Amagar n Tefsut : l’accueil du printemps en Kabylie

Amagar n Tefsut : l’accueil du printemps en Kabylie

thumb (2).jpgTout comme Yennayer, le jour de l’an amazigh, repère identitaire fêté sur le vaste territoire de l’Algérie amazighe, Amagar n’Tefsut est une halte festive célébrée particulièrement en Kabylie. Si dans ses formes d’expression, les mutations sociales ont introduit de la nouveauté dans le rituel d’accueil de la renaissance de la nature, l’esprit du rite est identique tel que l’a conservé la mémoire collective durant des millénaires.

Par Rachid Oulebsir

Les villageois accueillent Tafsut comme seuls les montagnards de Tamazgha savent le faire, dans la tradition écologique des ancêtres, avec chants, processions champêtres, repas singuliers, partages d’offrandes, et cultes de la souvenance ancienne des mannes, esprits gardiens des âmes, de la nature, de la forêt, de la terre, du ciel , des montagnes, des plaines, des sources, des rivières, de la faune et de la flore.

Des dizaines d’associations culturelles, des comités citoyens, remplaçants des vieilles institutions villageoises, rivalisent dans l’organisation de la rencontre avec la saison des fleurs et de l’amour !

De Kherrata la résistante à Tigzirt la maritime, d’At Djaafar dans les contreforts de Bordj Bou Arrèridj à Azro N Thor sur les sommets du Djurdjura, d’Akfadou l’historique à Tazmalt la cité aux mille martyrs, de Tiggura ( Les portes de fer) à Bgayet, l’ancestrale capitale amazighe, des hameaux verruqueux de Hemza dans l’actuelle plaine de Bouira, à Djebla d’Iksilen-sur-mer, d’Aokas, le Dieu amazighe des mers, à Ighil-Ali l’agora mère des Amrouche ! De Tizi, ville révoltée du 20 Avril, à la Soummam rivière coléreuse de Mai, de Seddouk, l’insurrectionnelle de 1871 à At Douala, colline des chanteurs géants, de Sahridj, le pied de Yemma Khlidja à At Yenni, les enfants du ciel, de tous les villages blafards de montagne, des cités sans nom des plaines, des hameaux longilignes des nouvelles routes, des villes surpeuplées de toute la Kabylie, montent des gorges profondes les chants ancestraux de liberté, du respect des ancêtres, de la vénération de la nature, et de l’affirmation de l’universalité des valeurs amazighes.

La renaissance culturelle du pays reprendra-t-elle son essor de Kabylie ? Tout semble l’indiquer tant la mobilisation citoyenne est à son faite. Tant la résistance à l’oubli, à l’amnésie organisée, tant le refus du marteau de la mondialisation et de l’enclume de l’islamisme est ouvertement porté par la jeunesse engagée dans la sauvegarde de notre âme !

Il n’y a pas un jour vide, un temps sans expression culturelle, un espace sans occupation artistique. De la plus simple exposition de livres dans une école à la conférence-débat thématique la plus complexe, des journées de commémoration aux semaines culturelles, des séminaires aux colloques internationaux. Toute une effervescence spirituelle consciente fait barrage à l’activisme commercial et mercantile des maîtres de l’économie de bazar avec leurs foires clochardisées, leurs espaces économiques informels et leur culture de la corruption.

Salem, un laboureur de Bordj Bou Arréridj, passionné par le travail de la terre.

Salem, un laboureur de Bordj Bou Arréridj, passionné par le travail de la terre.

Aderyis ou Imensi n Tefsut , le diner aux sept plantes forestières

Il est de coutume chez les Amazighs d’accueillir le printemps avec l’étonnement et la joie qui marquent toutes les naissances. Aussi, organise-t-on pour la circonstance un dîner particulier – Imensi n’Tefsut – autour du traditionnel couscous, plat amazigh le plus consommé dans le monde. C’est un moment de retrouvailles conviviales. Les villageois sacrifient à l’occasion des coqs fermiers, des chapons, des poulardes pour agrémenter l’incontournable couscous aux fèves (Avissar). Le repas revêt un caractère rituel. On convoque à nouveau le savoir-faire culinaire de nos grand-mères. Aderyis, un couscous à la vapeur de Tapsia, plante bulbeuse aux vertus curatives et puissant aphrodisiaque ! Les sept plantes qui accompagnent la semoule de blé ou d’orge, sont cueillies dans le maquis par les enfants auxquels est faite, à l’occasion, la leçon de phytothérapie. La sauvegarde des connaissances de la flore et leur transfert est l’un des moments fort d’Amagar n’ Tefsut ! La magie du nombre sept, renvoie à la symbolique universelle partagée par les berbères depuis le temps des Pharaons, où fut instituée la « fête des sept jours et sept nuit ».

