Mourad Preure, expert pétrolier international et Président du cabinet Emergy, à “Liberté” “Toucher à Sonatrach, c’est toucher à la nation”

Mourad Preure, expert pétrolier international et Président du cabinet Emergy, à “Liberté” “Toucher à Sonatrach, c’est toucher à la nation”

64_slide_1_130826113440.jpgDans cet entretien, le spécialiste des questions énergétiques, ancien conseiller à la direction de Sonatrach, situe l’impact de l’affaire Sonatrach 2 sur la compagnie pétrolière nationale, pointe le doigt sur les méfaits de la gestion du secteur par Chakib Khelil et aborde l’attractivité du domaine minier national après les rebondissements du scandale Saipem.

Liberté : Quel est l’impact du scandale Sonatrach 2 sur la compagnie pétrolière ?

Mourad Preure : Il ne peut être que négatif dans l’absolu, c’est pourquoi la presse doit être vigilante dans le traitement de cette question. Il s’agit de notre compagnie pétrolière nationale, un puissant pilier de la souveraineté, une entreprise qui assure l’essentiel des exportations de notre pays et qui fait travailler en comptant ses filiales et tout ce qui l’entoure pas loin de 200 000 travailleurs. Je peux même avancer que porter atteinte à Sonatrach, c’est toucher les intérêts supérieurs de la nation, et ça, ça n’est jamais innocent. Si la société a résisté, c’est qu’elle est solide, c’est qu’elle est habitée par une culture du challenge d’essence novembriste qui a construit l’identité de l’entreprise depuis le 24 février 1971. Mais l’ancienne direction a gravement touché à ce patrimoine en infusant une vision ultralibérale et en faisant fuir les meilleurs cadres pour les remplacer souvent par des cadres médiocres (car souvent non encore prêts et précipités néanmoins dans la responsabilité). Le meilleur spécialiste du génie du gisement et meilleur connaisseur du gisement de Hassi-Messaoud a appris son limogeage alors qu’il était à la cantine. Il est aujourd’hui chez une compagnie de services pétroliers étrangère. D’autres experts formés par l’entreprise et qui font autorité dans leur métier ont été humiliés, poussés à partir. Et je ne peux pas ne pas le dire : qui donc a défendu, alors, ces cadres qui représentaient un capital réel pour la nation, souvent formés dans les plus grandes universités et écoles à l’étranger, aguerris par une expérience unique du fait de l’algérianisation de l’encadrement jusqu’au plus haut niveau ? Ils étaient bien seuls face à l’outrage et en ont bien souvent laissé leur santé ! Aujourd’hui, les cadres de Sonatrach vivent très mal tous ces déballages et parfois sont atteints dans leur dignité. Injustement car ils travaillent honnêtement et dans des conditions parfois extrêmes, dans un stress qui affecte leur santé, au prix souvent de leur vie de famille. Les techniciens de Sonatrach, qui opèrent dans les installations industrielles, dans les sites de production pétroliers et gaziers, sont convoités par nos concurrents. Nous en avons perdu beaucoup, et la saignée risque de s’amplifier avec le climat délétère qui entoure notre compagnie nationale. Il faut absolument y mettre un frein car Sonatrach ne mérite pas cela. Sonatrach avait une image d’excellence, de rigueur et de sérieux. Ses cadres étaient réputés pour leur compétence et leur honnêteté. On se plaignait de nous car on nous considérait comme très durs en négociation. Elle vient de vivre un triste épisode dont la corruption est une face, l’autre face, la plus grave à mon avis, est le ralentissement du développement, notamment au niveau des gisements ainsi que la perte de cohérence stratégique avec une fragilisation du portefeuille d’activité, une diversification vers des secteurs ne présentant aucune synergie avec le métier de base qui est l’amont. Car la force d’une compagnie pétrolière est toujours dans sa base de réserves et dans sa maîtrise des technologies touchant l’exploration et la production d’hydrocarbures. Les autres activités doivent renforcer ce “core business”. Or Sonatrach a beaucoup faibli à ce niveau. Sonatrach est affaiblie par tout ce qu’elle a vécu, il ne faut pas le nier, et la nation doit venir à son secours. Il y va de sa survie. Il faut commencer par rétablir son image. Sonatrach est un puissant acquis de la nation. Son expertise reconnue lui permet de figurer parmi les plus éminentes compagnies pétrolières dans le monde. Elle exprime de la meilleure manière le génie algérien. Les femmes et les hommes qui mènent les activités de recherche et d’exploration, qui font fonctionner les installations de production, de transport, de liquéfaction du gaz naturel, les raffineries et installations pétrochimiques sont le pur produit des écoles, de l’université de notre pays. Ils opèrent des installations en tous points comparables à d’autres en fonctionnement en Europe, en Amérique, en Asie. Ce sont ces femmes et ces hommes, issus du peuple algérien, formés dans ses écoles, portant ses valeurs, qui font la force, la puissance de Sonatrach. Nous devons les encourager, les défendre, faire connaître leur valeur, leur engagement, leurs sacrifices, leurs réalisations.

