Ali Khodja. L’ultime révérence d’un artiste visionnaire : Le hasard heureux

Ali Khodja. L’ultime révérence d’un artiste visionnaire : Le hasard heureux

En 2005 eut lieu sa dernière exposition à la Citadelle d’Alger, là même où vécut son ancêtre, le Dey Ali-Khodja, dit Loco Texte du catalogue…

Quand vous entrez chez Ali-Khodja, une fois passée la petite cour, montés les escaliers, traversé le minuscule vestibule, montés d’autres escaliers, ceux-ci étroits et en épingle à cheveux, découvert son atelier, une question vous vient aussitôt à l’esprit : comment la cohue urbaine, la circulation infernale, une station de bus et une autre de taxis, attenantes à la maison, la trépidation de la foule pressée, comment tout cela, si proche et si bruyant, cessent tout à coup d’exister ?

L’atelier au haut plafond dégage une impression de rusticité. Ses murs n’ont peut-être pas été repeints depuis sa construction. Naturel, dites-vous, dans ce lieu où la peinture est vouée à d’autres usages. Quant au mobilier, il semble dater de la même époque, rudimentaire, brinquebalant, vermoulu, des étagères surtout et des plans de travail. Partout des livres et des revues rangés en débordements incontrôlés, des rouleaux de papiers, des toiles, la plupart dressées sur le sol, des bouquets de pinceaux, des amas de tubes de couleurs, des mixtures et des pâtes, des chiffons, un bric-à-brac d’alchimiste. Même l’ordinateur dans son coin semble s’être acclimaté au décor.

Son design vous paraît soudain celui d’un vieux TSF en bois. Bref, vous entrez dans un univers qui vous happe sur le seuil et vous fait douter de la ville, pourtant bien visible à travers les fenêtres sans rideaux. Le maître de céans est à l’image de son lieu, ancien mais dynamique, désordonné mais pensé, enthousiaste mais profond. Et s’il est un peintre abstrait, c’est aussi par sa capacité à s’abstraire de l’agitation dans laquelle il vit pleinement. Car il y vit, attentif au monde, à l’écoute des autres, sensible aux événements, en retrait sans doute, mais sans inclination pour les postures d’ermite ou d’artiste maudit que certains prennent encore pour la marque du talent. Alors pourquoi dégage-t-il quand même, avec son environnement intime, cette impression d’isolement qui peut vous faire dire qu’il habite vraiment sur les « hauteurs » ?

Miniatures et Messerschmitt

Il reste qu’étant l’un des plus anciens peintres algériens, sinon le plus ancien, il apparaît aussi comme l’un des plus discrets. Rétif aux « trompettes de la renommée », peu empressé envers les médias, l’image d’une supposée tour d’ivoire qu’il aurait bâtie autour de lui a fini par s’imposer. Faisons les comptes. Il est né en 1923 à Bologhine. Il a exposé pour la première fois en 1941 dans la salle du Crédit Municipal d’Alger (aujourd’hui APC d’Alger-Centre), en groupe, car sa première manifestation individuelle a eu lieu en 1946 à la librairie Ferrari (aujourd’hui OPU, en face de l’Algeria) et, en 82 ans d’existence et 64 ans de vie artistique publique, sa biographie nous donne une trentaine d’expositions dont seulement sept personnelles ! La productivité n’est sans doute pas l’apanage de l’art mais, en l’espèce, on ne peut que constater combien étaient fondées les remarques de Mustapha Orif dans le catalogue de l’exposition de 1986.

Il relevait, en effet, que Ali-Khodja était connu pour ne pas « gérer sa carrière », soit de l’organiser et de la promouvoir, ce qui, faut-il le préciser, n’a rien d’infamant lorsque le talent et la sincérité accompagnent un tel effort. « Depuis les années quarante, nous dit Ali-Khodja, j’ai toujours été obligé de travailler, je veux dire d’avoir un emploi, au musée, aux Beaux-Arts (…). Gérer sa carrière, qu’est-ce que cela veut dire ? Cibler ma peinture vers une certaine clientèle ? Je ne sais pas. Vous savez, aux débuts de l’Indépendance, il n’y avait pas de galeries privées, pas de collectionneurs. C’était l’Etat qui commandait. Il fallait travailler dans un certain sens. Je n’ai pas à donner de leçons. Ceux qui l’on fait, je les comprends. Mais j’ai préféré avoir ma liberté.

