Algérie : le géant qui a peur de son ombre

Algérie : le géant qui a peur de son ombre

C’est le plus vaste pays du continent, riche en abondantes ressources naturelles. Pourtant, sous la houlette d’une élite particulièrement nébuleuse, il rechigne à assumer son rang de puissance régionale.

Les intellectuels algériens aiment raconter des histoires dans l’atmosphère enfumée des cafés de la capitale. Sur un ton feutré, ils parlent de ces élites brillantes et ambitieuses qui ont quitté les cités côtières, se sont enfoncées dans les montagnes et leurs denses forêts pour mieux combattre les troupes occupantes françaises à partir du milieu des années 1950. Ils racontent comment les plus intelligents des jeunes hommes souhaitant s’engager étaient envoyés à Paris, Lyon ou Lille pour finir leurs études et préparer le moment où les Français quitteraient le pays et où les Algériens en prendraient les rênes.

Une fois en Europe, ces jeunes se sont trouvés enrôlés dans l’un des multiples et mystérieux groupes d’exilés qui se liguaient les uns contre les autres, menant en permanence des luttes fratricides. Après le départ des Français, ces jeunes hommes sont rentrés au pays. Mais au cours de leur séjour dans l’Hexagone, ils étaient moins devenus experts dans la gestion et l’administration que dans l’élaboration de réseaux de sécurité sophistiqués. Ces réseaux, qu’ils se sont attelés à construire à leur retour, gouvernent toujours les affaires intérieures et extérieures de l’Algérie aujourd’hui. D’après certains analystes, ils constituent même le principal obstacle à tout progrès dans le pays.

Dans l’ombre

« En Algérie, le pouvoir aime se cacher, explique un politologue de la capitale. Les forces militaires et les appareils de sécurité sont convaincus de la nécessité de travailler dans l’ombre. Ils doivent assumer la conduite du pays, mais ne jamais apparaître sur le devant de la scène. Qu’il s’agisse de problèmes domestiques ou de questions internationales, ils préfèrent toujours les résoudre par le biais des services secrets que des institutions publiques. »

La fable des intellectuels sur la genèse de l’élite algérienne explique dans une certaine mesure l’intensité avec laquelle celle-ci se concentre sur ses propres jeux de pouvoir. Elle permet aussi de comprendre pourquoi un pays si vaste et si riche peine à se libérer de son histoire, à tirer pleinement parti des revenus de ses ressources énergétiques pour diversifier son développement et à assumer le rôle de leader qui lui échoit dans la région. Malgré le traumatisme encore vif de la guerre civile des années 1990, cette nation de 36 millions d’habitants a su trouver une certaine stabilité grâce à ses ressources énergétiques (l’Algérie est le troisième fournisseur de gaz de l’Europe). Mais, malgré tout, le plus grand pays d’Afrique reste un géant qui a peur de son ombre. Fragmentée, impénétrable et peu encline à prendre le moindre risque, sa classe dirigeante est incapable de dégager un consensus pour définir une vision commune pour le pays et assurer la sécurité stratégique de la région.

Malgré les critiques de son opinion publique, Alger est resté sourd aux appels à l’aide du Mali.

Confrontés aux manifestations qui ont accompagné, localement, les soulèvements arabes de 2011, nombre de leaders sont apparus bien plus concentrés sur la protection de leurs fiefs respectifs que sur les enjeux liés au profond malaise socio- économique qui traverse le pays. Une véritable bombe à retardement. Les dirigeants ont laissé l’économie en miettes. Un système bancaire archaïque contrôlé par l’État continue d’injecter de l’argent dans les entreprises gouvernementales structurellement déficitaires. D’après le Fonds monétaire international (FMI), les subventions peuvent atteindre jusqu’à 40 % du revenu des sociétés. Le chômage est au plus haut. Le taux officiel chez les jeunes est de 21,5 %, mais les experts estiment que le chiffre réel est bien supérieur. La pauvreté est encore très présente lorsqu’on s’éloigne des centres urbains.

Immobilisme

Vues de l’étranger, les réticences algériennes à assumer un leadership régional sont apparues en pleine lumière cette année, au moment de l’intervention française dans le nord du Mali voisin pour en déloger les islamistes. Malgré une opinion publique assez critique envers l’immobilisme de l’État sur la question, Alger était resté sourd aux appels à l’aide de Bamako. Et a conservé ses distances, même lorsque les islamistes ont attaqué un complexe gazier dans le Sud algérien, tuant plusieurs dizaines d’expatriés et de travailleurs locaux.

