Ali Benflis, président de Talaie et El Hourriyet, à Liberté: “L’abstention a un avocat performant : le régime”

Ali Benflis, président de Talaie et El Hourriyet, à Liberté:  “L’abstention a un avocat performant : le régime”

Ali Benflis explique, dans cet entretien, les raisons qui ont fondé la décision de son parti de boycotter les élections législatives. Il s’exprime également sur l’intrusion de l’argent sale dans les élections.

Liberté : Il vous est fait le reproche de demander le changement et de le refuser par la voie des élections, puisque votre parti a décidé de boycotter ce rendez-vous électoral. Certains trouvent votre attitude pour le moins paradoxale. Que leur répondez-vous ?

Ali Benflis : Chez certains, les amalgames ont la vie dure. Et les raccourcis, même les plus improbables, ne leur répugnent pas. Qui peut soutenir le regard droit et la voix ferme que le changement peut venir d’une compétition politique déloyale ? Qui peut soutenir honnêtement que le changement peut venir d’élections faussées ?

Qui peut espérer encore le changement d’un régime politique qui ne pense plus qu’à survivre et à durer et qui n’y voit qu’une aventure fatale pour lui et les siens ? En prenant beaucoup de libertés avec les concepts, certains peuvent vouloir faire passer du sur-place pour du changement. D’autres veulent nous faire prendre le statu quo pour du mouvement.

Et d’autres encore peuvent s’échiner à nous faire prendre des vessies pour des lanternes et à nous faire croire qu’il peut y avoir de la dynamique dans l’inertie et dans l’immobilisme. Il est fort possible que nous ne parlions pas de la même chose. Il n’est pas exclu, non plus, que nous ayons une conception différente du changement.

Une compétition politique déloyale telle qu’elle se déroule et des élections frauduleuses telles qu’elles se préparent ne peuvent en aucune façon être les accoucheuses du changement. C’est le statu quo qui se perpétue. C’est l’illégitimité qui dure. C’est la non-représentativité qui se poursuit. Et c’est la défiance et le discrédit qui ont encore d’autres jours sombres devant eux. Le changement dont il s’agit pour nous, c’est de jeter les fondations de l’État de droit.

Qui peut croire que l’État de droit naîtra d’une compétition politique dévoyée ? Qui peut croire qu’il émanera d’élections faussées ? Qui peut croire que c’est l’argent douteux qui se bat pour l’avènement de l’État de droit ? Et qui peut croire que cet État de droit sera bâti à coups de quotas électoraux et non par une volonté citoyenne libre et respectée ? Le changement, nous savons parfaitement ce que c’est. Nous en portons le projet sincère, réaliste et praticable.

Vous n’avez de cesse de déclarer que ces élections ne servent à rien. Elles servent à doter le pays d’une assemblée nationale tout de même. Ce qui n’est pas rien.

Oui, ces élections doteront le pays d’une assemblée nationale, mais dans quel but et dans quel dessein ? Une assemblée illégitime succédera à une assemblée tout aussi illégitime. Où est le changement ? Une assemblée peu représentative prendra la place d’une assemblée tout aussi peu représentative. Où est l’avancée ? Une assemblée discréditée avant son élection remplacera une assemblée qui a achevé son mandat dans le discrédit.

Où est le progrès ? Je le répète donc, les élections à venir ne servent à rien. Elles sont une perte de temps. Elles sont à mille lieues des périls politiques, économiques et sociaux qui pèsent sur notre pays. Elles sont également à mille lieues des préoccupations d’un grand nombre de nos compatriotes qui les observent de loin, amusés ou moqueurs parfois, mais surtout toujours indignés ou consternés par une opération de sérail qui ne les concerne ni de près ni de loin.

Il y a dans notre pays aujourd’hui une impasse politique totale. Il y a une crise économique d’une exceptionnelle gravité. Il y a une dangereuse montée des tensions sociales dont nul ne peut prédire les retombées. Dans un contexte aussi lourd de menaces, il fallait faire un choix. Nous avons fait le choix de rester concentrés sur les véritables défis pour notre pays face auxquels les élections à venir ne font pas le poids. Au mieux, elles n’y changeront rien. Au pire, à Dieu ne plaise, elles compliqueront la manière d’y faire face et de les relever.