C’est ce désir de liberté qui m’a fait produire. J’ai bien fait quelques affiches et bricoles, mais ma peinture était libre. Je la faisais en dehors de mes journées de travail et de toute contrainte. » (…) Ce n’est donc que maintenant, enfin libre de son temps, qu’il a commencé, avec l’aide de son épouse, à recenser son œuvre et à reconstituer son parcours artistique. Pour autant, cette entreprise n’occupe pas particulièrement son esprit au regard d’un enthousiasme créateur aussi neuf qu’au premier jour. Il ne se souvient pas de sa première œuvre. Il hésite, fouille sa mémoire jusqu’aux années quarante, affirme enfin qu’il ne pouvait s’agir que d’une miniature. Et seul lui revient le souvenir de l’atelier d’apprentissage dirigé par ses oncles, Omar et Mohamed Racim.

C’était la Seconde Guerre mondiale, dont le grondement parvenait jusqu’à Alger avec son lot de privations, le rationnement alimentaire, les parents ou voisins mobilisés sur les fronts. Il se revoit soudain dans l’ambiance studieuse et appliquée de cette petite salle de la Casbah, le fin pinceau traçant des compositions florales et des figures persanes, avec une maîtrise précoce mais l’esprit ailleurs, pensant déjà aux avions de guerre qu’il dessinerait le soir, des Messerschmitt et des Spitfire, étonné que les autres élèves restent tournés vers le passé, sans se poser de questions. « Le monde était en train de s’écrouler autour de nous pendant qu’ils calquaient un modèle d’arcade omeyyade », lance-t-il, sans doute aussi déconcerté qu’à l’époque.

Le complice inattendu

Il a quatre ans, quand son père décède. Les conséquences affectives, hélas aussi sociales, le marqueront. Ce sont ses oncles maternels qui le prennent en charge. Leurs moyens matériels étant limités, ils décident de lui transmettre ce qu’ils ont de plus précieux : leur art. C’est ainsi que le jeune Ali devient leur disciple. La facilité avec laquelle il apprend la miniature et l’enluminure laisse augurer d’une belle carrière. Mais c’était sans compter sur les rêves de l’enfant, son imagination débordante, son goût de la nouveauté, son désir de s’affirmer et toutes ces choses étranges, merveilleuses, différentes surtout, qui font voir grands les petits. Dès qu’il découvre tout ce qu’un pinceau peut produire de formes et de couleurs, il entrevoit mille et une possibilités créatrices, à des lieues de ce qu’on lui apprend.

Dans cette rébellion gentille car rentrée, il trouve un allié inattendu, son propre oncle et professeur, Mohamed. L’aîné a compris car le conflit de l’enfant est aussi le sien. Et là-dessus, le Ali-Khodja d’aujourd’hui apporte un témoignage émouvant et peut-être inédit sur Mohamed Racim : « Je ne comprends pas qu’on puisse peindre sans se remettre en question, sans agir contre les idées préconçues, l’immobilisme… Il y a une évolution de la vie. D’ailleurs, mon oncle Mohamed me disait : ’’Si j’avais été de ta génération, j’aurais fais autre chose’’. Il avait été marqué par une œuvre, la fresque de Vasarely à la Gare Saint-Lazare à Paris. Il l’avait trouvée très belle. Quand il avait huit ou neuf ans, son père, un homme très ouvert, lui avait acheté un kaléidoscope, ces boîtes avec une œillère par laquelle on voit des formes et des couleurs tourner et se mélanger. Voilà, il avait retrouvé dans Vasarely le kaléidoscope de son enfance. Mohamed Racim était très ouvert. Il achetait chaque semaine Sciences & Vie que je lisais après lui avec avidité(…). Il m’a beaucoup aidé à m’épanouir et à m’en sortir. »

