Écrit par Sara Kharfi
Dans cet entretien, Anys Mezzaour revient sur le thème principal de son roman, «Entendu dans le silence», paru en octobre dernier aux éditions Casbah : les perceptions. Il évoque également la construction de son roman, les questions qu’il soulève dans et par son écriture, et le destin de ses personnages, Amir et Mélissa, et leur prédestination à se retrouver, s’aimer et sauver le monde.
Reporters : Votre roman «Entendu dans le silence» s’intéresse à deux personnages, Amir et Mélissa, reliés par des événements et par une histoire commune. Sans trop en dire pour ne pas spolier, qui sont ces deux personnages et qu’incarnent-ils ?
Anys Mezzaour : Amir est un jeune Algérien de 20 ans, issu de la classe populaire, qui n’a pas connu son père et dont la mère est morte quand il était plus jeune. Au début du roman, il vient décrocher son premier vrai job. Mélissa ne partage rien avec lui, à part l’âge. C’est une Française, fille de diplomates, riche, populaire, qui jongle entre les soirées mondaines et les cours à Sciences Po. Ni Amir ni Mélissa ne sont heureux dans leur vie et passent leurs jours à douter d’eux-mêmes et à vouloir vivre une autre vie. Alors que rien ne prédestinait leurs trajectoires à se croiser, ils vont se rencontrer en Tunisie et tomber amoureux l’un de l’autre. Leurs sentiments seront à la base d’un grand chamboulement du monde.
Le thème du roman, ce sont les perceptions, bien que d’autres questions soient abordées dans ce livre. Qu’est-ce que ce thème révèle, selon vous, sur l’individu et sur le monde ?
L’amour est la première des perceptions. Il s’inscrit dans l’universel, dans tous les sens du terme et rien, même les déclarations les plus enflammées, ne peut prouver sa véracité. C’est cet amour entre les deux personnages, cet amour problématique à bien des égards (mais pas forcément impossible), qui me permet d’aborder la question fondamentale de l’impact des perceptions sur les comportements. A l’heure où les réseaux sociaux ont définitivement pris le pas sur tous les autres médias, la perception prend une ampleur titanesque. C’est un sujet dont je voulais traiter, tant d’un point de vue philosophique que pratique.
Sommes-nous victimes de nos perceptions ou voyez-vous les choses autrement ?
Nous sommes les acteurs de ces perceptions. Le huis clos dans l’avion à partir de la seconde moitié du roman est révélateur de notre rôle significatif dans ce processus qui transforme la perception (pas forcément la vérité) en constat, puis en jugement et enfin en action. La nature humaine ne peut s’empêcher d’agir ainsi.
Dans votre roman, quel rôle joue le hasard ?
Au tout début du livre, Amir déclare être existentialiste pour lui-même. Il reste un personnage du roman que je dirige. Je ne crois pas personnellement au hasard mais à la prédestination, du fait de nos actes. J’établis un contraste entre ce que croient les personnages et la réalité. Leur rencontre ne doit rien au hasard, pourtant ils n’ont pas de prise sur leur vie. Les paroles de musique que j’introduis entre les lignes participent à créer cette atmosphère éthérée, cette impression que tout échappe aux personnages et qu’ils ne peuvent pas s’empêcher d’agir de la façon dont ils le font.
Au-delà de l’histoire qui se déroule dans le présent des personnages, le livre s’ouvre sur un prologue qui replonge le lecteur dans le contexte des années 1990. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette période ? Et pourquoi l’interroger ?
Les années 1990 sont cet étranger proche au sens chronologique. C’est-à-dire que c’est la première décennie que je n’ai pas consciemment connue, étant né en 1996. Je suis un enfant des années 2000 et de la prospérité qu’ils portaient en Algérie comme dans le monde. Mais je sais, ma génération sait, ce qu’il s’est passé au moment de notre naissance : les crimes, les atrocités, les drames et les espoirs profonds qui ont bouleversé à tout jamais l’histoire du pays. Ce roman est surtout pour moi l’occasion d’aborder le thème de la condition féminine durant cette période sombre qui me fascine au plus haut point.
«Entendu dans le silence» a un sens «caché» dans le roman. Le titre s’explique au fur et à mesure que l’intrigue avance. Cependant, cela renvoie-t-il à la solitude et au sentiment d’incomplétude des personnages ?
Il renvoie fondamentalement à la solitude. Le titre m’est venu avant même l’idée de l’intrigue. C’était lors d’un retour de voyage en Tunisie, alors que je parcourais ces campagnes frontalières, que je décris au début du livre, que j’ai eu l’idée d’un roman dont le titre serait «Entendu dans le silence». Celui-ci fait référence à la petite voix qu’on a tous dans notre tête lorsque nous pensons et qui est seule à prendre les décisions de notre vie. Elle est la plus concrète représentation de notre être et, finalement, de la condition humaine : seule, dans le silence.
Présenté comme un «drame social», ce roman au suspense haletant emprunte aussi à d’autres genres (le thriller particulièrement) et nous fait voyager entre Alger, Paris, Hammamet (Tunisie) et d’autres capitales. Cela répondait-il aux besoins de la construction de votre intrigue ou relève-t-il de raisons plus personnelles, peut-être comme la passion du voyage ou l’envie d’inscrire votre littérature dans un contexte mondialisé ?
Sur la forme, je m’inspire toujours du cinéma et des séries télévisées pour écrire ce qui est d’abord un scénario (plan de l’intrigue) que je mets ensuite sur le métier à tisser de la littérature. Un livre est un tableau peint avec des mots, le genre appelle à une dramaturgie spécifique qui, à mon niveau, me rapproche du thriller. Je veux que le lecteur éprouve autant d’émotions à la lecture du roman que moi en l’écrivant. Sur le fond, je m’inspire effectivement de mes voyages, pour rester le plus honnête dans mes descriptions et de mes expériences pour puiser les émotions. Mais l’histoire est algérienne, dans ses racines, dans ses développements et dans sa conclusion.
Alger est à l’honneur dans le roman ; elle est à la fois «personnage» et un point d’ancrage. Comment avez-vous pensé cette ville ?
Plus jeune, je n’y prêtais aucune attention. C’était la ville dans laquelle j’évoluais tous les jours, sans plus. Et puis est venue la séparation puis les retrouvailles ponctuelles. Je me suis vite rendu compte à quel point cette ville m’envoutait tout en m’appartenant. J’ai donc commencé à le revendiquer et j’ai fait d’elle un personnage à part entière dans ce roman. Je la vois effectivement différemment, avec plus de passion et de curiosité, mais finalement elle demeure… une évidence.
Vous avez déjà écrit une trilogie dans le genre fantasy. En avez-vous fini avec ce genre ou pas encore ?
Une trilogie est une construction très lourde à porter en héritage, mais elle reste ma fierté. C’est une œuvre de jeunesse qui me sert aujourd’hui de référentiel comparatif. Je crois qu’à ce stade de mon évolution littéraire, j’en ai fini avec la fantasy, car elle ne me permet plus de transmettre des émotions à propos de ce qui sera à l’avenir le sujet majeur de mes œuvres, la société algérienne.
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«Entendu dans le silence» d’Anys Mezzaour. Roman, 208 pages, éditions Casbah, Alger, octobre 2018. Prix : 700 DA.