La région de l’extrême-est du pays et particulièrement les zones frontalières des wilayas d’El-Tarf, de Souk-Ahras et de Tébessa, enregistre depuis un certain temps, une intense activité due aux situations intérieures que vivent les populations tunisiennes
et libyennes de la bande frontalière avec le territoire algérien. Les troubles, qui secouent la Libye, sont venus s’ajouter au climat de tension qui prévaut depuis maintenant trois mois dans cette région, avec pour première conséquence l’insécurité et la pénurie en produits de première nécessité.
C’est une crise sans précédent en denrées alimentaires qui frappe de plein fouet les populations civiles de ces deux pays voisins, crise qui s’est traduite du côté algérien par une recrudescence de la contrebande. C’est ainsi que les wilayas de Souk-Ahras, Tébessa et El-Tarf sont devenues les trois plaques tournantes du trafic de toutes sortes de marchandises. Ce qui a provoqué des ruptures de stock en produits alimentaires et en carburants.
Aujourd’hui, des réseaux bien organisés ne s’embarrassent pas trop de scrupules, en pratiquant la contrebande à grande échelle pour créer la pénurie dans ces villes frontalières, l’essentiel étant d’inonder le marché tunisien en marchandises et amasser des fortunes. Selon les habitants des localités frontalières que nous avons pu visiter, les contrebandiers seraient pratiquement insaisissables et surtout ils connaîtraient comme leurs poches les moindres recoins et pistes du mont d’El-Djorf.
Nous nous sommes rendus dans le village Bekaria, situé à une dizaine de kilomètres de Tébessa, en abordant la route dite de la Rocade menant vers le poste frontalier de Bouchebka, 20 kilomètres plus loin.
à perte de vue dans des espaces infinis et déserts, des véhicules 4×4 de marque Toyota Hilux chargés à ras bord de jerricans pleins de carburant jaillissent de partout pour emprunter l’une ou l’autre des nombreuses pistes qui sillonnent les monts d’El-Djorf, réputés pour la complexité de leurs reliefs boisés et très accidentés. Pilotés par de véritables cascadeurs, ces véhicules roulent à très vive allure. La voie est “sécurisée”, nous dit-on, par des sentinelles postées un peu partout qui sont là pour indiquer aux conducteurs le mouvement des groupes gardes frontières (GGF) chargés de la surveillance de la région.
Les contrebandiers sont organisés, dit-on, de façon à couvrir la distance séparant deux points distincts en un temps limité de façon à échapper aux contrôles du GGF. C’est ainsi que rares sont les trafiquants qui sont arrêtés dans un barrage. En cas de nécessité, les contrebandiers préfèrent forcer les barrages de la gendarmerie en roulant à une vitesse pouvant atteindre les 200 km/h. Les trafiquants opèrent, de nuit, laisse-t-on entendre, avec des lunettes dotées de système infrarouge, ce qui leur permettrait de rouler tous feux éteints, sans éclairage ni signalisation.
Poursuivant notre périple frontalier pour atteindre des pistes en direction des deux villages de Bouderias et d’El-Fredj où chaque population occupe une partie des deux cités, les Algériens d’un côté et les Tunisiens de l’autre. Il est difficile pour un simple visiteur de distinguer les Algériens des Tunisiens tant la situation est confuse. Mariages mixtes, liens de parenté, intérêts communs, et ce, depuis des lustres, ont fait que les frontières n’existent plus vraiment. On nous raconte que des opérations de déchargement des produits agroalimentaires, carburant, matériaux de construction, électroménager, s’effectuent par des trabendistes. Certains contrebandiers procèdent, ajoute-t-on, carrément au troc, produits alimentaires contre de la fripe ou une cargaison de chamia.
Les gendarmes mènent une véritable guerre
Le trafic qui prend de l’ampleur dans la zone frontalière menace la sécurité et la stabilité de toute la région. Ce qui a amené les autorités à prendre des mesures en créant des sections spéciales entraînées pour la lutte contre la contrebande. Ces sections, dépendant du groupement de la Gendarmerie nationale de Tébessa, sont à pied d’œuvre 24h/24 et réussissent à juguler le phénomène en interceptant d’importantes quantités de produits de toutes sortes.
Ainsi, le bilan établi par ce même groupement pour le seul mois d’avril 2011 est des plus éloquents. Plus de 5 200 litres d’essence et 49 600 litres de mazout auxquels il faut ajouter des produits alimentaires, principalement de la semoule, des cartouches de différents diamètres, des véhicules, ont été saisis durant cette période. La valeur totale de cette saisie d’une semaine seulement a dépassé les 10 milliards 6 millions de centimes. Notre présence à Tébessa a coïncidé avec une opération d’envergure de lutte contre la contrebande engagée par les différentes brigades de la Gendarmerie nationale.
