Dans la polémique, il faut toujours être maître de sa pensée et de sa plume, écarter l’ankylose intellectuelle et le dogmatisme, mettre plus de bonne volonté à comprendre son adversaire, conserver intacte l’ardeur combative pour le changement du système politique, et dire quelques mots sur le pouvoir qui développe tous les abus dont le peuple souffre.
La critique doit faire honneur à l’objectivité. L’élite intellectuelle du pays n’a aucun intérêt au changement et veut maintenir le statu quo. Chacun lit entre les lignes, et n’y lit que ce qui lui convient. Il ne faut pas tordre les faits et occulter la réalité. Un journaliste m’a posé la question de savoir qui a amené Bouteflika au pouvoir. C’est l’armée, lui ai-je répondu, qui doit prendre ses responsabilités. Je n’ai pas employé le mot de putsch et je n’ai pas demandé à l’armée de déposer Bouteflika par un coup d’Etat, ou de rejoindre l’opposition ou de dicter sa décision aux institutions de l’Etat chargées d’appliquer l’article 88 de la Constitution, mais de les libérer de la peur qui les écrase pour appliquer la loi, seulement la loi, toute la loi. La voix des consciences libres certaine de bien traduire la pensée des républicains, s’élève pour flétrir ma réponse au journaliste . Toutes les voix ont le droit de se faire entendre, mais il ne faut pas ajouter à l’erreur d’analyse la contrevérité. Comment parler des choses simplement sans simplifier ? Maître Mokrane Aït-Larbi se demande pourquoi j’ai attendu aujourd’hui pour demander l’application de l’article 88 et appeler à la destitution du président Bouteflika. Dans ce milieu semé d’embûches, de pièges, d’interrogations, il ne faut pas s’oublier et se perdre, et considérer qu’entre sa profession de foi et les réalités de la vie, il y a un fossé, voire un abîme.
Dans son discours à la nation, le président a donné l’image pathétique d’un homme affaibli, usé, épuisé par la maladie. L’émotion vive et largement partagée par les Algériens et les Algériennes est qu’il faut libérer le président de la fonction qu’il ne peut plus assurer. Le président est-il prêt à céder sa place ? Fidel Castro, qui ne peut rien contre la biologie, a renoncé à exercer le pouvoir parce qu’il n’en a pas les moyens physiques. «Je trahirais ma conscience si j’occupais une responsabilité qui requiert mobilité et dévouement total, ce que je ne suis pas physiquement en condition de fournir. Je le dis sans dramatiser.» Ma peur mais aussi ma colère est de voir le sang de la jeunesse couler, car le président qui ne veut pas quitter le pouvoir est prêt à sacrifier le pays pour lui. Le professeur Madjid Bencheikh, qui s’est exilé depuis plus d’une décennie, et qui vient de temps en temps nous rendre visite, pour s’apitoyer sur notre sort, déclare «qu’il n’est pas admissible d’appeler une nouvelle fois l’armée à la rescousse». Il déplore l’absence d’un bulletin de santé actualisé du président. Trois institutions ont le droit d’agir dans l’application de l’article 88 : le ministère de la Santé peut désigner 5 à 7 professeurs de médecine pour faire un rapport sur l’état de santé du président. Peut-on penser que dans l’état de dictature que traverse le pays, la réponse peut être autre que «état de santé satisfaisant». Le Conseil constitutionnel qui a validé toutes les élections entachées de fraudes électorales massives peut-il proposer au Parlement de déclarer l’état d’empêchement ? L’immobilisme politique permettra au président de rester au pouvoir jusqu’à 2014. Au journaliste Hakim Laâlam je dirai : J’aime la caricature et les caricaturistes parce qu’ils incarnent la liberté, même quand je suis la cible, parce qu’il faut accélérer la prise de conscience, fût-ce au prix de l’excès et même de l’injustice. Mais faire un raccourci, un court-circuit, ce n’est pas une caricature, c’est une calomnie, ce n’est pas une injustice, c’est une insulte, et je la rejette. Le journaliste Kharroubi Habib du Quotidien d’Oran écrit : «Ali Yahia a-t-il agi en pleine conscience du rôle qu’on a voulu lui faire jouer ?» Il faut avoir le courage et la volonté de faire face aux errements d’une dictature qui infantilise les Algériens et les Algériennes et atomise la société. Il faut insuffler un peu d’air frais dans une société habituée à étouffer sous le culte de la personnalité du chef. Le ministre de l’Intérieur parle de ne reconnaître aucun parti avant la révision de la loi sur les partis politiques. Il devrait veiller à l’application des lois qui existent.
