Harragas, sans papiers , clandestins…, les mots sont différents mais ils désignent une même réalité.
Même contractée, elle est surtout faite de solitude, d’angoisse, de précarité que les rêves arrivent difficilement à colorer. Beaucoup admettent difficilement l’échec mais il suffit de voir et d’écouter pour deviner l’étendue du malaise.
L’histoire de H. Kamel est très singulière et pourrait aisément inspirer un scénariste. Parti en France en 2001 avec un visa touristique, il fut arrêté, en août 2008, dans un contrôle de police pour être expulsé aussitôt en Algérie. Il n’eut pas le temps de conclure le mariage qu’il projetait avec une Française. Mais qui peut prévoir l’avenir ? C’est avec une employée de banque partie de Dellys qu’il célébrera son union un jour de l’été 2009 à …Bamako.
«Partie en 2005, celle qui allait devenir mon épouse a bénéficié d’un statut de réfugié politique et de ce fait ne pouvait rentrer au pays», nous dit-il. Dans l’album-photos qu’il déroule devant nous, on découvre, en guise d’invités, des femmes en boubous colorés et des enfants souriants à la face couleur d’ébène. « Cela ne fut pas facile et le voyage s’est avéré une véritable aventure ». «Il a fallu soudoyer un haut fonctionnaire de la mairie de Bamako avec une somme de 54 000 francs CFA et 4OO euros qui représentent une petite fortune dans ce pays pauvre».
Non seulement le mariage fut illico presto enregistré mais l’indélicat personnage a proposé son honorable épouse pour présider la cérémonie de mariage. Le couple a même hébergé les deux tourtereaux après qu’ils furent victimes d’un vol. Le détour de Kamel pour rejoindre la France sur fond de relations sentimentales sur le net est symptomatique des bouleversements induits par la mondialisation. Il exprime aussi un désir ardent de vivre dans la ville-lumières où pourtant rien n’est clair et facile. On s’était donné rendez-vous place de la République là où, chaque jeudi, les sans-papiers organisent une manifestation.
Le mouvement certes ne mobilise plus comme avant. D’autres revendications occupent le devant de la scène sociale mais des collectifs continuent d’appeler à des actions. Il y a quelques semaines, des centaines de sans-papiers avaient occupé la cité de l’immigration. Kamel habite à deux pas dans une maison assez étroite avec juste ce qu’il faut.
Certes, il ne travaille pas mais il y a sans doute au fond de son cœur cet espoir qui fait croire que les lendemains peuvent, même à plus de 45 ans, être meilleurs et différents. Il regrette juste de n’avoir pas été studieux à l’école. Sa boîte aux lettres déborde de prospectus proposant des formations. En attendant, ils vivent du revenu modeste de l’épouse dont la moitié va pour le loyer.
UN ELDORADO FACTICE
Chaque sans-papiers est à lui seul une histoire, les motivations, les conditions de départ et les itinéraires d’arrivée sont différents. On rencontre autant le jeune sans qualification, le musicien dilettante, l’étudiant qui a décroché, le sportif qui a faussé compagnie à ses coéquipiers. Un seul dénominateur relie ces hommes et femmes dont le nombre est estimé approximativement à près de 130 000 Algériens. La plupart croient que la France est un eldorado et de ce fait peuvent, en peu d’années, améliorer leur conditions de vie. Le pays de Sarkozy est pourtant en crise.
Le mot est sur toutes les lèvres. «On n’est pas au sortir de la Seconde Guerre mondiale ou même dans les années 60 pendant que le pays se reconstruisait grâce à l’apport des populations étrangères».
Le constat que dresse le sociologue Olivier Ferrand est sans appel. Il a présidé la fondation Terra Nova, club de réflexion progressiste. «Les statistiques officielles sont cruelles : le taux de pauvreté atteint désormais 20% des jeunes de moins de 25 ans contre 11% des actifs adultes et 8% des retraités».