Ma conviction la plus intime est qu’il y a plus urgent et plus pressant à faire. C’est un dialogue national inclusif et rassembleur à l’occasion duquel serait recherché un consensus national ou, à défaut, l’accord national le plus large autour du règlement des crises politique, économique et sociale. Ce dialogue national devra s’inscrire dans la perspective d’une transition démocratique. Et pour nous, la transition démocratique est la voie de l’entrée dans la modernité politique, dans la rénovation économique et dans la réforme sociale. Il me semble que c’est là la conviction la mieux partagée entre nos compatriotes.

L’argent sale a fait une irruption remarquée dans la phase de confection des listes électorales et des parrainages. Comment voyez-vous l’intrusion de ce phénomène de plus en plus présent dans le champ politique ?

Pour moi, cette intrusion s’explique aisément. Elle n’avait rien de particulièrement inattendu ou d’imprévisible. Elle résulte, selon moi, de la conjonction de quatre facteurs qu’il importe d’avoir à l’esprit dans la recherche d’une explication à ce phénomène dont seule l’ampleur peut surprendre ou choquer.

Le premier facteur tient à la nature de nos scrutins. Des scrutins transparents et réguliers érigent par eux-mêmes des digues face aux intrusions malvenues, y compris celles de l’argent douteux. Par contre, des scrutins pollués par la tricherie politique et la fraude électorale offrent un terrain fertile où l’argent douteux est à l’aise et où il escompte gagner un surcroît de prospérité et de protection.

Le second facteur tient au fait que l’argent douteux n’a pas surgi du néant.

Ce n’est pas une génération spontanée. Il s’est constitué d’abord à la faveur de l’embellie financière exceptionnelle de la dernière décennie. Puis il a prospéré à l’abri d’un régime politique qui aura été, à tout le moins, accommodant, complaisant et permissif à son égard. Cela l’a amené à s’enhardir, cela a aiguisé ses appétits et cela a nourri en lui des ambitions d’un autre genre. Le troisième facteur tient à une loi naturelle qui finit toujours par s’imposer en l’absence de garde-fous. Le pouvoir de l’argent aspire au pouvoir tout court. La frontière entre la puissance d’argent et l’argent même douteux est une frontière ténue. Elle disparaît dès lors que le pouvoir politique n’en garantit pas lui-même l’inviolabilité. Seul l’État de droit peut garantir cette inviolabilité de cette frontière dans le respect des intérêts légitimes des créateurs de richesses dont notre pays a un besoin vital.

Le quatrième et dernier facteur tient au régime politique en place lui-même. Ce régime ne repose pas sur une légitimité acquise des suffrages de nos compatriotes. Il a donc besoin d’autres appoints et d’autres appuis. En tant que distributeur de rente, ce régime politique a été à l’origine de la constitution de fortunes colossales. Il s’est constitué une clientèle économique et financière puissante. Le régime politique en place et cette clientèle économique et financière ont partie liée. Le régime politique en place a besoin d’elle pour durer. Elle a besoin de lui pour sa protection d’une part et pour assouvir ses appétits politiques d’autre part. Voilà l’engrenage fatal dans lequel ont été enfermés l’État national et ses institutions.

Le ministère de la Communication a adressé tout récemment aux médias deux correspondances, une circulaire et une charte, portant sur la couverture de la campagne électorale. Quel commentaire apportez-vous à cette initiative au ton paternaliste ?

Si ces deux correspondances n’étaient que paternalistes, cela aurait été un moindre mal. Mais elles sont autrement plus graves que cela. Elles ont soulevé des réactions d’indignation au-dedans comme en dehors de nos frontières. J’estime que ces injonctions sont graves pour plusieurs raisons. Parce qu’elles violent de manière franche et flagrante la Constitution présentée indûment comme un aboutissement démocratique de première grandeur et les lois de la République qui garantissent la liberté de la presse, la liberté d’expression, la liberté d’opinion et le droit à l’information.

