Ils vivent là-haut, dans la Casbah. Ils ont à peine 20 ans. S’appellent Mohamed, Maani, Morad… L’un porte un maillot d’Arsenal. L’autre une casquette du Barça. Le troisième une veste fripée frappée du croco.
Et dans leur monde, Lacoste n’évoque rien d’autre que la quintessence du chic, en survêtement. Car pour ce qui est de Robert Lacoste, gouverneur général d’Algérie en 1956, ils n’en ont jamais entendu parler.
Pourtant, ils traînent à deux pas du 5 rue des Abdérames où les paras firent sauter Ali la Pointe le 8 octobre 1957, lors de la bataille d’Alger. Mais c’était il y a longtemps. Indépendante, l’Algérie l’est depuis 50 ans. Maintenant leur génération attend sa libération, l’émergence sans cesse repoussée d’une société qui les prendra enfin en compte…
Sur 35,5 millions d’Algériens, plus de la moitié a comme eux moins de 25 ans et 500 000 jeunes quittent chaque année l’école sans formation. Leurs grands frères étaient de la génération des « hittistes », chômeurs qui tenaient les murs, vivier des islamistes. Ils appartiennent désormais à celle des « Harraga », clandestins prêts à défier la mer pour n’importe quel avenir. Ailleurs. « Passeport biométrique pour partir à la France, je peux faire tous les travails ! », s’enthousiasme l’un d’eux. Tandis que le vieux monsieur de la Casbah au français impeccable secoue tristement la tête. « Nos généraux incultes ont fabriqué des illettrés multilingues. »
Mais à Alger, il y a aussi la jeunesse qui étudie, use du foulard comme d’un camouflage et se découvre enfin un espace intime pour flirter dans cette société de la promiscuité, grâce à la révolution silencieuse du portable. Et puis il y a les parents. Les grands-parents. Qui lisent une presse libre. Et qui en ont marre de l’instrumentalisation de la guerre d’Algérie, des deux côtés de la Méditerranée. « Parce que 50 ans après, elle sert encore à régler des questions de politique intérieure, à récupérer des voix les veilles d’élection alors que le problème est entre les gouvernements, pas entre les peuples», témoigne Khelifa, 77 ans.
Nicolas Sarkozy choque. Et fait la une avec sa politique anti-immigrés. Mais plus personne n’est dupe non plus du vieux discours FLN sur la seule culpabilité de la France « pour masquer son propre échec ».
Chacun connaît ses cadavres dans les placards. Au péril de leurs vies, écrivains et journalistes ont ouvert les portes, raconté les luttes fratricides, la corruption. Raconté aussi les frères musulmans égyptiens venus alphabétiser en arabe leurs « frères algériens » dans les années 70 à la demande d’un Boumedienne nataliste… Ces « frères égyptiens » ont engendré les « barbus » et la guerre civile entre pouvoir et intégristes : plus de 100 000 morts durant la « décennie noire ».
La France, 50 ans après ? En 2012, les Algériens ont d’autres urgences que le passé. Leur présent suffit. Fatigués des violences, ils veulent la paix. Le SMIC est à 180 €, les loyers hors de prix. La manne pétrolière sert plus à l’achat de clientèles électorales qu’à améliorer leur quotidien. La seule angoisse du pouvoir ? « La participation aux prochaines législatives, en mai », disent tous les interlocuteurs. Sans illusions. Ni nostalgie française. Les vieux n’ont pas oublié les « ratonnades ». Les mines de la ligne Morice tuent encore. Les radiations de Reggane aussi… Mais reste l’architecture d’Haussmann, l’aura de la mode et un rêve de réussite, tandis qu’Ahmed le « taxieur » prend « la rue Michelet », inconsolable d’avoir perdu « ses » six chaînes françaises depuis le passage au numérique. « Elles étaient indispensables pour bosser mon français ».
Le chiffre : 35,5
millions > Habitants. En cinquante ans, la population algérienne est passée de 9 millions d’habitants en 1962 à 35,5 millions aujourd’hui. Les moins de 25 ans représente la moitié de la population.