«Le taux de chômage chez les jeunes, ajoute-t-il, est exceptionnellement élevé avec un taux de 25% et 80% des entrées en emploi en CDD ». Traduits autrement, ces chiffres indiquent que l’ascenseur social en France est bloqué et que les enfants, subissant de plein fouet un déclassement, vont, dans la plupart des cas, vivre moins bien que leurs parents.
Ces sombres réalités ne semblent pas dissuader beaucoup de nos jeunes. Qu’importe, beaucoup préfèrent vivoter. Les jeunes Algériens ne sont pas les seuls à se complaire dans une épouvantable précarité. Sur la volée de marches devant l’église de Montmartre, haut lieu de tourisme, ce sont des Srilankais et des Indiens qui se chargent de vendre de petites bouteilles d’eau minérale et des babioles comme ces tours Eiffel en miniature. Au pied du célèbre monument, les marchands sénégalais occupent le terrain.
D’autres clandestins grillent du maïs sur les grands boulevards. Les sans-papiers algériens ou chinois, à l’instinct grégaire plus prononcé, ne semblent pas apprécier ce genre d’activités. Aux alentours de la station de métro Barbès, les premiers écoulent des cigarettes et selon certaines indiscrétions, de la drogue.
Ahmed Asfour est un Algérois. Comme presque, sinon tous les sans-papiers, il ne voulait pas dire, au premier contact, exactement ce qu’il fait. Il a fallu l’entregent d’une connaissance qui l’avait employé dans son bistrot. « J’ai quitté le pays en 2008 parce que dans mon quartier à Salembier (El Madania), je n’avais pas de travail et je ne pouvais rêver d’avoir un jour une maison.
Je croyais certes que rien n’est difficile ici mais en deux ans, je ne vis qu’au jour le jour. Si j’arrive à avoir 100 euros un jour sur deux, je me considère comme chanceux ».
C’est une vie au jour le jour. « Ce n’est pas tant des rafles de la police dont j’ai peur car pour cela, à moins d’être pris dans les dédales du métro, il suffit d’éviter d’être au mauvais moment dans les mauvais endroits ». Ce qui consume Ahmed c’est l’incertitude, de ne pas savoir de quoi demain sera fait. « Au pays j’étais gardien de parking, je gagnais mieux qu’à la mairie d’El Madania où l’on m’avait recruté pour six mois au service technique ». A Paris, sa vie n’a pas changé radicalement. D’un certain point de vue, elle a même empiré.
« Je me réveille à cinq heures pour être au marché de Rungis et charger la camionnette du patron en fruits. Je trouve sur place beaucoup de Maghrébins qui ploient sous la charge pour des salaires qui ne dépassent pas les 600 euros sans aucune couverture sociale».
Revenir au pays ? «Je n’ai pas mis une croix dessus mais je patienterai encore quelque peu, peut-être qu’après dix ans de présence ici et la chance qui va me sourire avec une promesse d’embauche, je pourrais régler ma situation et aller et venir».
Difficile de savoir surtout où ces jeunes passent la nuit. Ils ne sont pas loquaces sur ce sujet. L’hivers est rude mais les restos du cœur qui lancent la campagne d’hiver à partir du 29 novembre, le réseau de solidarité des copains font tenir la majorité. C’est une vie en marge des attraits de Paris faits de combines quotidiennes, de revente au marché de Montreuil.
Miloud Senouci est venu de Aïn Témouchent. Il vit des cachets de «drabki» dans les fêtes mais en hiver, «à moins d’être un professionnel, c’est le chômage garanti ou du moins on gagne beaucoup moins. Les cafés algériens n’organisent plus de soirées comme dans les années 80 et dans les cabarets, ce sont presque les mêmes qui tournent».
Sauf s’il a fini par régulariser sa situation administrative par la voie unique et royale du mariage et décrocher un travail, «le harrag» ne s’étale pas trop sur sa situation. «Un jour, raconte Kamel Tarwiht, l’animateur de la BRTV, je voulais inviter sur le plateau un beur qui voulait investir et lancer des affaires au pays et un sans-papiers qui éprouvait de grandes difficultés.