Parce qu’elles contreviennent à la Déclaration universelle des droits de l’homme et au Pacte international sur les droits civiques et politiques auxquels l’État algérien a souscrit. Parce qu’elles ressortissent à un empiètement manifeste sur les prérogatives statutaires d’autres institutions, en l’occurrence les agences de régulation des activités médiatiques et l’instance de surveillance des élections. Et, enfin, parce qu’elles portent un coup sévère au peu de sens et de substance qui reste encore au pluralisme politique dans notre pays.

Au sens juridique, il y a, à travers ces injonctions, forfaiture et abus de pouvoir. Au sens politique, il y a une véritable épuration politique menée contre les opinions politiques critiques et contre les positionnements politiques différents. La désaffection de nos compatriotes à l’égard de l’acte électoral sème une peur panique dans les rangs du régime politique en place. Certes, il y a là un problème grave mais nos gouvernants croient pouvoir le traiter par la plus mauvaise des solutions. En cela, ils se trompent lourdement, car l’acte électoral ne redeviendra attractif qu’avec des élections elles-mêmes attractives par leur loyauté, leur probité et leur transparence.

Le ministre de la Communication demande, par le biais de ces mêmes textes, aux organes de presse de ne pas donner la parole aux partis et personnalités appelant au boycott des élections. Que vous inspire cette attitude du gouvernement ?

Nous n’avons pas pris la décision de ne pas participer à la prochaine échéance électorale à la légère. Nous n’avons pas pris cette décision de gaieté de cœur. Nous n’avons pas pris cette même décision juste pour être des trouble-fêtes et des empêcheurs de tourner en rond.

Nous ne nous sommes résolus à prendre pareille décision qu’avec beaucoup de peine et beaucoup d’amertume. Nous aurions tant souhaité ne pas avoir à la prendre. Nous aurions aimé être présents dans des joutes électorales loyales. Nous aurions aimé prendre part à des élections non faussées. Pour nous faire connaître davantage. Pour diffuser notre message politique à une échelle plus large. Pour confronter nos idées avec celles des autres compétiteurs politiques. Pour convaincre nos compatriotes que nous sommes porteurs d’une alternative. Et pour mesurer le poids réel de notre parti dans notre société. Ce sont là autant d’objectifs rendus inatteignables par une compétition politique dont tout le monde connaît le caractère déloyal, opaque et faussé.

Le régime politique en place peut prononcer notre bannissement des médias.

Il peut nous y interdire de parole. Mais il ne peut pas totalement étouffer notre voix. Encore une fois, ce n’est pas notre non-participation qui alimente la désaffection de nos compatriotes à l’égard de la politique de manière générale et des élections de manière particulière. Le moteur de cette désaffection est le régime politique lui-même. L’avocat de l’abstention le plus performant et le plus éloquent est le régime politique lui-même. Par sa gouvernance qui a donné toutes les preuves de sa défaillance. Par son lourd passif politique, économique et social. Par sa propension à entretenir des institutions illégitimes.

Et par sa confiscation de l’acte électoral lui-même. Il y a un slogan qui fleurit dans nos rues ces jour-ci : il demande à nos compatriotes “d’élever la voix”. Mais nos compatriotes savent que pour le régime politique en place, ce n’est qu’une façon de la capter et de la détourner, comme toujours, du sens qu’ils ont voulu lui donner.

Nous aurions nous aussi beaucoup souhaité que le gouvernement lui-même, faute de sévir, élève au moins la voix contre la tricherie politique, contre la fraude électorale, contre la corruption, contre la déferlante de l’argent douteux et contre tant d’autres maux dont le corps de la nation est sévèrement atteint.

Le nœud gordien est là, il n’est pas dans nos positionnements politiques. La seule manière de le trancher est d’aller droit au but, c’est-à-dire réhabiliter nos processus électoraux et redonner de la crédibilité et du crédit à nos scrutins de manière telle que nos compatriotes sachent, une bonne fois pour toutes, que leur voix est écoutée, que leur jugement est obéi et que la sacralité de l’urne est respectée.