Cinquante ans après l’indépendance, l’Algérie se repose toujours sur ses ressources en hydrocarbures. Enquête sur une économie qui se refuse à évoluer.
Plus de 8.000 voitures vendues en cinq jours, c’est formidable. En cette fin mars, Kahina Moubri, directrice marketing de Hyundai Algérie, savoure les dernières heures du Salon de l’automobile d’Alger. Les affaires tournent : sur tous les stands, des chinois low-cost à Audi, on fait la queue pour verser des arrhes en liquide. « Le soir de l’inauguration, les gens se bousculaient, à commencer par les spéculateurs », raconte un exposant français. Les spéculateurs ? Des intermédiaires munis d’assez de cash pour réserver jusqu’à trente véhicules, qui passent avant tout le monde, sont livrés plus vite que les autres et empochent une marge de 7% à la revente. Les constructeurs s’en accommodent, trop heureux de l’engouement des Algériens pour « Lahdida », la bagnole (350.000 unités vendues en 2011). Quant aux autorités, elles ne pipent mot… alors qu’elles ont récemment interdit le crédit auto afin de limiter les importations.
Plutôt déroutant, le modèle algérien ! Ces choses vues au Salon le montrent, le pays, après cinquante ans d’indépendance, n’a pas accompli la modernisation économique que lui autoriserait sa richesse. Le Sahara recèle en effet les troisièmes réserves africaines de pétrole (12,2 milliards de barils) et un tiers des ressources gazières du continent (4.500 milliards de mètres cubes). Envolée du prix des hydrocarbures aidant, les comptes publics feraient pâlir d’envie l’ancienne puissance coloniale : croissance régulière, dette proche de zéro et réserves de change au-delà de 200 milliards de dollars. Pourtant, l’Algérie ne figure qu’en 96e position au classement des Nations unies de l’indice de développement humain, l’étalon international du niveau de vie. Hors pétrole et gaz, elle ne produit presque rien et importe tout ce qu’elle consomme, avec la France comme premier fournisseur. Le désarroi des jeunes – la moitié des 36 millions d’habitants a moins de 19 ans – est à la mesure du taux de chômage et du manque de débouchés pour les diplômés, qui ne rêvent que de partir à Paris, Londres ou Montréal. Et le désordre ambiant – parc immobilier décati, marché noir omniprésent – saute aux yeux du voyageur. « L’Algérie n’a jamais été aussi riche mais son peuple est malheureux », résume un câble diplomatique américain récemment publié par Wikileaks. Triste diagnostic, mais il fait mouche.
Malgré d’énormes ressources le pays ne se modernise pas :
« Souvenez-vous d’où nous venons », nuance Karim Djoudi, le ministre des Finances, dans son bureau au dernier étage d’un immeuble moderne. L’Algérie a passé les années 1990 sous la tutelle du FMI et en proie à une terrible guerre civile. Aujourd’hui, le pays compte toujours parmi les plus dépensiers en matière militaire (6 milliards de dollars en 2011). Si les partisans du régime, tenu par le FLN, les militaires et les services secrets, font valoir que le printemps arabe n’a pas fleuri ici, la situation n’est pas apaisée en Kabylie ni dans le sud saharien. Et à Alger, où les forces de sécurité sont omniprésentes, les habitants continuent à rentrer chez eux après 18 heures, une habitude héritée des années terribles. « Mais nous avons réussi à restaurer l’indépendance financière », se réjouit le ministre. Cet économiste, passé par la Sorbonne, supervise l’utilisation de la manne pétrolière (80% des recettes fiscales) en évitant les prises de risque : les excédents de devises sont placés en bons du Trésor américains, européens et asiatiques ou en dépôts auprès de Banques centrales. Pas question de créer un fonds souverain pour prendre des participations à l’étranger. « Nous préférons disposer de liquidités pour nos besoins internes », indique le ministre.
Premier besoin : acheter la paix sociale. En juin dernier, une loi de finances complémentaire a gonflé les dépenses de l’Etat de 8 milliards d’euros pour maintenir les subventions aux denrées de base (des hausses de prix avaient déclenché des émeutes en janvier) et augmenter les salaires des agents de l’Etat . « Le gouvernement se vante de ses énormes réserves, alors les fonctionnaires réclament leur part », ironise Omar Belhouchet, directeur du quotidien indépendant « El Watan ». Le pouvoir utilise aussi sa cagnotte pour le logement (de grands ensembles sortent de terre autour de la capitale) mais cela ne suffit pas, selon un rapport de l’ONU : 1 million d’habitations seraient inoccupée ; on s’entasse à plusieurs familles par appartement dans les secteurs populaires, comme à Bab El Oued ; et les bidonvilles prolifèrent près du centre d’Alger, où des victimes du séisme de 2003 vivent toujours dans des baraquements.
Une grosse partie de la manne pétrolière va enfin aux infrastructures. Mais la plupart des grands travaux prennent du retard. Un tronçon du métro d’Alger a été inauguré en octobre… trente ans après les premiers coups de pioche. Le tramway promis pour 2009 est loin d’être fini. Les nouvelles lignes de chemin de fer annoncées en 2006 restent à quai. « Sur ces chantiers, il y a des litiges à n’en plus finir, raconte un consultant européen. Pour s’en sortir, il faut graisser la patte de certains décideurs. » On a ainsi retrouvé la trace au Luxembourg des centaines de millions d’euros versés par l’entreprise chinoise en charge des 1.200 kilomètres de l’autoroute Est-Ouest. « Tant que le pouvoir tolérera ce système, rien ne changera », dénonce Hocine Malti, auteur de l’« Histoire secrète du pétrole algérien » (La Découverte) et ancien dirigeant de la Sonatrach, la compagnie nationale des hydrocarbures, qui a changé quatre fois de P-DG en trois ans sur fond de scandales à répétition. A ce décor s’ajoutent encore les réseaux mafieux qui tiennent les filières d’importation pour le marché informel. Au final, quelque 20 milliards de dollars auraient été transférés illicitement à l’étranger au cours de la dernière décennie, selon l’ONG américaine Global Financial Integrity.
Source : Capital.fr