Le premier n’éprouvait aucune gêne alors que le second et d’autres sans-papiers refusaient tout net de venir parler en direct à la télévision. Le regard des autres, de la famille, reste pesant». Chacun pourrait fredonner ce poème d’Aït Menguelet : «Si on reste, les jours sont lourds et nous supporterons tous les malheurs. Si on retourne les poches vides, tout le village se délectera et rira de nos malheurs».
LA TRANQUILLITÉ SANS LE BONHEUR
Est-ce de cela, du regard de reproche muet et impitoyable de la communauté qu’a peur celui qui nous prie de ne pas révéler son identité ? Parti de Kabylie en 2005, il a «grillé» son visa touristique et n’est plus retourné au pays délaissant femme et enfants dont l’aîné a dix-huit ans.
Il se confie sans trop de détails à deux pas de ce kiosque où un de ses cousins, plus jeune, vend des livres sur le trottoir. « Je suis tranquille sans être heureux. La dernière fois, en apprenant que ma mère était malade, j’ai baissé le rideau de la boutique pour aller errer comme un malheureux, cachant à peine mes larmes ».
Mais au change parallèle, les 300 ou 400 euros qu’il fait parvenir chaque mois compensent son absence. Nacer Chérifi n’a pas traîné le boulet d’une femme. «Quand, raconte-t-il, je suis arrivé en 2001, je ne connaissais rien de Paris. Je suis arrivé directement à Aubervilliers où nous étions 28 dans un squat, une vieille maison désaffectée.
J’ai passé vingt-huit jours dans une terrible promiscuité. J’ai connu la faim comme ce jour où, dans le métro, j’ai vu une femme croquer des wings. Ah ! les effluves qui me chatouillaient les narines. Je faisais la sieste à la mosquée de Paris ». Aujourd’hui, il est co-gérant d’une société de déménagement dont le modeste bureau est dans le XVIIe arrondissement.
Il reconnaît que son mariage en 2003 avec une jeune Française lui a facilité l’obtention des papiers. Il exhibe ses deux passeports, slalome en moto Pajeo trois-roues dans les embouteillages. Pour lui qui vendait les cigarettes à l’unité près du nouveau lycée de Tizi Ouzou, l’amélioration est nette. Son mariage s’est depuis abîmé dans un divorce mais il a reporté son amour sur son unique fille dont le prénom orne les ailes de ses voitures et camions.
La bouffe ne pose pas de problème pour les sans-papiers surtout en hiver où le Secours catholique, des associations islamiques, Emmaüs s’occupent des pauvres. En haut de l’avenue de Flandre dans le XIXe arrondissement, chaque soir à 19 heures, ils sont des dizaines à se précipiter pour un modique repas.
Patrick est volontaire depuis trois années dans ce restaurant appartenant à Emmaüs. « Nous recevons de plus en plus de gens en situation irrégulière. Certes, le repas est assez consistant mais peut-on se contenter de manger sans voir s’ouvrir devant soi des perspectives d’emploi stable ? ».
Beaucoup de jeunes travaillent au noir notamment dans les chantiers de construction où les peintres égyptiens et les travailleurs turcs sont de rudes concurrents. Le travail au noir est une plaie de l’économie française.
Il ne faut pas croire que les contrôles sont tatillons et rigoureux. La majorité des vigiles dans les supermarchés et magasins y compris des grands enseignes sont des clandestins. Chacun gagne au change, les uns réduisant considérablement les frais et les autres gagnent un répit.
« Mieux, nous explique un journaliste qui eut aux premiers temps de son installation à exercer comme charpentier et ferrailleur, le travail au noir est lucratif pour celui qui vit seul ou qui ne regretterait pas une situation stable au pays». «Avec, nous dit-il, jusqu à 2000 euros mensuels, des dimanches et jours fériés sacrifiés mais doublement rémunérés, on peut largement tenir».