Par Mohand Bakir
C’est avec une rapidité surprenante que Mustapha Mekidèche est monté au créneau, dans les colonnes de Liberté, pour remettre la question des hydrocarbures non conventionnels dans «l’après-In Amenas».(1) Sans se cacher le moins du monde de vouloir affaiblir le front des opposants à la production d’hydrocarbures non conventionnels, il s’est employé à «rassurer l’Agence internationale de l’énergie» en délivrant une série de messages subliminaux à l’adresse des décideurs pétroliers.
En la forme, ces messages ont pu échapper aux lecteurs d’un grand quotidien national d’information, mais certainement pas aux destinataires réels. M. Mekidèche est l’un des rares économistes à avoir été auditionné dans le cadre de l’actuel processus d’amendement de la loi 07-05, il est aussi et néanmoins l’un des principaux promoteurs de son projet de révision. Il est à tel point «attaché» à la construction rapide d’un «large consensus (…) au sein de la classe politique et de la société civile», qu’il ne voit aucun inconvénient à ce qu’elle soit adoptée dans des conditions d’extrême opacité, de manipulation et d’intimidation des «représentations» et de l’opinion nationales. Les membres de l’APN ont déjà donné quitus à cette loi. Reste à savoir ce que vont faire les sénateurs, appelés à se prononcer aujourd’hui mardi 29 janvier. Dans l’esprit de la Constitution de 1996, le Sénat a été conçu comme le dernier rempart républicain, l’ultime défense institutionnelle de la nation et un garde-fou majeur devant les dérives que peut charrier l’exercice politique dans une société en crise. Mais ce rôle dépend d’abord de l’idée même que ses membres se font de leur mission. A force d’arguments, peut-être qu’un petit miracle serait possible ?
Collège restreint
Les promoteurs de la révision de la loi 07-05 ne cachent pas l’impact immense qu’aura celle-ci. M. Mekidèche, le premier, souligne avec insistance : «Il y va des intérêts stratégiques du pays. Ceux d’aujourd’hui et de demain.» Dès lors, comment s’expliquer qu’une loi avec de telles implications ait été concoctée et discutée dans des cercles informels, regroupant quelques initiés ? Comment comprendre que les voix dissonantes aient été cantonnées à ne s’exprimer que dans quelques médias ? Comment tolérer qu’un ministre, quelques conseillers, une brochette de directeurs généraux de Sonatrach, et un ou deux économistes, se soient arrogé cette révision ? C’est ce collège restreint qui a eu la haute main sur des décisions stratégiques de nature à renforcer ou à aliéner notre indépendance. Ce projet n’a pas été discuté dans l’espace institutionnel défini par la loi : le Conseil national de l’énergie. Son élaboration a été menée dans les espaces feutrés des bureaux cossus des conseillers ministériels et des experts internationaux. Plutôt que d’organiser un large débat impliquant les compétences nationales, le choix a été d’amuser la galerie par quelques rencontres «internationales» dont les convives n’étaient autres que les promoteurs nationaux et étrangers de la future loi 07-05 amendée. Il faut reconnaître qu’il y a de quoi s’alarmer !
Un «matou algérien» énergivore
Il y aurait urgence ! Notre sécurité énergétique ne serait pas assurée au-delà de 2020-2030 ! Notre consommation intérieure d’énergie est galopante (c’est là l’un des seuls indicateurs, avec celui des importations, qui connaissent une progression à deux chiffres !). Sans qu’il soit explicitement convoqué, l’épisode dramatique des coupures répétées de courant de l’été passé joue pleinement pour nourrir les peurs et les psychoses. Cette consommation intérieure d’énergie est celle des ménages, elle n’est pas le fait du réveil d’un «dragon algérien». Loin de là. Elle est plutôt l’indicateur du doux prélassement du «matou algérien». Liée aux besoins de chauffage et de climatisation, elle explose du fait de la piètre qualité énergétique de nos habitations. Ailleurs, les économies d’énergie et l’amélioration de la qualité énergétique des habitations sont un formidable réservoir de croissance. En Algérie, elle devient l’«argument » phare d’un choix stratégique boîteux et contestable. «Il faut répondre à la demande croissante d’énergie» ! Que diantre ! Bien sûr que oui. Mais il faut commencer par améliorer la qualité des réseaux de distribution électrique, par importer des appareils répondant à des normes de qualité supérieure. Il faut également introduire le solaire domestique comme source de chauffage, de climatisation et même d’électricité. Améliorer par ailleurs la qualité énergétique des habitations et aborder sérieusement la question des subventions et des prix de l’énergie. Il y a de nombreuses pistes de réflexion à épuiser avant que la consommation énergétique du «matou algérien» ne puisse légitimer le choix de l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels.
