Les chiffres parlent d’eux-mêmes, l’absence d’échanges commerciaux entre le Maroc et l’Algérie pénalise les deux économies. Une réelle intégration permettrait de récupérer plus de 2 milliards de dollars par an.
« Nous n’avons pas d’alliés éternels et nous n’avons pas d’ennemis éternels. Nos intérêts sont éternels et perpétuels, et ce sont ces intérêts qu’il est de notre devoir de défendre. » D’un côté de la frontière maroco-algérienne comme de l’autre, on serait bien inspiré de méditer cette phrase de lord Palmerston, ministre britannique du milieu du XIXe siècle.
Car, aujourd’hui plus que jamais, tout plaide en faveur d’une meilleure intégration économique entre les deux voisins. Les révolutions arabes, d’abord, ont prouvé aux dirigeants à quel point le coût social du chômage, d’une croissance ralentie et d’une faible productivité pouvait être élevé. La crise financière mondiale a quant à elle démontré que l’Union européenne, premier partenaire commercial des deux pays, ne pourrait pas être éternellement la locomotive de leurs économies.
En revanche, du Sud-Est asiatique à l’Amérique du Sud, en passant bien entendu par l’exemple européen, l’intégration économique a prouvé qu’elle était un support puissant au développement et à la création de richesse. À cet égard, le Maghreb semble aller à rebours du sens de l’Histoire. Fermée depuis 1994, la frontière entre le Maroc et l’Algérie est un obstacle à la libre circulation des hommes, des produits et des capitaux. Le commerce intrarégional maghrébin ne représente qu’entre 2 % et 4 % des échanges de ces pays. Un chiffre bien loin des 21 % de l’Asean, des 19 % du Mercosur et même des 10,7 % de la Communauté économique des états de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). La direction des études et des prévisions financières de l’Union du Maghreb arabe (UMA) a chiffré le manque à gagner à 2,1 milliards de dollars par an (980 millions hors hydrocarbures).
L’Algérie, la Tunisie et le Maroc pourraient gagner deux points de croissance en travaillant ensemble.
Il n’est plus tabou aujourd’hui de dire que cette situation détruit de la richesse. Les pays du Maghreb gagneraient 2 points de croissance par an si leurs économies étaient mieux intégrées. Selon une étude de la Banque mondiale, s’ils parvenaient à former un vrai bloc commercial, à réaliser une libéralisation complète des services et à mettre en place un climat d’investissement conforme aux meilleures pratiques internationales, le PIB réel par habitant pourrait augmenter, entre 2005 et 2015, de 57 % en Algérie et de 38 % au Maroc.
Les raisons en sont simples. Avec un marché élargi à 67 millions de consommateurs, avec des règles communes et claires, les entreprises bénéficieraient d’économies d’échelle et créeraient davantage d’emplois. La concurrence les pousserait à investir plus dans la recherche et à améliorer l’efficacité de leurs produits. Autre effet de levier : l’investissement étranger. À preuve, le Maghreb ne capte que 3 % des investissements européens alors que le Mexique capte, à lui seul, 18 % des investissements nord-américains. « Dans notre région, plusieurs entreprises étrangères attendent avec impatience l’ouverture de la frontière pour investir, par exemple dans le tourisme », confie Driss Moulay Rchid, directeur du Centre régional d’investissement de l’Oriental. Pour Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen, « un Maghreb désuni encourt le risque d’une marginalisation politique et économique dans la mondialisation, de disparaître des radars des investisseurs à cause de marchés trop fragmentés et trop peu rentables ».
Complémentarité
Partageant la même langue, la même religion et les mêmes habitudes culturelles, Maroc et Algérie ont en plus l’avantage d’être complémentaires sur le plan économique. Dans le domaine de l’énergie, le Maroc pourrait bénéficier des ressources algériennes en gaz et en pétrole, alors qu’aujourd’hui le royaume se contente de percevoir des droits de passage sur le pipeline qui traverse son territoire en direction de l’Europe. Mais, surtout, un partenariat entre l’Office chérifien des phosphates, premier groupe d’extraction de phosphates au monde, et l’algérien Sonatrach recèle d’énormes potentialités. « À eux deux, les voisins pourraient construire une industrie pétrochimique de grande envergure et devenir un leader mondial dans le domaine de la production des engrais phosphatés », explique Francis Ghilès, chercheur au Centre d’études et de documentation internationales de Barcelone et expert des questions énergétiques. Quand on connaît les besoins de l’Inde, du Brésil ou encore de la Chine pour leur agriculture, les débouchés sont énormes. Cela dynamiserait par ailleurs de nombreuses entreprises de sous-traitance, des investisseurs, et cela créerait de nombreux emplois.
Dans l’agroalimentaire aussi les complémentarités sont évidentes. L’Algérie est le premier importateur de produits agroalimentaires de la rive sud de la Méditerranée. Elle se fournit principalement en Europe, alors même que son voisin marocain produit des agrumes, de l’huile d’olive ou des céréales… « Sur les marchés algériens, la tomate marocaine, importée par la contrebande, coûte presque 30 dinars [0,30 euro, NDLR] moins cher que la tomate en provenance d’Italie ! » explique l’économiste Camille Sari. Autre paradoxe qui confine à l’absurde : les Renault Logan vendues en Algérie proviennent de Roumanie, alors même que la firme automobile a une usine d’assemblage à Tanger.
Entrepreneurs pénalisés
Car dans le domaine industriel aussi, la fermeture de la frontière conduit à de véritables aberrations. Si elle profite largement au commerce informel, dont le chiffre d’affaires annuel est estimé à 600 millions de dollars (457 millions d’euros), elle pénalise les entrepreneurs. Slim Othmani, patron du groupe algérien NCA Rouiba, rappelle par exemple que certaines entreprises sont obligées de faire des transbordements via l’Europe pour s’approvisionner entre elles.
Conséquence, un allongement des délais de livraison et le renchérissement des coûts de transport. À ceux qui rétorquent que le marché algérien n’est pas prêt à affronter la concurrence marocaine,
Othmani répond fermement : « L’économie algérienne ne se réduit pas à une économie de rente. Elle pourrait être compétitive si elle n’évoluait pas dans un système qui bride ses capacités. Une meilleure intégration permettrait de revitaliser le tissu des PME. » Il propose de s’inspirer de l’exemple du « corridor économique » entre la Chine et Hong Kong, basé sur le principe du « laisser-faire ».
Car si les blocages politiques perdurent, les entrepreneurs marocains et algériens font, eux, preuve de réalisme et même d’inventivité pour contourner les obstacles. Le 17 février 2007, les patrons des patrons du Maghreb ont créé l’Union maghrébine des employeurs. En janvier 2008 a été lancée l’Union maghrébine des foires, qui permet aux opérateurs économiques de se rencontrer régulièrement. « Il y a plusieurs structures qui fonctionnent bien, mais, sur le terrain, les entraves réglementaires, les systèmes bancaires peu concurrentiels sont autant d’obstacles qui freinent les projets », explique Camille Sari. Pour l’économiste, auteur d’un livre sur la convergence des économies marocaine et algérienne, l’intégration est plus que jamais une urgence. Car face à une Union européenne en crise et dont la politique méditerranéenne n’est plus une priorité, les pays du Maghreb auraient tout intérêt à négocier comme un seul bloc plutôt qu’à continuer de faire cavaliers seuls.