Le rôle soudain central dévolu au pays est symptomatique des bouleversements qui ont affecté la région après le Printemps arabe. Le vide sécuritaire et l’absence de leadership au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ont conféré une place plus importante à des acteurs comme l’Algérie, le Qatar ou la Turquie. Deux ans après les soulèvements, la Libye, la Tunisie, l’Égypte, le Mali ou la Mauritanie connaissent une instabilité politique persistante. Et la plupart des pays du bassin méditerranéen – Grèce, Chypre, Italie et Espagne compris – sont enlisés dans une crise économique profonde.

Avec plus de 200 milliards de dollars (environ 150 milliards d’euros) de réserves de change, une armée nombreuse, équipée et entraînée, une population relativement bien éduquée et des ressources gazières et pétrolières importantes, l’Algérie est l’une des nations les plus riches et les plus puissantes du continent. Elle est cependant réticente à utiliser ses vastes réserves pour améliorer ses positions économiques comme le Qatar a pu le faire en rachetant plusieurs entreprises nord-africaines.

Selon différents critiques et analystes, le gouvernement a assez mal géré ses grands plans d’investissements successifs car il s’attachait à satisfaire de multiples intérêts plutôt qu’à stimuler des secteurs de l’économie nationale. Les autorités ont par exemple mis fin aux négociations pour accueillir à Alger une usine Volkswagen qui devait produire 70 000 véhicules par an. Ils lui ont préféré l’installation d’une usine Renault à Oran, deuxième ville du pays, bien que celle-ci ait peu de chances de réussir à concurrencer une autre filiale du constructeur français implantée non loin de là, à Tanger (Maroc).

Un secteur privé, vigoureux mais de taille encore modeste, se développe en Algérie. Cependant, selon les analystes, sa croissance est entravée par des oligarques jouissant de nombreuses relations, notamment au sein de l’armée, et qui protègent jalousement leur territoire. « Un jour, raconte Rabah Boucetta, une militante de l’opposition, je dînais avec le gendre d’un ancien général reconverti dans les affaires. Je lui ai demandé pourquoi il n’investissait pas son argent ici, dans le pays, plutôt qu’à l’étranger. Il m’a alors répondu sans sourciller : « Tu ferais confiance aux gens d’ici, toi ? » »

Le traumatisme né de la guerre civile des années 1990 nourrit le sentiment que le pays est en sursis.

Factions

Ceux qui occupent les positions de pouvoir ont peu intérêt à proposer de nouvelles idées qui aideraient le pays à émerger de son marasme économique. Lors d’une récente conférence sur les énergies renouvelables, des dirigeants de l’industrie pétrolière du monde entier sont ainsi restés bouche bée quand de hauts responsables algériens se sont mis à réciter leurs lois environnementales en lieu et place de discours. Ces derniers craignaient en fait que leurs paroles puissent être sorties de leur contexte et réutilisées plus tard contre eux, explique un connaisseur. Les affrontements entre différentes factions découragent des projets qui seraient créateurs d’emplois, des investissements étrangers en dehors du secteur de l’énergie ou des plans de développement touristique le long des 1 300 km de magnifique côte méditerranéenne que compte le pays. Imaginez un chauffeur dopé à l’adrénaline qui s’agrippe au volant, les yeux braqués sur le rétroviseur au lieu de regarder devant lui : pour certains, c’est l’image qu’évoque la direction du pays, présidé depuis quatorze ans par Abdelaziz Bouteflika.

Nombre d’obstacles se dressent pourtant sur sa route, dont la montée en puissance des islamistes radicaux dans les pays voisins, la trop grande dépendance aux hydrocarbures, mais aussi la baisse de 15 % des investissements étrangers (désormais, les non-Algériens ne peuvent légalement détenir plus de 49 % d’une entreprise locale).

« Bouteflika reste figé dans une doctrine d’un autre âge stipulant que l’Algérie ne doit pas interagir avec qui que ce soit et surtout pas avec les pays voisins, regrette Ihsane El Kadi, directeur de publication du site d’actualité économique Maghreb émergent. Du point de vue économique, les dirigeants gèrent le pays comme on s’occuperait d’une vieille dame. Ils se retrouvent en position de leadership mais ne sont pas du tout à l’aise dans ce rôle. Pourtant, c’est clairement la fonction de l’Algérie. »

Acteur clé

Ces derniers mois, Hillary Clinton, alors secrétaire d’État américaine, et David Cameron, le Premier ministre britannique, se sont succédé à Alger ; tous deux ont prié leurs hôtes d’adopter un rôle plus actif sur le plan régional. « Le problème, c’est qu’ils n’aiment pas qu’on leur dise : « vous êtes la clé », explique un diplomate occidental. Ils affirment que c’est nous. Mais en vérité, ils sont, qu’ils le veuillent ou non, un acteur central dans la région du Sahel et du Maghreb. Et nous aimerions qu’ils soient plus actifs dans ce rôle. »

