Début février, alors que le pouvoir s’apprêtait à faire voter sans débats le projet de révision de la Constitution par les deux Chambres du Parlement réunies, 23 anciens militants, impliqués dans toutes les luttes démocratiques, culturelles et identitaires, signent une déclaration commune. Doyen des signataires, Me Ali Yahia Abdenour s’est aimablement prêté à notre jeu de questions-réponses pour faire le point sur l’initiative mais aussi apporter plus d’éclairage sur ses objectifs.
Liberté : Vous avez signé un texte avec plusieurs autres militants, qu’en est-il des échos ?
Ali Yahia Abdenour : Les échos enregistrés au pays comme auprès de l’émigration sont très largement favorables. La déclaration était attendue tant du point de la conjoncture que des éclairages qu’elle a apportés. De plus, le fait que des noms appartenant à des parcours ou des sensibilités différentes aient pu se retrouver sur un texte consensuel a probablement contribué à donner une dimension concrète à une tolérance qui est ardemment souhaitée dans notre société.
Par ailleurs, d’autres personnalités acquises à cette initiative ont apporté leur soutien mais eu égard aux contraintes de délais, leurs noms n’ont pas été publiés. Cependant, la dynamique est en cours car comme le dit notre déclaration : “Au-delà de notre positionnement actuel sur les échéances constitutionnelles, notre ambition est de créer une dynamique de débat et de propositions pour aider à la construction d’une Algérie démocratique et sociale ressourcée à ses valeurs plusieurs fois millénaires…” En ce sens, la liste des signataires reste ouverte à toutes celles et ceux qui adhèrent à la nécessité d’impulser le débat démocratique.

Vous avez, entre autres, évoqué la Constitution qui devait être, selon les termes utilisés dans le texte, “l’aboutissement d’un compromis élaboré autour de valeurs intangibles”. Celle que le régime vient de valider via les deux Chambres du Parlement répond-elle, selon vous, aux attentes des Algériens ?
Il convient d’abord de savoir si une Constitution doit être l’aboutissement ou le préalable d’un processus. La Constitution régit le destin d’une collectivité, c’est-à-dire qu’elle est le socle et la source qui inspire tout dispositif institutionnel. Or l’Algérie vit une crise de légitimité des pouvoirs depuis l’Indépendance. Aucun régime, a fortiori quand il est illégitime, ne peut dans ce cas s’arroger le droit de dicter une Constitution au peuple. Mais ce qu’il faut toujours rappeler, c’est qu’avant d’aller vers l’adoption d’une Constitution, il est impératif que les fondamentaux démocratiques soient compris, partagés et garantis. Les principes de liberté de conscience, d’expression, d’association, l’égalité des sexes, le respect de la parole de la minorité et le principe de l’alternance doivent s’imposer à tout un chacun.
Il est facile de constater que le texte produit par le système ne répond pas aux procédures et aux objectifs d’une Constitution démocratique à même de donner une chance au pays pour sortir de l’impasse.
Vous avez écrit que “la question amazighe est consubstantielle de tout projet démocratique national”. Tamazight est promue langue officielle mais elle n’a pas bénéficié des avantages que cette officialité doit au préalable lui assurer ? Quelle lecture faites-vous de cette décision ?
Aucun système politique ne peut convaincre de sa bonne foi en éliminant ou en réduisant une donnée aussi fondamentale de son identité. L’Algérie et plus généralement l’Afrique du Nord ne seront stables, harmonieuses et assurées de parvenir à de vrais développements que si le substrat amazigh est assumé dans toutes ses dimensions.
Or, le texte du système apporte la preuve que cette concession n’est destinée qu’à faire diversion sur les vrais problèmes politiques, culturels et institutionnels pour maintenir tamazight dans un statut ubuesque qui en fait une langue officielle exclue des institutions de l’État ! Ce qui signifie que la revendication reste entière et qu’elle demeure liée à la démocratisation du pays dont l’amazighité est l’un des fondements majeurs.
En réalité, toute cette opération est de nature à occulter le vrai débat qui est celui de l’illégitimité du pouvoir en place.
Le texte décortique une situation délétère marquée, notamment, par un risque imminent de l’effondrement de l’État si rien n’est entrepris à temps. Peut-on savoir quelles en sont les raisons et quelle est la solution à cette urgence ?