Cette action a nécessité la mobilisation de 56 barrages et 48 patrouilles. Outre l’arrestation de 4 trafiquants, cette opération a permis la saisie d’équipements (véhicules) et d’importantes quantités agroalimentaires, avoisinant les deux milliards environ. Phénomène rare dans cette partie du territoire national, le trafic de drogue a fait également son apparition ces derniers temps. Depuis janvier dernier, quelque 76 kilogrammes de kif traité ont été saisis avec, en prime, l’arrestation de 11 dealers, actuellement incarcérés. Sur le terrain, les trois sections de sécurité, les fameuses Sawaak restent les plus redoutables du fait qu’elles ne rentrent jamais les mains vides.
Le bilan de 2010 établi par le groupement de la Gendarmerie nationale de Tébessa dénote de la gravité et du volume de la contrebande dans cette région du pays, qui a connu dans un passé récent un trafic sans limite du cheptel dont la qualité des ovins de la région de Chréa n’est plus à présenter.
La valeur totale des produits saisis, entre autres, 282 043 litres de gasoil, 71 518 litres d’essence, 34 440 kg de tomate, 10 quintaux de semoule, 11 véhicules, 15 motos cylindrées, a dépassé la barre des 61 milliards, 560 millions de centimes. Ces jours-ci, ce sont la semoule et le carburant qui font l’objet d’un immense trafic. Si le prix du carburant a été multiplié par dix, voire plus de l’autre côté des frontières depuis la crise qui secoue la Libye, la semoule est devenue une denrée rare dans la région de l’extrême nord-est, notamment au niveau de celles situées près de la bande frontalière où le prix
d’un sac de 25 kg est écoulé à 1 400 dinars, sinon plus. Le prix réel du même sac de 25 kg est de 1 100 dinars.
Les localités de Khedara et de Haddada, les plus proches du territoire tunisien, n’échappent pas au phénomène de la contrebande, malgré la nature du terrain constitué de montagnes escarpées et d’oueds, ce qui contraint les Gnatrias de la wilaya de Souk-Ahras à user de techniques spécifiques. L’essentiel des produits que ces derniers font passer à travers la frontière est transporté sur des baudets, des motos, sinon à dos d’homme, ce qui en diminue le volume, mais pas le flux reconnaissent les gendarmes et les douaniers, que nous avons pu contacter.
Le tracé frontalier, qui s’étend de la wilaya d’El-Tarf à celle de Souk-Ahras sur près de 200 kilomètres, est peuplé de riverains qui disposent pour le plus grand nombre d’entre eux de cartes des frontières. Ainsi, les fraudeurs des communes d’El-Fredj, de Merahna ou de Bousserdouk s’ingénient à approvisionner par le biais de ces passoires leurs complices établis de “l’autre côté”.
Les gendarmes, de leur côté, ne restent pas inactifs et font tout pour dissuader les contrebandiers en multipliant les opérations comme en témoignent les saisies répétitives de baudets chargés ou non de produits. Les Gnatrias ne s’encombrent pas de préjugés en pillant les sites de la région et en livrant à des clients étrangers en cheville avec des contrebandiers tunisiens des pièces numismatiques romaines en bronze, des statuettes en cuivre et en bronze et des candélabres en cuivre du nombre des objets archéologiques les plus prisés, semble-t-il. Au même titre que ceux de Souk-Ahras et de Tébessa, les GGF et les agents de douanes en service de la wilaya d’El-Tarf, qui font face à un manque cruel de moyens à même de leur permettre d’accomplir leur “mission” dans les meilleures conditions, n’arrivent pas à maîtriser les filières de contrebandiers, bien organisées et généralement composées d’habitants des différentes localités frontalières.
Les habitants des communes frontalières de Khanget-Aoun, El-M’rouj, Bougous, Roum El-Souk, qui sont les localités situées à quelques mètres seulement des bourgs et villages tunisiens, ne se cachent plus pour “faire des affaires” avec leurs voisins d’à-côté. Certains se sont même spécialisés dans bon nombre de créneaux et troquent, à qui mieux mieux, gasoil, semoule, café et autre sucre en quantité, la contrebande du cheptel étant strictement surveillée depuis quelque temps par les gendarmes gardes frontières.