En quelque sorte, l’oncle aurait aidé le neveu à accomplir ce qu’il n’avait pu réaliser pour lui-même. Cet éclairage donne à voir Mohamed Racim sous un jour cornélien, tourmenté en secret par une expression contenue, peut-être même transfigurant cette douleur intérieure dans la perfection de ses miniatures et enluminures. Ali-Khodja va plus loin, invoquant les pressions morales que son oncle subissait. « Il se sentait contraint, obligé de poursuivre. Du côté algérien, il y avait certains nostalgiques qui poussaient dans le sens de cette tradition, parfois même pour des raisons nobles, car nous étions colonisés et que l’on pensait ainsi affirmer notre personnalité. Mais ils ne voyaient pas que, de l’autre côté, les Européens aussi encourageaient cette voie de la tradition et de la différence. Ils admettaient qu’on pouvait avoir des idées, mais sans sortir des limites de l’indigénat.

Cela me rappelle Baya. Lorsqu’elle avait exposé à la Galerie Maeght à Paris, en 1947 je crois, elle racontait qu’elle s’habillait d’ordinaire avec une jupe et un tricot mais qu’à la galerie, on lui mettait le seroual et les vêtements traditionnels. Mon oncle Mohamed était révolté contre cet esprit, mais il se trouvait obligé de continuer. C’était trop tard pour lui… C’était ça aussi ma révolte. On n’avait pas le droit d’avoir une pensée philosophique ou universelle. Il fallait qu’on reste dans le même moule. Après, il fallait qu’il y ait le signe ou ceci ou cela… Sortir du folklore, là est le sens de ma révolte. »

Les cinq paliers de la rupture

Les propos de Ali-Khodja situent bien les fondements de son parcours. Lassé des références anciennes, du caractère contraignant et répétitif des arts appliqués, il entre dans un processus paradoxal : plus il maîtrise la réalisation des miniatures et plus il les remet en question. Il se sent de plus en plus gêné par l’absence de source lumineuse, de perspective, de troisième dimension et découvre qu’une telle pratique « est plus proche de l’ornementation et de la décoration que de l’expression d’un espace, d’un monde, d’un mouvement ». Il entame alors son cheminement personnel en s’appuyant sur un credo à trois dimensions : « Le questionnement, le dépassement, la transcendance. » Aussi, en 1960, quand il se voit décerner la médaille d’or de meilleur artisan de France, ressent-il une double peine : celle d’être encore considéré comme sujet d’un pays occupant et celle de n’être pas encore reconnu comme un artiste. Il demeure néanmoins fier de l’œuvre qui lui vaut la distinction, un coffre algérois, pour la qualité de sa réalisation et les innovations apportées à une tradition ancienne.

« C’était un coffre décoré à la feuille d’or. La source de ces coffres est vénitienne. Dans Alger d’antan, les références artistiques venaient de Gorna (Livourneà, mais surtout de Bandqa(Venise). Pour les riches citadins, elles étaient les Paris et New-York de l’époque. Venise était la ville la plus orientale de l’Occident et la plus occidentale de l’Orient. Dans ce coffre qui est au Musée des arts traditionnels, j’ai tenté de mettre toute la somptuosité de cette époque, l’esprit de raffinement de la Méditerranée. » Quand il en parle aujourd’hui, on sent encore les frémissements de joie qui devaient avoir marqué la réalisation de ce coffre. Et l’on se prend un instant à douter de son rapport aux arts appliqués. N’a-t-il donc conservé de leur pratique que le souvenir de la contrainte ? « Non, dit-il, en fait, je me suis enrichi de cet apport même dans mon expression actuelle. Ce que j’ai rejeté, c’est avant tout les règles et le caractère répétitif et passéiste. Cette tradition m’intéresse au moment fort où elle était une création. Mais dès qu’elle s’est répétée, elle s’est amoindrie et effilochée. Les sources de la miniature, c’est la Chine, Byzance, la Perse, c’est la somptuosité. La découverte de la soie a apporté la sensualité du support, la préciosité. Quand je travaille aujourd’hui sur du papier Japon, c’est ce que je ressens. Un contact charnel et subtil avec le support. C’est cela qui m’a manqué, je l’avoue, et c’est aussi ce qui m’est resté dans ma peinture, même abstraite : la recherche de cette distinction, de cette sensualité, ainsi que la générosité des couleurs. »