50 ans après, il reste le français
Boulevard Mustapha Ben Boulaïd, Khelifa attend son avocat. L’hiver joue les prolongations sur Alger. Mars lâche de longues et glaciales giboulées… Alors, à 77 ans, Khelifa sort bien couvert. Avec son pardessus, son écharpe et surtout… son béret. « Authentique ! », souligne-t-il, étiquette basque à l’appui. Une pointe d’accent parisien sur son phrasé algérois. Oui, autrefois il a travaillé à Saint-Ouen. Mais son téléphone portable sonne. Il s’excuse. Décroche.
« Salam alekoum »… La conversation s’engage en arabe. Puis Khelifa enchaîne « je suis boulevard Bugeaud », écoute son interlocuteur. Commente en arabe. Et conclut : « Eh bien on ira au procureur ! ». Il raccroche. On en était où, déjà ? Ah oui. À causer de ce qui restait de la France en Algérie, 50 ans après la fin de la guerre. Ce à quoi cette conversation au téléphone vient de répondre. Restent bien sûr pour l’ancienne génération les rues d’Alger. Mais reste surtout… le français.
Vivant, lardant chaque conversation à chaque coin de rue. « Butin de guerre » selon l’expression du poète Kateb Yacine. Langue que retient d’abord l’oreille comme symbole d’un sillon encore fertile tandis que l’œil ne peut ignorer l’état du reste…
Alger la Blanche ? Une timide éclaircie la révèle, bordant sa baie agitée par le vent. Allongée sur son port, elle arbore sur ses élégances d’autrefois les stigmates d’une femme répudiée et le bleu de ses fenêtres lui coule aux paupières. Berbère secrète et ottomane en sa Casbah ou fille cartésienne du baron Haussmann, Alger n’a visiblement plus grand monde pour prendre soin d’elle. Chancelante sur ses cariatides exténuées, elle porte ses façades flétries et froissées, vérolées de paraboles. Et s’endort tristement dès la nuit tombée. Mais conserve pourtant un charme d’exilée russe, en français
LA GRENOUILLE
Français en lettres dorées des plaques de médecins, de juristes ; français souvent cinglant des journalistes, des écrivains, français roulant des « taxieurs » qui vous baladent « rue Michelet », « tunnel des facultés », « rue des Pyrénées », « aux Trois Horloges » de Bab el Oued ou « rue Clauzel, la rue de Monsieur le sculpteur Paul Belmondo ».
Sans oublier, bien sûr le français des menus de restaurants, de « La Grenouille » au « Béarnais »… Au déjeuner, un « Château Tellagh » de Médéa arrose ainsi le veau Marengo aux accents de Radio Nostalgie, dans la grande salle de l’hôtel Albert 1er… tandis qu’une tablée voisine de professeurs de maths coupe sa conversation arabe de « calcul intégral » et d’« équations du second degré ». Entrant soudain en résonance avec cet article du journal « El Watan » sur le 3e congrès des mathématiciens algériens. Lesquels s’inquiètent du net recul de leur filière, pourtant stratégique, dans les universités. Le souci ? Le manque de maîtrise qu’ont désormais les jeunes matheux des langues de Molière et Shakespeare, « deux langues incontournables
[…] pour les études de mathématiques. Car tout simplement, il n’existe pas d’ouvrage mathématique en arabe », souligne le quotidien. Le français, 50 ans après ? « Vital quand on veut s’en sortir en Algérie : il y a ceux qui le parlent et les autres », résument alors Elias Meziani, Hakim Rezaoui et Zoubir Mammou, trois habitués de l’Institut français d’Alger. Tous trois coiffés d’une galette noire. Et qui revendiquent leur béret et leur casquette de titi – « car c’est une façon discrète de résister aux islamistes », sourit Elias. La culture et la langue, lieux de résistance et enjeux de pouvoir ? ça ne date pas d’hier pour Zoubir, 70 ans passés, qui explique dans son français parfait : « Je ne voulais pas avoir l’accent pied-noir. Car voyez-vous, lorsqu’un Pied-Noir arrogant me parlait mal, moi, je lui répondais en bon français et il fermait sa gueule. »