Les dernières révélations et les développements internationaux nouveaux de cette affaire vont-ils dissuader les compagnies pétrolières internationales à investir en Algérie ?

Absolument pas. D’abord les pétroliers de par le monde ne sont pas des enfants de chœur. Ils en ont vu d’autres. Ce qui s’est passé en Algérie reste, toute proportion gardée, très en deçà des grosses affaires qui ont fait l’actualité dans cette industrie dans le monde. Au demeurant, la prise de conscience manifeste des pouvoirs publics et du management de Sonatrach sont de nature à rassurer. Il reste qu’il faut soutenir les dirigeants de Sonatrach car ils ont fort à faire pour redresser la barre. Le domaine minier algérien est prospectif et notre pays connaît une stabilité politique qui rassure l’industrie pétrolière. Il reste à communiquer et encourager les partenaires à venir. Le contrat récemment signé avec GDF-Suez est un signal fort pour l’industrie. Les compagnies ont intégré l’effet Tiguentourine et sont conscientes du potentiel de nos services de sécurité, mais aussi de Sonatrach, dans la mesure où les choses ont été remises à plat et où les procédures sont mises en place. Voilà pourquoi elles sont restées, malgré la gravité de ce qu’elles ont vécu et qu’elles ont dû gérer vis-à-vis de leur personnel, de leurs actionnaires et de leurs opinions publiques. Sonatrach a une expérience et une expertise réelles dans la prise en charge de la sécurité des installations pétrolières. Durant la décennie de terrorisme, il n’y a jamais eu d’interruption de nos approvisionnements gaziers contrairement à la Libye où ceux-ci ont été interrompus moins d’un mois après le début de la crise ou de la Russie avec la crise ukrainienne en janvier 2010 où les approvisionnements gaziers vers l’Europe ont été interrompus pendant 13 jours.

Comment, dans le contexte actuel, améliorer l’image de Sonatrach et relancer la dynamique de croissance de la compagnie pétrolière nationale ?

Il faut communiquer de manière offensive car Sonatrach ne mérite pas l’image qu’on lui fait aujourd’hui. Il faut aussi repenser les modes de gouvernance en partant du principe que les ressources en hydrocarbures concernent toute la nation et doivent faire l’objet d’un contrôle citoyen. La transparence dans la gestion de ces ressources (considérant les impératifs de confidentialité qui doivent être pris en compte) sera la meilleure protection pour les cadres de Sonatrach. Nous ne devons pas oublier que toutes les décisions prises par le management précédent sont passées entre les mailles des organes statutaires de Sonatrach mais aussi des institutions ayant pouvoir d’arbitrage, de contrôle, voire de décision en la matière. Cette crise doit nous amener à regarder de près nos modes de gouvernance pour traiter en profondeur leurs dysfonctionnements, détecter les failles. Cela aurait pu être pire. Nous pouvons encore redresser la barre, faisons-le en prenant des mesures structurelles. Dans ce sens, il faut réactiver le Conseil supérieur de l’énergie, il faut aussi que l’Assemblée nationale, que la presse, que la société civile jouent leur rôle. Elles doivent pour cela gagner en compétence dans la compréhension des questions énergétiques. Il faut que l’expertise nationale opérant en Algérie ou à l’étranger apporte sa contribution. Sonatrach doit ouvrir ses portes à toute l’intelligence algérienne opérant en Algérie ou à l’étranger et la mettre au service de son développement. Il s’agit d’une question nationale et notre devoir à tous est d’y contribuer.

Sonatrach est la véritable locomotive de l’économie nationale. À ce titre, elle doit être protégée et bénéficier des conditions nécessaires pour réaliser sa mission historique :

(i) permettre à l’Algérie d’opérer un renversement de perspective stratégique pour s’imposer comme acteur majeur sur la scène énergétique internationale et non plus seulement comme source d’hydrocarbures ;

(ii) se développer en tant que compagnie pétrolière, se renforcer sur le plan technologique et managérial sur ses métiers en amont et aussi dans l’aval gazier et la génération électrique. Rentrer dans le top ten, en figurant parmi les dix premières compagnies pétrolières dans le monde et pour cela renforcer l’exploration pour découvrir de nouvelles réserves en Algérie, produire dans les meilleures conditions les réserves nationales en veillant à les préserver pour les générations futures, devenir un grand découvreur d’hydrocarbures dans le monde et élargir sa base de réserves en international ; (iii) assurer la sécurité énergétique de notre pays sur le long terme et être le vecteur par lequel notre pays engage avec succès sa transition énergétique depuis un modèle de consommation énergétique fondé sur les énergies fossiles vers un modèle non carboné non fossile. Jouer un rôle actif dans le développement industriel et technologique dans les énergies renouvelables dans le monde et développer son partenariat international dans ce cadre ;

(v) Sonatrach doit encourager la sous-traitance nationale et le partenariat public-privé. Elle doit entraîner derrière elle l’industrie nationale publique et privée ainsi que les universités, l’ingénierie et la recherche pour les porter au niveau d’excellence technologique internationaux.