Dépendance technologique
L’autre manœuvre pour banaliser l’option est d’affirmer que l’Algérie utiliserait déjà les techniques non conventionnelles d’extraction d’hydrocarbures. Contrairement à ce qui est avancé, l’Algérie n’utilise ni la fracturation hydraulique des roches mères ni le forage horizontal. A Hassi-Messaoud, la fracturation hydraulique est utilisée dans une roche réservoir, pour en améliorer la porosité. Dans le cas des gaz de schiste(2), la fracturation se fait à des pressions qui atteignent 700 fois celle de l’atmosphère, la technique n’est pas seulement de briser la roche (qui est une roche mère, compacte, imperméable), mais aussi de permettre l’écoulement d’une partie du gaz qui y est emprisonné. C’est à cette fin qu’on y injecte un fluide chargé de particules et d’adjuvants divers. Ces produits, et cela est largement démontré, sont dangereux pour l’homme et la nature. L’Algérie n’utilise cette technique ni à Hassi Messaoud ni ailleurs dans les hydrocarbures conventionnels cela s’entend). L’amendement de la loi 07-05 va jeter l’Algérie dans une situation de totale dépendance technologique.
Des subventions honteuses
En Amérique du Nord, l’exploitation des gaz de schiste bénéficie de subventions massives. Elle a permis la création de centaines de milliers d’emplois, en même temps qu’elle a permis d’améliorer l’indépendance énergétique des Etats-Unis et du Canada. Mais tout cela n’a été possible que grâce aux subventions étatiques. Le miracle des gaz de schiste est donc le résultat d’une politique keynésienne qui omet de dire son nom. Si l’exploitation des gaz de schiste n’est pas rentable chez ses pionniers, comment le serait-elle chez nous sinon par la même politique de subvention ? Les amendements de la 07- 05, transfèrent la détermination de l’impôt de l’Etat vers les opérateurs du secteur des non-conventionnels. La nouvelle mouture ne se contente pas de faire supporter à la Sonatrach des investissements démesurés dans l’installation des canalisations, mais elle lui fait obligation de les mettre à la disposition des autres opérateurs à des «prix raisonnables» ! Ajouter à cela l’ouverture du marché national à ces mêmes opérateurs pour qu’ils y écoulent leur production au prix des «marchés internationaux», le dispositif subventionnaire est en place.
Sacrifier la profondeur de notre territoire
Les retombées environnementales, largement étayées par ce qui se passe en Amérique du Nord, ne doivent pas être perçues sous le seul angle écologique. Quoiqu’en lui-même il suffit à discréditer l’option d’exploitation des gaz de schiste. La pollution des nappes phréatiques du grand Sud compromettrait toute possibilité de développement de ces territoires et réduirait nettement celles de l’aménagement des Hauts-Plateaux. Les quantités colossales d’eau qui sommeillent dans les profondeurs du Sahara sont une chance pour les pays d’Afrique du Nord, et même pour ceux du Sahel. C’est une richesse exceptionnelle. Prendre le risque de la dilapider est un crime sans nom. L’Algérie doit penser à mieux aménager son territoire, à déployer sa population sur les grandes étendues des Hauts-Plateaux et du Sahara. Le développement des énergies renouvelables, éoliennes et solaires, est de nature à induire l’extension et la densification du tissu urbain dans ces zones. Comment envisager ces perspectives en prenant des paris risqués sur la ressource essentielle qu’est l’eau ?
Charbon ou diamant
Les questions liées aux intérêts stratégiques de l’Algérie sont nombreuses. Les réponses ne sont pas réductibles à l’adoption d’une option précipitée et largement sujette à caution. La mobilisation maximale de la rente pétrolière reste un levier essentiel, évident et incontournable dans les projections stratégiques. Seulement, le résultat est différent selon que la rente pétrolière est mobilisée au service de la consolidation du système bureaucratique ou du soutien d’une dynamique d’intensification et de diversification de l’économie nationale. De plus, cette mobilisation ne dispense pas du développement des énergies renouvelables, et ne condamne pas à l’exploitation d’énergies polluantes et sans rentabilité économique. Il ne sert à rien d’améliorer le confort du «matou», alors que le salut est dans le réveil souhaitable du dragon qui sommeille en la jeunesse de la nation algérienne. Le carbone de nos hydrocarbures donnera-t-il du charbon ou du diamant ? La réponse dépend de la volonté d’engager une large consultation des compétences nationales. Un débat qui participerait d’un processus de ressaisissement et de sauvegarde nationale qui amorcerait une rupture radicale, déterminée et pacifique d’avec l’hégémonie de la bureaucratie actuelle, guidée par des intérêts compradores, solidaires de ceux des multinationales et des centres impériaux de puissance. Les sénateurs feront-ils le choix d’un débat, ou suivront-ils les chants des sirènes ? Pas sûr qu’ils aient pensé à prendre de la cire d’abeilles dans leurs serviettes de gardiens de la République.
M. B.