La rupture de Ali-Khodja s’est effectuée en plusieurs paliers, dans une progression en douceur. Premier palier : il introduit la source lumineuse dans la miniature et opère un léger mouvement vers la perspective italienne. Deuxième palier : il supprime le cadre enluminé de la miniature et la réalise sur de plus grands formats, corrompant ainsi autant sa structure interne que sa dénomination. Troisième palier : il passe à la toile et donc à la peinture de chevalet qui demeure figurative. Quatrième palier : il connaît une période à thèmes où se distinguent les éléments d’architecture, notamment des portes en milieu végétal, puis les sujets animaliers. Il entre dans une phase semi-figurative. Cinquième palier : c’est le passage à l’abstraction où il développe un sens élevé de la couleur, une véritable musique des nuances. Dans cet élan vers la modernité, l’œuvre de Pedro de la Francesca, peintre de la Renaissance, le fascine. « Pour moi, il est le peintre le plus moderne de tous les temps. »

La conviction du doute

Autre élément important de sa recherche plastique : le rapport entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. La découverte, très jeune, de la dimension exponentielle de l’univers l’a toujours fasciné au point de l’entraîner vers des représentations proches de celles des mystiques soufis. « Le sujet peut être vu en tant que tel, mais il peut aussi être considéré dans sa composition, sa structure et devenir ainsi immense, multiple. Le monde est fait d’atomes. La vie dans ma peinture, c’est cette vivacité des couleurs. Elles s’attirent et se repoussent et de ce mouvement contraire se dégage la vie. Ma peinture s’inscrit dans ce mouvement, ce va-et-vient de couleurs qui bougent, qui changent. Beaucoup d’artistes refusent ce côté scientifique. La science n’est pas seulement une connaissance fondamentale. Elle décrit la vie et porte une part d’imaginaire. C’est par ce jeu que je suis attiré. Dans mon expression, je pars toujours d’un hasard, une forme vue, un détail. Il n’y a rien de préconçu dans mon travail. Avant de peindre, je n’ai aucune projection de ce que je vais peindre. Je vais à la découverte de mon émotion. J’essaie d’étudier le hasard, de le comprendre… ». Quand nous lui suggérons « de le rendre heureux ? », il acquiesce.

Depuis une année, il a découvert un art appliqué particulier : l’informatique. Ali-Khodja, heureux comme un enfant devant la machine, emplit sa mémoire de ses œuvres. Il veut nous montrer en raccourci l’évolution de son travail de création et notamment ce passage à l’infiniment petit. Nous lui suggérons une expérience. Sur la plus ancienne image de miniature dont il dispose, il agrandit à l’infini, passant d’une partie de l’œuvre à un détail, puis de ce détail à un infime espace et ainsi de suite, les pixels devenant sans cesse plus gros, les formes disparaissant totalement. Au bout de cet agrandissement apparaît une composition de couleurs qui n’est pas sans rappeler, du moins dans son procédé, le geste plastique de Ali-Khodja, bien entendu sans le talent et la sensibilité.

Le hasard, même heureux, amène le doute et cette notion est sans doute au cœur de la création chez Ali-Khodja. Il la considère même comme l’élément moteur de son désir constant de dépassement. Là-dessus, lui revient la fameuse phrase de Picasso : « On met longtemps à devenir jeune », dans laquelle il se reconnaît pleinement. Cette longue progression vers la jeunesse s’est construite sur plusieurs singularités, au nombre de cinq encore. La première est qu’il est le seul artiste algérien et sans doute un des rares au monde à avoir effectué ce passage millénaire, dirions-nous, entre la miniature et l’art contemporain. La seconde est qu’il s’est toujours tenu à l’écart des tendances et groupes, construisant son expression avec une indépendance d’esprit assez remarquable, revendiquant la solitude du créateur.

La troisième est que dans les arts plastiques algériens, sans doute pour avoir été au bout de la pratique traditionnelle, il n’a jamais considéré le signe traditionnel comme un élément authentifiant de l’expression. La quatrième de ces singularités réside dans son exceptionnel traitement des couleurs et, de ce point de vue, il a fait montre d’une maîtrise et d’une originalité qui le situent comme un peintre de la couleur et non des formes et, ce faisant, exprimant davantage son émotion et sa spiritualité qu’une réinterprétation du monde. La cinquième enfin est qu’il est l’un des très rares peintres algériens qui écriven.

