Le vingtième anniversaire de l’assassinat de l’ex-président algérien est l’occasion d’un règlement de comptes entre la jeunesse et les pontes du régime de l’époque.
Cela arrive rarement de par le monde, mais c’est arrivé en Algérie: un matin, un général algérien sort en compagnie d’un autre, tous deux à la retraite dorée, pour rendre hommage à un président assassiné durant leur heure de gloire.
Au cimetière, les deux rencontrent un groupe de jeunes Algériens qui leur posent brutalement les questions que tout Algérien rêve de poser au régime, depuis vingt ans: qui a tué Boudiaf?
Peut-on dormir tranquille, après avoir provoqué une guerre civile et 200.000 morts? Qu’est-ce que vous avez ressenti en donnant l’ordre de tirer sur la foule le 5 octobre 1988, pendant le soulèvement contre le parti unique avec 500 morts et de la torture légalisée à cause de vous? Qui a tué, en 1993, le patron des services secrets algériens? Quant est-ce vous allez payer ou demander des excuses?
La scène s’est passée le 29 juin 2012, au cimetière d’El Alia, à Alger, là où sont enterrés les grands du pays, ses femmes ou hommes favoris ou pas.
L’occasion était l’hommage rendu à Mohammed Boudiaf, Le président algérien assassiné il y a vingt ans. Un hommage discret et pas du tout officiel.
Bouteflika n’aime pas Boudiaf
La raison? Le second aurait traité le premier de malfrat. Et le cas Boudiaf reste un malaise pour le régime de Bouteflika: personne ne croit à la thèse de l’acte solitaire d’un tueur islamiste, caché sous la peau d’un sous-lieutenant du Groupe d’intervention spécial corps d’élite et «Secret service» de la protection présidentielle.
Lambarek Boumaarafi, l’inculpé, condamné à mort après un procès étrange, faisait partie de l’élite des «Services», et avait été affecté à la garde, alors que ce n’était pas sa mission ni son corps habituel et la veille du départ de Boudiaf vers Annaba, capitale de l’est algérien, lieu du crime.
Le 29 juin 1992 un homme tire, de derrière un rideau sur le président Mohammed Boudiaf, en plein discours, sous les caméras. Aussitôt après, un homme est poursuivi, pourchassé dans les rues, rattrapé, emprisonné, inculpé, jugé et accusé puis «occulté».
C’est Lambarek Boumaarafi, le Oswald algérien. Le procès du bonhomme ne convaincra personne et pas même le fils et l’épouse de Mohammed Boudiaf ni la Commission d’enquête indépendante créée à la suite du meurtre.
Cet homme, fondateur du FLN, héros de la guerre de libération avait été tué dans le dos, par un «Rideau» et pas par Boumaarafi qui semblait même s’amuser comme un fou lors de son procès surréaliste.
L’énigme Boumaarafi
Selon les conclusions officielles, il s’agissait d’un acte solitaire. Selon les Algériens, c’est un meurtre collectif.
A l’époque, le pays était gouverné par un cartel, le Haut comité d’Etat créé après le coup d’Etat soft contre le président «dégagé» Chadli Benjedid et l’interruption du processus électoral qui a vu gagner les islamistes.
Un cartel dont faisait partie un général qui écrit des livres, parle en public, «assume» et se lave les mains: Khaled Nezzar.
Le général est connu pour ses frasques et ses chances et ses techniques de répression. Ses livres se vendent bien au pays, mais pas ses explications et ses excuses.
De temps à autre, l’homme glisse entre les gouttes et arrive à échapper à des actions judiciaires internationales: en octobre 2011 lorsqu’il a été, par exemple, interpellé à Genève par la police suisse et inculpé par un tribunal pour «suspicions de crimes de guerre», commis entre 1992 et 1999.
Douze ans auparavant, une plainte contre lui avait été déposée au parquet de Paris en 2001, mais classée sans suite.