Dans la matinée du premier jour de la nouvelle saison, la tradition consacre, à l’accueil du printemps, Amagar n’tefsut, un ensemble de gestes répétés depuis des lustres. Les familles sortent dans les près pour y improviser des pique-niques, y organiser des jeux et surtout se rouler dans l’herbe à la gloire des divinités de la nature, fort nombreuses dans la cosmogonie berbère. Ce geste qui scelle la communion avec les éléments naturels a perdu son sens dans de nombreuses régions du pays, où la rencontre avec Tafsut est encore célébrée. « On se roule dans l’herbe pour y prendre les couleurs les parfums et les odeurs de la terre et du tapis végétal. C’est un peu comme l’abeille qui se couvre de pollen dans la fleur » explique Dda Yidir, le paysan dépositaire des derniers fragments de la mémoire régionale. La nécessité du contact charnel avec la nature est sans doute ce qui reste d’instinctif, d’animal, dans notre condition humaine de plus en plus artificielle et sophistiquée.

De nombreux peuples s’adonnent à des rituels similaires ; le bain dans l’eau glacée chez les Russes ou encore la fréquentation des sources thermales dans les pays du pourtour méditerranéen, relèvent de ce même besoin primitif enfoui dans notre for intérieur.

« La roulade dans l’herbe est un ancien code de communication féminine villageoise. Le rite concerne les filles qui ont eu leurs premières règles ! Elles sont de ce fait fécondes et peuvent désormais fonder une famille. Le sens originel s’est perdu avec l’avènement de la modernité et la libération de la femme vis-à-vis du groupe tribal », explique Nna Fadhma, détentrice de savoir-vivre locaux d’At Mlikech.

Tafsut, dans le calendrier agraire amazigh

Dans l’Almanach amazigh, le printemps (Tafsut) est sans doute la saison la mieux étudiée, la plus riche par ses variations météorologiques capricieuses, mais aussi parce qu’elle constitue un moment privilégié de la grande mutation de la nature, sa renaissance annuelle.

Avec l’entrée dans Tafsut, la nature sort des rigueurs et des affres de l’hiver pour ouvrir la vie sur un nouveau cycle. Les végétaux éclosent à nouveau, la terre se couvre d’un tapis floral bariolé, la chaleur du soleil féconde les graines cachées dans le sous-sol gorgé d’eau.

La saison démarre le 28 février, par une période de dix jours dénommée Tizegwaghin (les journées rouges), qualificatif en relation avec des crépuscules flamboyants durant lesquels, le soleil avant de se coucher met le feu aux nuages, le ciel devient pourpre durant près d’un quart d’heure, c’est « Lehmorega » .Cette décade est suivie de Timgharine du 10 au 16 mars (les vieilles capricieuses) d’une durée de sept jours marqués par des changements de temps très rapides. Les quatre saisons défilent dans la même journée, on a droit aux averses de pluie ou de grêle, aux éclaircies, aux froids intenses, ou encore à de grosses remontées de chaleur et de vents du sud.

Du 17 au 22 mars, la semaine est dite « Ledjwareh » (les blessures) ! Les bourgeons éclosent, les arbres caduques se couvrent à nouveau de petites feuilles et de fleurs. La semaine qui suit le bourgeonnement est dite « Swaleh » (les jours utiles) du 23 au 30 mars, une durée qui correspond à la nouaison de certains végétaux à l’apparition des fruits sur les arbres. Arrivent alors « Imheznen », du 1er au 6 avril, les sept jours tristes, les premières journées de chaleur marquées par la timbale des cigales durant lesquelles certains animaux connaissent leur période de rut. C’est la mue irréversible de la nature, le tournant ! Mais cette fin des jours froids est retardée par les quatorze jours d’ »Ahegan », du 7 au 20 avril, une période qui dit-on fait trembler les sangliers (Yergagui yilef). Le ciel est bouché, il fait très froid mais il ne pleut pas. C’est une période où les travaux sur les végétaux sont suspendus. « Tiftirin », (Les cycles) du 21 avril au 2 mai consacre sur sept jours la sortie définitive de cette mauvaise période de l’Ahegan pour ouvrir sur les chaleurs du mois de mai. Sept journées pastorales où les paysans soignent leurs troupeaux, s’occupent des nouveaux nés que l’on sort des bergeries pour des séjours en plein air, le contact avec le sol ferme, l’herbe et les fleurs des prairies.

Les pluies chaudes du mois de mai durent 14 jours, du 3 au 16 mai, elles sont appelées « Nissen » (les eaux fécondes). Deux semaines d’averses entrecoupées d’éclaircies, dont le sol qui commence à se fissurer a tant besoin. Les sept journées vertes « Izegzawen », du 17 au 23 mai, mettent fin à la floraison, certaines céréales forment leurs épis, et les arbres arborent fièrement leurs fruits. Le printemps est alors bouclé par les sept journées jaunes Iwraghen. C’est le démarrage de la fenaison, les paysans fauchent l’avoine la vesce, la petite féverole, on entame le désherbage des prairies naturelles (Assouki) et des bocages.

L’été démarre le 30 mai par les sept journées blanches, « Imellalen », durée du départ des transhumances. Les bouviers et les chevriers mènent des centaines de bêtes sur les lointains pâturages du Djurdjura. C’est naturellement une autre saison.

R. O.

Rachid Oulebsir est écrivain, chercheur, éditeur et agriculteur