Le regard perdu dans une de ses toiles, la parole comme accrochée aux profondeurs du passé, il revient sur son parcours et sa capacité à évoluer : « Finalement, c’est le doute qui m’a donné le désir et la force de me dépasser. Puis, on arrive à un âge où l’intériorité dépasse tout acquis. On n’a plus d’acquis, enfin si, mais ils n’ont plus la même puissance. J’ai toujours gardé un intérêt pour les choses et les idées nouvelles, pour les découvertes dans tous les domaines. Oui, c’est bien cela : le doute et la curiosité. Mais quand on est jeune, on veut plaire, c’est bien naturel. Dans mon jeune âge, j’étais influencé par l’extérieur, par mon entourage. Si je devais revenir sur mes pas, je pense que je ferai des installations plastiques comme tout le monde. Cela dit, j’ai toujours fui les groupes, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de groupes intéressants. Mais je n’aime pas les discours. Peut-être que les groupes apportent une assurance, car il est dur d’assumer ses doutes. Je ne sais pas mais, pour moi, chaque artiste doit avoir une individualité. Il doit définir sa personnalité et la protéger ».

Le pléonasme du Dey

Cette protection de soi contre le conformisme, Ali Khodja a eu aussi à l’exercer contre l’adversité et particulièrement lors de l’assassinat dans les années soixante-dix de Mohamed Racim et de son épouse. Cette tragédie l’avait privé de son père spirituel et elle n’a pas été sans conséquence sur sa création, sans pour autant la dévier de son cheminement : « Avant cela, j’étais sans doute plus confiant, plus insouciant. Après, il y a eu plus de doute encore dans ma création. Il sortait de l’ordinaire et sa disparition a été pour moi un événement terrible comme d’ailleurs pour l’Algérie. » Une autre adversité, ordinaire celle-là, réside dans l’incompréhension des autres. Ali-Khodja reste ainsi marqué par la remarque d’un compatriote qui lui affirma que la perfection était une préoccupation bourgeoise. L’anecdote est révélatrice du regard que le peintre porte sur notre société et qui, dit-il, le fait à la fois rire et pleurer. « Une nation ne peut être considérée que par les arts et les sciences. C’est cela la grandeur d’une nation. D’un autre côté, j’ai peur qu’en Algérie où nous avons développé une civilisation de l’objet et non pas du savoir et du talent, on ne voit la modernité que dans ce qui vient d’ailleurs. Alors qu’il est possible de forger sa propre modernité sans se fermer et en laissant chacun s’épanouir. »

Exposer à la Citadelle, pour y donner à voir son parcours artistique de près de soixante-dix ans, le plonge dans une émotion qui n’est pas sans rapport avec ce lieu où son aïeul, le dey Ali-Khodja vécut. Avant-dernier dey d’Alger, il ne régna que deux ans (1817-1818) avant d’être emporté par la peste, laissant cependant le souvenir d’actions marquantes. La fierté de cette filiation reste essentiellement rattachée au souvenir de sa mère : « Elle nous disait : nous sommes pauvres, mais nous sommes issus d’une grande famille. Et en évoquant cet ancêtre, elle nous poussait à supporter nos privations et à être exemplaires dans notre comportement. Il fallait surtout être digne en toute circonstance et, même sans un douro en poche, nous nous efforcions de nous habiller et de nous tenir comme des princes. » Aux côtés de ce personnage illustre au rayonnement lointain, se dresse le souvenir ému de ses oncles et particulièrement celui de Mohamed Racim. L’oncle et le dey, le dey et l’oncle, comme les deux faces d’un pléonasme existentiel si l’on considère qu’en turc ottoman, le mot dey signifiait oncle. D’être lié à ces icônes de l’art et de l’histoire de l’Algérie, voilà encore un hasard heureux sur lequel Ali-Khodja n’entretient aucun doute parce qu’il ne l’a pas créé.

*L’article ci-dessus est tiré du texte paru dans le catalogue de l’exposition de Ali Khodja à la Citadelle d’Alger (Avril-Mai 2005) sous le titre original : « Rendre le hasard heureux ».

Par Ameziane Ferhani