Le général sera alors discrètement exfiltré, par avion spécial, de nuit, par ses «amis» français. C’est que le général a été à la tête du pays pendant la mauvaise décennie: responsable des répressions d’octobre 1988 avec 500 jeunes Algériens tués par l’armée. A la tête de l’Etat pendant l’assassinat de Mohammed Boudiaf.
Idéologue de l’éradication sanglante et de la guerre contre les islamistes pendant la décennie 90. De quoi laisser trace dans la mémoire collective.
Celle justement des jeunes du MJIC, mouvement algérien de jeunes, post-printemps arabe, très actif et très surveillé et harcelé par la gérontocratie de Bouteflika et l’équipe des plus de 70 ans qui a main mise sur le pays et son histoire.
Ce matin là, la scène était parfaite: le général, avec son chapeau de vieux jardinier paisible est vivement interpellé par un jeune du nom d’Abdou Bendjoudi qui lui pose alors toutes ces question que 36 millions d’Algériens promènent même durant leur sommeil:
«Vous êtes responsables de ce nous vivons aujourd’hui et l’armée et les islamistes assassins, vous êtes tous, non mais, vous êtes tous responsables de cette crise.
L’échange est vif:
— Qui a tué Boudiaf?
— Personne, répond le général.
— Je trouve indécent que vous veniez à la commémoration, poursuit alors Abdou, selon les comptes rendus de presse et la vidéo.
— J’ai écrit six livres, vous n’avez qu’à les lire!
Une scène de rêve. En Algérie on s’imagine cette occasion unique, à défaut de justice libre, de journaux vraiment indépendants, d’historiens pas peureux: coincer l’un des actionnaires du pays pour un interrogatoire dur, mené par un peuple sévère et où c’est le régime qui gémit sous la «torture».
Un vrai procès toujours en attente
Un beau rêve mais qui a ses limites: le général Nezzar a été coincé parce qu’il est un ex-général. La scène est une fiction improbable, quand il s’agit de ceux qui en poste: Bouteflika ou le général Toufik, l’énigmatique père des «Services» algériens ou Ahmed Ouyahia, le Beria de l’administration algérienne et ses rentes.
Mohammed Boudiaf est mort assassiné à plus de 70 ans. Mais il reste un «jeune» et une sorte de héros national pour les jeunes algériens. La raison? Il parlait en Algérien, contrairement à Bouteflika. Il aimait la simplicité contrairement à Bouteflika et ne semblait pas mépriser les Algériens comme Bouteflika. Il a eu un mandat de six mois, contrairement à Bouteflika. Il est mort en martyr.
On l’aura compris, Boudiaf est l’anti-Bouteflika par excellence. Dans les esprits et surtout sur le Net où il a des milliers d’amoureux et d’adeptes qui usent de son portrait comme d’un timbre ou d’une photo d’identité collective.
La scène rappelle aussi l’essentiel : après dix ans de guerre, des centaines de milliers de morts, des centaines de milliers de torturés, des « disparus », des exactions, des tirs sur la foule, personne n’a été jugé, ni iniquité pour crime.
Le régime s’en est sorti, avec ses islamistes assimilés, par une loi sur la réconciliation.
Dans la réalité, la demande de justice est persistante. Les Algériens, même ceux qui étaient enfants durant la décennie 90, attendent le procès, le vrai.
Celui de l’indépendance ratée ou de la guerre provoquée.
De tous les hommes du régime de cette décennie, aucun n’a été inquiété, jugé, interpellé ou poussé à demander le pardon.
Tous bénéficient de l’impunité et de l’immunité par effet de cette loi. Du coup, quand on peut coincer un général algérien, même à la retraite, c’est l’aubaine pour un bon procès du peuple.
Surtout quand le bonhomme est l’ex-ministre de la Défense qui a tiré sur la foule en 88, sur les islamistes en 90 et sur tout ce qui bougeait pendant les années suivantes.
Dernière conclusion des Algériens: les cimetières. C’est là où on peut parfois croiser, les gens du régime. Ils s’y rendront tous, un jour ou l’autre.
Kamel Daoud