n’ai jamais rechigné.
Mais, aujourd’hui, je suis hors de moi», témoigne un jeune jardinier, râteau à la main, en train de ramasser les déchets jetés sur le sol. L’objet de son mécontentement est le comportement incivique des visiteurs. «Ils marchent sur le gazon, piétinent les herbes, détériorent les fleurs, escaladent les arbres. C’est incroyable. On a l’impression que c’est un lâcher d’insectes nuisibles. Après tout le travail effectué, c’est désolant», poursuit-il. Pas de pitié pour la verdure semble être le mot d’ordre donné aux hôtes du jardin d’Essais hier. Les enfants pullulent. Avec leur insouciance coutumière et leurs jeux bruyants et sans limite, ils ont un malin plaisir à faire rager les quelques agents censés surveiller les lieux. «Je n’en peu plus. Je cours depuis 9 h du matin. Et je ne sais plus où donner de la tête. Mais ce n’est pas la faute des enfants. Ils ne réalisent pas le mal qu’ils font. C’est leurs parents qui sont à blâmer», déplore un agent posté devant l’un des bassins du jardin français.
Au même moment, un père violente son fils pour qu’il se mette sur le gazon afin de prendre une photo pour immortaliser la bêtise. Il est à relever que, devant la grande superficie du jardin d’Essais (plus de 60 ha), le nombre d’agents de l’ordre reste très insuffisant. Selon certaines informations, ils seraient à peine 60 à surveiller plus de 60 hectares. «On était plus de 80 agents avant l’ouverture du jardin. Après, on a entendu dire qu’une entreprise de gardiennage privée allait être engagée. L’administration a donc filtré les listes et résilié les contrats de certains agents.
Mais, depuis, rien de nouveau. Ils n’ont ni recruté de nouveaux agents, ni donné le marché à cette entreprise de gardiennage», explique l’agent. Plus tard, on saura que la wilaya d’Alger a détaché une douzaine d’agents pour renforcer l’effectif sur place. L’un d’entre eux, rencontré près d’une mare aux poissons où est allongée gracieusement la statue de la baigneuse, est hors de lui. «Madame, ce que vous faites est interdit. Descends de là, toi !» joignant le geste à la parole, il tente de raisonner les curieux encerclant la mare. «Il est interdit de donner à manger au poisson. Des jeunes leur jettent des pierres. A 14 h, je me suis fait remplacer pendant à peine une quinzaine de minutes. Juste le temps de prendre un petit sandwich. Au retour, on m’a signalé qu’un individu a tenté de voler un poisson. C’est inimaginable. Il avait ramené avec lui un filet, a pêché le poisson, l’a mis dans un sachet en plastique et caché sous sa veste. Heureusement, grâce à la vigilance des agents on a pu l’arrêter.» Cette histoire ubuesque décrit au mieux l’ambiance du jardin d’Essais hier. «J’ai peur que, dans quelques jours, si rien n’est fait pour protéger le parc, il n’en restera que les souvenirs», poursuit l’agent de la wilaya.
Les citoyens ont pris les mêmes réflexes et mêmes agissements qu’au parc zoologique et d’attractions de Ben Aknoun ou de la forêt de Bouchaoui. Les familles improvisent des pique-niques sans crier gare, des groupes de jeunes escaladent les arbres, d’autres s’agrippent aux lianes et jouent à Tarzan (rappelons que certaines scènes du premier film de Tarzan dans les année 1930 ont été tournées ici), et les couples se faufilent à travers les arbres à la recherche de coins sombres. «A plusieurs reprise, nous avons dû faire appel aux maîtres-chiens pour déloger des couples cachés dans les buissons», témoigne l’agent.
A l’entrée du parc zoologique, la bousculade est de rigueur. On a du mal à voir les animaux pour deux raisons essentielles. D’abord, trop de mode obstrue la vue. Et ensuite, paniqués, les animaux se recroquevillent à l’intérieur des cages. Même les lions et panthères semblent traumatisés par le comportement des visiteurs. «On ne mérite pas ce genre d’espace. Il faut éduquer les gens avant de les laisser pénétrer. L’éduction civique et la sensibilisation à l’environnement doivent être inculquées à l’école. Mais pour les parents, c’est une autre histoire», préconise une mère de famille contrariée par l’insouciance des citoyens. D’autres recommandent de revoir à la hausse le prix d’accès au jardin. Mais cela est une autre histoire.