Il faut peut-être chercher les raisons de cette posture dans les expériences indépendantiste et postcoloniale. L’Algérie a dû se battre pour se débarrasser du joug français, et même après l’indépendance, elle a subi l’influence persistante de Paris. C’est cela qui l’a rendue si sensible aux enjeux de souveraineté. Il est évident, aujourd’hui, que des problèmes comme le terrorisme, la traite des êtres humains, le commerce des armes ou de la drogue, la sécheresse ou les dommages environnementaux s’inscrivent de plus en plus dans un cadre transnational. Or « les autorités rappellent constamment qu’un des principes majeurs de l’Algérie est de ne jamais interférer dans les affaires des autres pays, même si l’opinion publique est favorable à une intervention », explique le journaliste Kamel Chirazi.

Le traumatisme né de la guerre civile des années 1990, qui a dressé les généraux laïcs contre les islamistes radicaux, nourrit le sentiment que le pays est en sursis. Des centaines de milliers de personnes sont mortes dans le conflit, et personne n’a encore eu de comptes à rendre pour les atrocités commises. Certains affirment qu’il faudra l’arrivée d’une nouvelle génération politique pour changer la manière d’aborder les choses. « Si d’un côté les dirigeants estiment qu’on n’a pas suffisamment reconnu leur contribution au retour de la stabilité dans le pays à la fin des années 1990, de l’autre, les Algériens portent les stigmates psychologiques de cette période, affirme un diplomate occidental en poste à Alger. L’état d’esprit est encore fixé sur « la sécurité avant tout ». Il va falloir du temps avant de sortir de ce cadre. »

Plusieurs mouvements de protestation ont éclaté – et continuent d’éclater – autour de problèmes locaux.

Même si le pays a résisté à la vague du Printemps arabe, plusieurs mouvements de protestation ont éclaté – et continuent d’éclater – autour de problèmes locaux. De quoi rendre les autorités nerveuses. Ce même gouvernement qui porte encore haut les bannières de l’anti-impérialisme a ainsi refusé l’entrée d’un groupe de militants venus pour une réunion en amont du Forum social mondial de Tunis fin mars. Les autorités ont même empêché 96 militants algériens de la société civile de quitter le pays pour assister à cet événement rassemblant des progressistes de tous bords, syndicalistes, écologistes, défenseurs des droits des femmes et des minorités. « Nous sommes dans un pays qui déploie 30 000 policiers pour un match de football, rappelle un militant algérien des droits de l’homme. Ce régime n’a pas assez confiance en lui pour se placer au premier plan sur la scène mondiale. »

Échecs

D’autant que les dernières prises de position d’Alger en politique étrangère ont été des échecs notoires. S’en tenant fermement à sa doctrine de non-ingérence, le régime est resté silencieux lors des soulèvements en Tunisie et en Égypte, et semble avoir soutenu le leader libyen Mouammar Kaddafi jusqu’à la fin. L’Algérie a aussi été l’un des rares membres de la Ligue arabe à refuser d’appuyer l’opposition syrienne.

« Il ne faut pas oublier que c’est seulement la faiblesse actuelle des puissances voisines qui fait émerger l’Algérie comme une puissance régionale, affirme Mohamed Mokeddem, copropriétaire du journal Ennahar et de la chaîne de télévision du même nom. À mon avis, cela ne durera qu’une courte période. Parce qu’économiquement rien n’a changé. Nous vivons encore à l’heure du socialisme. » Mokeddem termine par un avertissement à l’adresse des dirigeants incapables d’évoluer : « L’Algérie devient de plus en plus semblable au Pakistan : un allié militaire nécessaire à l’Occident dans le combat contre le terrorisme, mais pas beaucoup plus. »

Une nouvelle opulence

C’était l’époque des vaches maigres. Au début des années 1990, alors que l’Algérie plongeait dans la guerre civile, son économie était durement frappée par la chute du prix du pétrole, principale source de devises du pays. Les réserves de changes étaient alors si faméliques (300 millions de dollars, soit 230 millions d’euros au cours actuel) que les autorités ont fait appel à deux reprises au Fonds monétaire international (FMI) pour rééchelonner la dette extérieure, estimée en 1996 à 33,2 milliards de dollars. « Pour assurer nos importations, nous avons été contraints de demander de l’aide à un pays arabe ami », a avoué Ahmed Ouyahia, chef du gouvernement de fin 1995 à 1998. Quinze ans plus tard, voici venu le temps des vaches grasses. Grâce à la flambée des prix du pétrole, le pays dispose d’une cagnotte qui frôle les 210 milliards de dollars. Sa dette extérieure ? Elle a fondu après un remboursement anticipé. En 2012, les Algériens se sont même offert le luxe de prêter 5 milliards de dollars au FMI. F.A.