Assassinat de Tounsi : ce que dit l’enquête judiciaire

Assassinat de Tounsi : ce que dit l’enquête judiciaire

Plus de trois années après l’assassinat d’Ali Tounsi, directeur général de la Sûreté nationale, la date du procès n’est pas encore fixée et le mobile demeure ambigu. Dans cette affaire sensible, quarante témoins ont été auditionnés. Sept personnes se sont constituées partie civile, en l’occurrence la veuve Tounsi, ses filles et son fils, le secrétaire particulier du défunt DGSN, l’ex-directeur de l’administration générale au sein de la Sûreté nationale et l’ex-chef de sûreté de la wilaya d’Alger.

Depuis sa première audition sur son lit d’hôpital, Chouaïb Oultache n’a cessé de donner des versions contradictoires. Voici la dernière par laquelle a été bouclée l’instruction et qui semble la plus complète.

Dans la matinée du 25 février 2010, Oultache, chef de l’Unité aérienne, nommé quelques années auparavant à la tête d’une commission technique chargée d’évaluer les besoins de la DGSN en équipements modernes, n’a qu’une idée en tête : convaincre le défunt Tounsi de reporter la réunion qu’il a programmée avec des hauts responsables de la Sûreté nationale autour du développement et la modernisation du secteur de la police.

La veille, soit mercredi 24 février 2010. Oultache tient une séance de travail avec ses proches collaborateurs. Son équipe d’experts doit mettre au point le rapport qui sera soumis le lendemain au directeur de la Police nationale. La réunion s’éternise, sans aboutir à la finalisation du document et surtout sans parvenir à apporter des réponses à des questions précises et pointues sur lesquelles le DGSN a demandé des explications.

Le climat est délétère.

Des soupçons de corruption, dont se seraient rendus coupables le colonel Oultache et des membres de son équipe, arrivent quelques jours avant la convocation de cette réunion, aux oreilles d’Ali Tounsi. Pour en avoir le cœur net, ce dernier charge l’IGS (Inspection générale des services) de mener une enquête.

En arrivant ce 25 février à 10 heures au siège de la direction de la Sûreté nationale, Oultache se dirige directement vers le bureau du secrétaire particulier du DGSN et demande audience. Après un premier refus, il insiste pour rencontrer le DGSN, ne serait-ce que pour quelques minutes. Ce qui lui fut accordé. Mais avant, des évènements déterminants se sont déroulées.

Ce matin-là, le DGSN a vent d’un article publié dans l’édition du jour du quotidien arabophone Ennahar évoquant une transaction douteuse concernant le matériel informatique acquis par la Sûreté nationale, dans laquelle serait impliqué le colonel Oultache, qui aurait favorisé, dans la transaction, la société ABM dans laquelle son gendre détient environ 2% des actions. Le journal annonce le limogeage d’Oultache.

Le DGSN, qui ne maîtrise pas bien la langue arabe, demande une traduction de l’article en français. Peu après, un membre de la cellule de la communication se présente au secrétariat avec la traduction qui sera remise immédiatement au DG par son secrétaire particulier.

Le mystérieux informateur anonyme

Le directeur de cabinet de Tounsi, lui aussi, a lu cet article, au cours de son trajet vers le siège de la DGSN. Dès son arrivée, il se précipite vers le bureau de Tounsi et lui demande : est-il vrai que vous avez mis fin aux fonctions d’Oultache ? Est-il vrai que des poursuites judiciaires sont engagées contre lui ? Ali Tounsi répond : non.

Alors d’où provient l’information d’Ennahar ? Le directeur de publication de ce quotidien affirme, devant le juge, qu’il l’a obtenue auprès d’un informateur anonyme au téléphone. Et que c’est lui en personne qui a briefé la journaliste auteur de l’article. Après la signature de son courrier, la lecture de l’article d’Ennahar et la discussion qu’il a eue avec son directeur de cabinet, Ali Tounsi reçoit enfin Oultache.