Tout observateur sérieux constate que le pays s’installe dans la contestation généralisée, voire même un climat pré-insurrectionnel. Chaque jour qui passe apporte son lot de violences. Avant-hier, les urgences du CHU de Tizi Ouzou ont été saccagées après le décès d’une jeune fille de 14 ans. On peut comprendre la douleur des parents surtout s’ils ont l’impression qu’il y a insuffisance ou négligence dans la prise en charge de leur patiente. Mais détruire des installations hospitalières de premier recours traduit une exaspération incontrôlée des populations qui, malheureusement, aggravera leur condition. Dans ce cas, d’autres malades peuvent perdre la vie après la disparition de ces infrastructures. Les responsables ne semblent pas vouloir prendre la mesure d’une colère qui échappe à toute logique. Le système politique a épuisé l’exploitation du capital symbolique de la guerre comme il a épuisé les ressources en hydrocarbures. Il n’a plus les moyens de faire face aux besoins élémentaires des Algériens. L’économie de rente a vécu et le pays est livré à tous les risques. Autour de nous, notre environnement géostratégique, déjà instable, risque de dégénérer à tout moment et les dirigeants continuent de faire la politique de l’autruche : nier la réalité et cacher les vérités.
La solution est connue et unique. En finir avec le système qui nous a conduits dans cette impasse. Il est donc du devoir de chacun d’aller au plus vite vers la sortie ordonnée d’une situation qui, si elle devait durer, engendrera une catastrophe irrémédiable.
Vous avez revendiqué des autonomies régionales bâties “sur les régions naturelles les plus homogènes qui ont porté la guerre de Libération”. On pense d’emblée à la Kabylie ou aux Aurès. Quel est le schéma pour y aboutir et quelles sont les assurances de la réussite de cette revendication portée aussi par d’autres mouvements politiques ?
Pendant la guerre de Libération nationale, les dirigeants ont compris tout l’intérêt qu’il y avait à organiser la lutte selon des entités géographiques naturelles, ce qui a permis une optimisation de la mobilisation politique et militaire. Hélas, cette vision, confirmée par le Congrès de la Soummam, a été violemment combattue dès 1962 pour des questions de concentration du pouvoir dictée par une conception autoritaire de la vie publique. Aujourd’hui, le contrôle concentrationnaire administratif a montré ses limites. L’augmentation de la population, les mutations des demandes sociales, l’évolution mondiale appellent de nouvelles formes d’organisation qui permettront au citoyen de participer et de contrôler l’action des responsables. Cette demande connaît une acuité particulière en Kabylie mais elle s’exprime de plus en plus dans plusieurs régions comme les Aurès, le M’zab ou d’autres provinces du Sud. La régionalisation s’impose en tant que mécanisme assurant un retour à la légitimité populaire par une implication active du citoyen qui peut s’adosser sur des pratiques égalitaires ayant fait leur preuve dans notre passé. Quant aux schémas précis qui seront retenus, ils ne peuvent être que l’aboutissement des débats qui constituent la raison de notre appel.
Vous avez mis en garde contre toute velléité de répression en Kabylie en cette période de guerre des clans. Y a-t-il des signes qui annoncent une escalade de violence dans cette région ?
La guerre des clans s’est toujours manifestée par la violence sanglante. 1962, 1965, 1967, 1988… Avec ce qui s’est passé en Kabylie en 2001, on sait ce qu’ont coûté les rivalités claniques à l’Algérie. En Kabylie maritime, on a vu récemment des appels anonymes à l’émeute écrits de nuit. Le moindre incident, la moindre revendication donne lieu à des scènes de vandalisme infiltrées par des inconnus qui poussent au pire…
Nous avons malheureusement vu, par le passé, que pour solder leurs comptes, les clans n’ont pas hésité à faire diversion par des manipulations criminelles en Kabylie.
Ces tentations existent aujourd’hui. Les luttes de clans actuelles peuvent être à l’origine de nouveaux drames dans cette région. C’est pour cela qu’il faut rester très vigilant, éviter les polémiques stériles et les provocations qui sont les armes favorites des clans et travailler inlassablement au rassemblement le plus large possible par une dynamique de débat ouvert et fraternel. C’est le but de notre appel qui est un début et non une finalité. C’est, en tout cas, à cela que je consacre mes ultimes énergies.