LE BUTIN DE LA LANGUE
Seulement voilà, si Kateb Yacine écrivait aussi en français « pour dire aux Français qu’
[il n’était] pas Français », la France « civilisatrice » est partie en laissant derrière elle 80 à 90 % d’analphabètes. « Et il faut saluer l’effort colossal qu’a fait l’Algérie pour instruire sa population en 50 ans », souligne cet ingénieur polytechnicien, qui, né français a opté pour la nationalité algérienne en 1962 et veut « rester anonyme ». Mais « le « butin de guerre » de la langue française a été confisqué par le seul pouvoir algérien », dénonce Zoubir ajoutant : « Le pouvoir a conservé le français pour lui et imposé un mauvais arabe au peuple pour le garder inculte ». Avant de faire marche arrière au milieu des années 2000. Car le français est redevenu un enjeu. Au Centre culturel français d’Alger, l’un des espaces de liberté prisé des jeunes dans la capitale, le service « Campus France » ne chôme pas : plus de 15 000 bacheliers se sont inscrits en 2011 pour passer le test de connaissance du français, indispensable pour d’éventuelles études en France et 2 220 étudiants ont passé un diplôme de langue française. « Pour nous le français est un outil, un moyen de se cultiver, de lire et un sésame pour accéder aux bons jobs d’Alger », explique également Naciba, 24 ans, diplômée d’une école supérieure de gestion, tandis que Sénia, 23 ans, étudiante aux Beaux-Arts, vient pour « la bibliothèque bien achalandée. Tout notre cursus est en français et nous sommes imprégnés de culture française. » Dans son taxi, Ahmed se souvient de son père disparu, victime d’une bombe islamiste au marché lors de la guerre civile. « Lorsqu’un de mes frères avait voulu lui offrir le pèlerinage à La Mecque, il avait répondu : d’accord, mais demande à l’avion de faire un détour par la France ! » Alger aussi avait sa rue Voltaire.
Des Pieds-Noirs se font toujours enterrer au cimetière Saint-Eugène
La tombe est encore fraîche. Elle n’a pas reçu sa dalle. Et ne porte pas de nom. Juste des fleurs et une couronne à même le sol, dédiée au « camarade du Parti communiste algérien » enterré là. Finalement, cette sépulture semble bien la seule « trace de vie » dans ce cimetière. Car ici… c’est Saint-Eugène, vaste fantôme du « cimetière chrétien » collé à Bab El Oued, entre l’avenue Malakoff et le boulevard des Flandres, selon l’ancien plan d’Alger… Lieu où les « regrets éternels » prennent une dimension particulière. 8 000 tombes sont alignées là qui gardent une partie de la mémoire des Français d’Alger dans leur dernière demeure, face à la mer.
Témoin le petit mausolée de la famille Schiaffino pas très loin de l’entrée, armateurs qui transportaient le vin algérien vers la France. Familles de la Roche, Larousse, Guibert, Charles, Gauthier… mais aussi Maya et Blasco, Cabanellas ou Wurstersen… au gré des carrés revit alors la diversité de ceux qui peuplèrent le pays, à partir de la conquête d’Alger. Français, Alsaciens, Suisses, Espagnols, Italiens, Maltais… « Les Maltais, on les aimait bien, ils venaient avec leurs chèvres et distribuaient leur lait, c’était les plus proches de nous », commente l’ami algérois, tandis qu’on cherche des tombes singulières, telle celle d’Édouard Cat.
« Bien penser, bien dire, bien faire » : ce maçon avait ainsi érigé la Maison du Peuple à Alger et créé « L’Algérie nouvelle ». Mais il paraît qu’ici est aussi enterrée la veuve Breuil, née Garcin en 1 810 et dont la gloire fut d’épouser en 1 831 Libéral Breuil, maître cordonnier des zouaves, lors du premier mariage européen célébré à Alger. Le zouave : figure emblématique des colonies dont la statue veille sur le carré militaire et ses croix blanches alignées devant le cimetière juif.