L’accueil était sec, se rappelle Oultache. Il soutient aussi qu’il a trouvé Ali Tounsi dans un état de nervosité extrême. Le DGSN refuse de reporter sa réunion avec ses collaborateurs et lui assène une série de reproches : pourquoi tous ces retards accusés dans les projets de modernisation du secteur dont ceux relatifs à la communication ? Pourquoi n’avoir pas équipé en nombre suffisant la sûreté de wilaya d’Alger en système PDA et autres équipements informatiques ? Pourquoi avoir arrêté, depuis 2006, l’acquisition d’hélicoptères malgré l’existence d’un budget ? Des reproches sont également formulés concernant le système Trunck… La liste des remontrances s’étire jusqu’à provoquer la colère d’Oultache. Il assimile la réunion programmée ce jour-là à un procès contre lui et les membres de la commission qu’il préside.

Surtout qu’elle allait se tenir sous forme de conseil d’administration et non en tant qu’une réunion directoriale comme de coutume. Il a été demandé, en outre, à chaque directeur central de venir accompagné par un de ses cadres spécialisés en informatique. Autre fait, la veille, le directeur de l’administration générale, Youcef Daïmi, retire ses éléments de la commission d’évaluation. Tous ces évènements ont fini par irriter fortement Oultache qui a, par ailleurs, reproché à M. Tounsi d’avoir envoyé l’inspection générale enquêter sur lui sans lui fournir les résultats de l’enquête.

Le défunt DGSN demande au colonel de rendre compte de sa “trahison” et lui fait comprendre selon l’expression d’Oultache que “c’est le jour du règlement de comptes”.

Oultache : “Cette réunion allait se transformer en procès”

Le ton monte entre les deux hommes. Oultache lâche : “Ceux qui veillent à la concrétisation de tous ces projets de modernisation sont accusés par leur famille professionnelle de vol, au lieu d’être remerciés pour leur travail.” Ali Tounsi rétorque : “Tu es un traître.” Oultache réplique : “C’est toi le traître et harki.” Le DGSN : “Je suis un moudjahid.” Oultache : “Tu as été moudjahid dans une prison 5 étoiles.” Selon Oultache, le DGSN se lève, s’empare d’un coupe-papier. Oultache tire une balle en l’air pour montrer, à son vis-à-vis, qu’il était armé. Le DGSN continue à avancer. Oultache tire une autre balle puis une troisième et une quatrième. Le DGSN tombe du côté droit de son bureau. C’est, du moins, la version donnée par le colonel Oultache. Le crime ayant eu lieu en l’absence de témoins.

Pendant les différentes auditions, le colonel Oultache multiplie, en effet, les versions. Il commence par dire qu’il a été très affecté d’être traité de traître, mais ne se souvenait de plus rien de ce qui s’est passé après. Ensuite, il soutient qu’il a tiré une sommation, a visé la victime en état de légitime-défense parce qu’Ali Tounsi le menaçait avec un coupe-papier et enfin — durant la reconstitution de la scène de crime —, il affirme qu’il a tiré quatre balles en direction du thorax du côté droit et une en l’air, alors qu’une sixième est restée bloquée dans le pistolet. Il dit aussi avoir tenté de se suicider, mais comme la balle ne sortait pas, il a cogné son arme contre le meuble de télévision pour la décoincer. Il montre aux enquêteurs les traces de ciselures sur le pistolet, principale pièce à conviction. Interrogé sur ses contradictions, il réplique qu’il avait peur pour sa vie. Combien de temps est resté Oultache dans le bureau du DGSN ? Dix, quinze, vingt minutes ? Là encore, l’accusé déclare d’abord être resté, dans le bureau de sa victime, 5 minutes, puis 20 minutes et enfin 7 minutes. Ali Tounsi est retrouvé gisant sur le ventre. Oultache dit avoir entendu une voix s’exprimant en français ordonner : “Achevez-les tous les deux…” Il perd connaissance. Si Chouaïb maintient pendant le procès sa version, à savoir ne pas avoir tiré en direction de la tête de Tounsi. Qui l’a fait alors ? Conservée pour les besoins du procès, la chemise de Tounsi ne contient, selon l’enquête, aucun impact de balles.

La version retenue par la justice

L’alerte sur une personne menaçant le DGSN dans son bureau a été donnée à la salle de l’opération de la sûreté de wilaya d’Alger à 11h30. À son arrivée sur les lieux, l’équipe d’intervention a trouvé Oultache assis dans le bureau du DGSN avec dans la main une arme Smith & Wesson dotée d’un chargeur à six balles dont deux sont retrouvées sans douilles utilisées dans le crime et les quatre autres bloquées dans l’arme après une tentative d’utilisation. Oultache, blessé par la garde rapprochée du DGSN au ventre et à la cuisse, a été transféré au CHU Maillot. Tounsi a reçu, conclut l’enquête, deux coups mortels à la tête.