Les partis politiques représentent le pluralisme et concourent à son expression. Monsieur Kharroubi Habib, il ne faut pas avoir le mépris de toute référence aux faits de l’histoire politique et intellectuelle, qu’il faut pourtant bien connaître si l’on veut discuter du problème de la maladie du président, de son éventuel départ qui constitue un facteur important dans l’environnement politique et social, dans le débat public pour la fin de la dictature et la liberté. Dans cette fantastique inversion des faits, seuls comptent la représentation, le déguisement, l’illusion.
La conduite rationnelle, éclairée, pondérée, modérée d’une action politique ne peut qu’entrer en conflit avec cette agitation fantastique et bouillonne. Agitation qui a pour cause, je le rappelle, la perte de contact délibérée d’une partie de nos élites avec les plus élémentaires principes de la réalité. Je n’aime pas parler de ma personne mais quand vous dites : «Ali Yahia a-t-il agi en pleine conscience du rôle qu’on a voulu lui faire jouer ?», je vous dis : les droits de l’Homme sont inscrits génétiquement et politiquement chez moi.
Ils sont présents dans mon esprit et dans mon cœur, et représentent ma seule démarche. Pour s’élever dans les affaires humaines, il faut de l’esprit et du cœur. Dire la vérité avec force, avec constance, avec confiance froisse les sentiments de certains. L’impertinence, cette forme douce de rébellion, pour peu qu’elle serve une cause généreuse, ouvre un champ d’écoute populaire autrement plus efficace que les relais habituels. Monsieur Kharroubi, tout est transparent dans mon comportement et personne n’a la possibilité de me dicter ma conduite.
Le rôle de l’armée dans les pays de dictature évolue. En Tunisie, le général Rachid Ameur, conseillé par l’ambassadeur des Etats-Unis, a refusé d’obéir à l’ordre qui lui a été donné par le président Ben Ali de tirer sur les manifestants. Il en est de même en Egypte. L’armée algérienne suscite des interrogations auxquelles elle doit répondre. Elle est le haut lieu de la concertation, de la vue politique où s’affrontent les enjeux idéologiques et les conflits d’intérêts entre les clans du pouvoir.
Les signaux captés et décodés par la presse informent chaque président de la République que les décideurs de l’armée détiennent la réalité du pouvoir, qu’ils auront toujours le dernier mot, et qu’il ne lui reste plus, selon la formule consacrée, qu’à se soumettre ou se démettre. La marche des présidents vers et sur les sommets et leur prestige ne durent pas et la descente peut être douce ou brutale.
Cette époque est révolue. De nouveaux cadres supérieurs, politisés, reflet des divers courants d’opinion qui traversent la société, d’un niveau intellectuel et militaire élevé, légalistes, sans arrière-pensée de putsch, lors des privilèges qui accentuent les injustices et éloignent le peuple de l’armée, veulent l’émergence d’un pouvoir qui se manifeste de bas en haut de manière démocratique, et désirent servir l’Algérie entière, nation, peuple et Etat. Les officiers des nouvelles promotions souhaitent que l’armée se prépare à se retirer de la vie politique, à se moderniser pour mener à bien ses fonctions de défense de la patrie.
L’armée ne portera jamais l’infâme responsabilité de tirer sur la foule. Il ne faut pas que la pensée de ceux qui s’interrogent sur ma demande soit la pensée vide du vide. Il ne faut ni déformer le langage ni le sens des mots. La responsabilité de l’armée dans le problème sérieux et grave de l’application de l’article 88 de la Constitution est qu’elle est la seule force de contrebalancer celle du président de la République, capable de libérer la commission des médecins, le Conseil constitutionnel et le Parlement qui délibéreront alors en toute liberté pour la destitution de Bouteflika.
Ali Yahia Abdennour