Marbres attaqués par les mousses, calcaires rongées par les embruns, fleurs de céramiques aux corolles fracturées en tessons, portraits s’évanouissant progressivement… Les gardiens ont beau veiller contre le vandalisme, ils ne peuvent rien face au temps qui applique sa loi d’airain quelle que soit la perpétuité de la concession. Et comme au cimetière romain de Tipasa, les tombes de Saint-Eugène invitent alors les vivants à méditer sur la vanité des civilisations et sur l’attachement à une terre. « Une dizaine de familles de Pieds-Noirs passe chaque année, pendant les vacances, mais il y a très peu de demandes d’exhumations. Au contraire, il y a surtout des demandes de renouvellement de concessions, à 300 € pour les 30 ans », indique ainsi Aissaoui Brahim, conservateur du cimetière Saint-Eugène. Et certains exilés veulent toujours y être enterrés, une manière d’ultime retour au pays natal : « Ces dernières années nous avons inhumé un Pied-Noir qui était parti en Amérique, un autre en Suisse et on a encore des demandes régulières ».
regard
« Nostalgérie »
Le temps passe en Algérie comme en France. Mais il suffit d’une date, d’une émotion, d’une photographie, d’une parole, pour que le temps rebrousse l’Histoire et que revienne la mémoire des mauvais jours. Aujourd’hui, 18 mars 2012. Il y a cinquante ans, un cessez-le-feu, signé dans la confusion et au nom de la raison d’État, mettait fin à une guerre qui, forcément, n’avait que trop duré – trop de morts, trop de blessés, trop d’exactions, trop de tortures, trop de barbarie.
Pour les jeunes appelés du contingent – un million et demi, dont les familles, en France, vivaient dans l’angoisse -, le cessez-le-feu voulait d’abord dire qu’ils rentreraient chez eux, que c’en serait terminé d’une aventure qui, pour la plupart, ne les concernait pas. D’ailleurs, cette paix annoncée, la France, dans son écrasante majorité, l’appelait de ses vœux. Pour les Français de métropole, l’Algérie qu’ils ne connaissaient pas ressemblait déjà à des départements du bout du monde. Ils attendront trente-sept ans pour que leurs députés admettent que c’était bel et bien une guerre et non plus des « opérations de maintien de l’ordre ». Drôle d’histoire.
Mais l’histoire n’est pas la même pour ceux qui sont nés sous ce soleil-là – le soleil de leur jeunesse. Le 18 mars leur est une souffrance qu’ils ne veulent surtout pas célébrer, parce qu’ils ont vécu, dans leur chair et dans la chair de leurs amis, la grande trahison du pouvoir. Les accords de cessez-le-feu avaient tout simplement oublié la valeur de la vie humaine – et de Gaulle n’en sera jamais pardonné. Militaires perdus dans le cours de l’Histoire. Pieds-Noirs qui durent choisir la valise et juste un dernier regard sur les choses de leur vie. Harkis, désarmés, abandonnés, scandaleusement livrés à la haine. Algériens, enfin, qui, par fierté, choisirent un régime autoritaire, rigoureux, encore prisonnier de ses dernières raideurs. Enfin, une république française qui préfère refouler ses années sales. Rien, absolument rien, ne peut faire de cette date heureuse le symbole d’une réconciliation. Il y faudra encore trop de temps et beaucoup de sagesse.
Il reste donc pour quelques anciens, en pèlerinage là-bas, le bonheur des retrouvailles, l’émotion de revoir une maison, les larmes de qui repasse par sa jeunesse. Et pour tous la « Nostalgérie » – le culte d’une histoire ancienne qui date à peine de cinquante ans.
Tipasa : des Noces de Camus aux amours clandestines
Sur la pierre dressée droite face à la mer et à l’extrémité des ruines romaines, quelques mots : « Je comprends ici ce qu’on appelle Gloire. Le droit d’aimer sans mesure ». Albert Camus.
Tipasa… Un petit port côtier à l’ouest d’Alger. Mais surtout le site qui a inspiré au jeune écrivain et futur prix Nobel l’un de ses plus beaux textes : les « Noces à Tipasa », célébration lyrique du soleil, de la Méditerranée, des « noces de l’homme et du monde » aux couleurs éclatantes, aux odeurs puissantes, hymne à l’hédonisme et à la liberté des sens… Aujourd’hui ? à part quelques universitaires, plus personne ne lit Camus en Algérie. Et Tipasa accueille désormais d’autres noces, les amours clandestines des couples éphémères qui viennent y échanger un baiser, s’y tenir par la main et s’enlacer timidement dans les encoignures des vestiges. En essayant de déjouer la vigilance des gardiens. Lesquels veillent autant sur le respect de la morale que des vieilles pierres. « Le monde finit toujours par vaincre l’histoire », avait aussi écrit Camus, à Djemila.