“Regardez dans quelle situation vous m’avez mis”

Selon le secrétaire particulier du défunt DGSN, le crime a été commis le jeudi 25 février 2010, aux environs de 10h45. Ce jour-là, une réunion était programmée entre Ali Tounsi, les directeurs centraux et le chef de la sûreté de la wilaya d’Alger autour de la modernisation des services de police. Les différents cadres de la Sûreté nationale ont commencé à arriver sur les lieux vers 9h30 et ont été orientés directement vers la salle de réunion après un bref passage au secrétariat du DG. Oultache est arrivé vers 10h et a beaucoup insisté pour voir le DGSN. Le secrétaire se rappelle qu’il a tiré une tablette de comprimés, qu’il en a pris un, mais paraissait très calme. Il rentre chez le DGSN vers 10h25. Au bout d’un moment, deux coups de feu retentissent. Ils sont entendus par le policier de garde dans le couloir et le secrétaire particulier. Le premier les assimile à des pétards et le second attribue ce qu’il a entendu aux travaux en cours au siège de la DGSN et demande leur arrêt jusqu’à la fin de la réunion. Aucun d’eux ne se doute qu’un crime vient d’être commis dans l’un des bureaux les plus sécurisés du pays. La porte du bureau du DGSN ne s’ouvre que de l’intérieur. Mais inquiet quand même, le secrétaire particulier de Tounsi l’appelle de temps à autre pour lui rappeler l’heure de la réunion, sans obtenir de réponse.

Au bout d’un moment, Oultache sort du bureau du DGSN et demande au secrétaire au nom du DG d’appeler le DAG, Youcef Daïmi, le chef de sûreté de la wilaya d’Alger Abdrabou et le directeur des moyens technique Boumediene Ouazar. Ce qu’il fait. Loin de se douter de ce qui s’est passé, les quatre hommes avancent en file indienne. Le secrétaire en tête. En pénétrant dans le bureau, le secrétaire de Tounsi voit la scène de crime et crie : “Le DG a été tué.”

Son regard rencontre celui d’Oultache qui pointe son arme contre lui avant de s’en prendre au chef de sûreté et le blesse au front. On tente de maîtriser Oultache, puis c’est la panique générale. Dès que la garde rapprochée intervient, l’accusé se retranche dans le bureau du DGSN. Abdrabou se souvient de ces mots d’Oultache : “Regardez ce que vous m’avez fait et dans quelle situation vous m’avez mis.” Pourquoi s’en prendre à lui. Le chef de sûreté d’Alger évoque des conflits qu’il avait avec lui sur certains sujets d’ordre professionnel. Il ajoute qu’à maintes reprises, il s’est plaint d’Oultache au DG, notamment pour les rapports qu’ils faisaient sur certains cadres de la sûreté de wilaya d’Alger.

À Daïmi qui a retiré ses cadres de la commission d’évaluation technique, Oultache aurait dit : “Nkamlik maahoum.”

Pourquoi, après Tounsi, s’en prendre à ces trois responsables de la Sûreté nationale. Oultache répond : “Car je savais que ces trois étaient toujours armés. Je voulais qu’ils me tuent en découvrant le crime.”

Ce jour-là, le colonel Oultache était en possession d’un pistolet Smith & Wesson, ramené en 1982 des États-Unis qu’il détenait sans permis. L’ex-chef de sûreté de la wilaya d’Alger déclare à ce propos : “À un moment, je pensais que le pistolet n’était pas un vrai, parce qu’il ne ressemblait pas aux armes de service des policiers.” Oultache tente une explication : il ne se sépare plus de son arme depuis le reportage réalisé par M6 sur l’Unité aérienne de la police qu’il a mise en place. Pourtant, il n’est pas montré dans ce reportage. De plus, ce jour-là, il avait décidé de se rendre dans un marché pour acheter des pétards à sa petite-fille, à l’occasion du Mouloud, ajoute-t-il.

Quand Oultache arrive au siège de la DGSN, il n’est pas fouillé

Manque de vigilance ? Excès de confiance ou tout simplement il n’y avait aucune raison de se méfier du colonel Oultache, car ce jour-là, aucun procès ne devait se tenir contre lui.

N. H.